docteur HDR en sciences de l'information et de la communication, professeure à l'Université Rennes 1, chercheuse à Arènes (laboratoire CNRS). - Nous tenons à remercier votre délégation pour cette invitation à contribuer, en tant que chercheuses et chercheurs, à vos travaux sur les violences dans les pornographies. Cette question fait l'objet de controverses entre groupes sociaux dans les espaces publics, scientifiques et politiques. Ceux-ci n'ont pas les mêmes objectifs. Ils cherchent tous à imposer leur propre cadrage de ce problème public et à peser sur les modes de régulation des espaces de production, de distribution et de réception des pornographies.
Au cours de notre intervention, nous proposons de présenter les apports de recherches en sciences sociales sur la question, en distinguant trois types d'enquêtes. Premièrement, les enquêtes sur les espaces de production, répondant aux questions sur les violences auxquelles font face les actrices pornographiques, ainsi que leurs causes structurelles. Il faut aussi définir la violence, de différents points de vue - celui des acteurs et des actrices, de la loi, des associations ou encore des pouvoirs publics. Des recherches portent également sur la diffusion des images et sur les actions concrètes des dispositifs publics et privés de régulation. Des enquêtes concernent enfin la réception des contenus, permettant de remettre en contexte les usages et les éventuelles appropriations des vidéos par les publics.
En tant que chercheurs et chercheuses, nous pensons qu'avant de légiférer, il est important de faire un diagnostic fiable de ces trois niveaux - production, diffusion et réception -, sans les confondre.
Depuis les années 1980, les porn studies ont produit des centaines de recherches en histoire, en socio-anthropologie, en études cinématographiques et en sciences de l'information et de la communication. Ces recherches refusent l'usage d'un singulier trompeur. Elles invitent à penser les pornographies au pluriel afin de souligner la pluralité des imaginaires pornographiques, de leurs conditions de production, de distribution et de réception. Les porn studies invitent à partir des faits, dans leur complexité, à penser les contraintes, mais aussi les rapports de pouvoir qui pèsent sur les acteurs et actrices. Elles pensent aussi leur résistance, leur forme d'engagement dans l'activité. Ces engagements varient selon les trajectoires des acteurs et des actrices, leur appartenance de genre ou de classe, ou les discriminations auxquelles elles ont à faire face : racisme, homophobie, lesbophobie ou encore transphobie.
Concernant la thématique sur laquelle vous sollicitez notre expertise, nous défendrons à partir de ces recherches l'idée suivante : pour lutter efficacement contre les violences dans les pornographies, il faut cesser de traiter la pornographie comme un problème en soi.
Commençons par les enquêtes sur les espaces de production. Nous voulons souligner qu'avant d'être révélées par les journalistes, les actrices elles-mêmes ont dénoncé les violences sexuelles sur les tournages dans le sillage du mouvement #MeToo. En France, le titre Le porno américain vit un nouveau moment #MeToo du magazine en ligne Le Tag Parfait l'illustre parfaitement. Cet article relatait des accusations de viol, notamment d'acteurs impliqués dans la production de films pornographiques.
Quelles sont les causes structurelles de ces violences ? Il existe deux enquêtes scientifiques dans ce domaine en France : celle de Mathieu Trachman, portant sur les tournages de films pornographiques hétérosexuels en France, et la mienne portant sur l'économie politique du désir dans la presse pornographique hétérosexuelle masculine française. S'y ajoutent deux études américaines, A taste for brown sugar de Mireille Miller-Young, et Porn Work : Sex, Labor, and Late Capitalism de Heather Berg. Ces recherches insistent sur la pluralisation des espaces de production, en lien avec des transformations technologiques et économiques. Elles visent à comprendre comment leurs spécificités engendrent des violences intervenant à différents niveaux.
Dans un contexte de concentration de ce secteur économique, l'acteur économique clé n'est plus aujourd'hui le studio, mais la plateforme. La plupart des plateformes sont d'ailleurs aujourd'hui la propriété de l'entreprise multinationale de publication Internet spécialisée dans la pornographie, MindGeek. Parallèlement, les acteurs et actrices comptent de plus en plus sur les revenus qu'ils tirent, non plus des contrats avec les studios, mais des rémunérations qu'ils ou elles reçoivent sur leurs comptes personnels depuis des plateformes telles qu'Onlyfans. Les montages juridiques et économiques des structures vont donc aujourd'hui d'acteurs qui sont autoentrepreneurs à des groupes multinationaux.
Dans ce contexte de transformation, le studio continue d'être un échelon de production important, mais avec des pratiques extrêmement diversifiées. Celles-ci vont de l'organisation illégale reposant sur la manipulation, comme l'illustrait la série d'articles du Monde intitulée « Plaintes contre X », aux politiques de production soucieuses des conditions de travail des acteurs et des actrices. Dans ce dernier cas, nous observons des modalités telles que le travail autour du consentement, la participation des acteurs à l'écriture du scénario, ou des modes de rémunération différents, comme c'est le cas chez Puppy please ou Carré Rose.
Les problèmes identifiés dans les recherches sur les espaces de production sont cumulables. J'en citerai six, sans les hiérarchiser.
Dans les recherches, nous observons une division sexuelle du travail. Les hommes s'accaparent les positions de pouvoir, et le turnover des actrices est important. S'y ajoute une division racialisée du travail. Les acteurs et actrices non blancs tendent à être relégués à des productions de seconde catégorie et à être moins bien rémunérés.
Ensuite, la précarité ou l'absence de reconnaissance du statut réduit les marges de manoeuvre des actrices pour faire respecter leur consentement et pour négocier leur rémunération.
Citons également l'isolement des actrices et la difficulté de créer de la solidarité entre elles dans un contexte de mise en concurrence par les plateformes et les studios.
Nous constatons également une stigmatisation des actrices. Les violences interviennent au travail, mais également dans la vie privée et dans l'espace public. Elles sont rejetées par leurs proches, harcelées dans les rues ou sur les réseaux sociaux. Leurs plaintes ne sont pas prises au sérieux par la police lorsqu'elles vont déclarer des actes de violence, en raison de leur activité.
Enfin, les enquêtes auprès des actrices remettent en cause deux idées reçues : celle selon laquelle les femmes partageraient la même sensibilité face à la pornographie, et le fait que le tournage de vidéos pornographiques serait forcément violent.