docteur en sociologie, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille, rattaché au laboratoire Geriico et à l'Institut des sciences sociales. - Les recherches sur les dispositifs de régulation des images montrent dans un premier temps que les dispositifs relatifs à la pornographie s'appliquent à des images beaucoup plus larges que les seules images pornographiques.
Les travaux de Walter Kendrick, Annie Stora-Lamarre et Lynn Hunt, pionniers en histoire culturelle, mettent notamment en exergue le fait que la pornographie émerge d'abord en tant que catégorie de censure au XIXe siècle dans les bibliothèques et les musées. En France, nous pouvons par exemple évoquer la création de L'Enfer à la Bibliothèque nationale. Nous trouvons des exemples similaires dans tous les pays européens. Ce n'est que dans un second temps, à la fin du XIXe siècle, qu'émergent le commerce et la diffusion de masse de ces images. La catégorie de censure précède donc l'arrivée des espaces de production et de diffusion de masse, en lien avec une série de transformations économiques et technologiques la rendant possible.
La censure de la pornographie se justifie depuis le XIXe siècle par la protection de la jeunesse, avec beaucoup de transformations. Depuis les années 1970 et la mobilisation féministe, ces dispositifs se sont renouvelés dans leur mode de justification en invoquant notamment les questions de la représentation des femmes et de la lutte contre les violences sexuelles masculines.
Nous sommes les héritiers et héritières de cette censure. Elle n'est pas seulement assurée par des instances publiques telles que le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), qui englobe désormais le numérique et a été renommé Arcom. Elle est également effectuée par des entreprises privées de diffusion d'image. Nous pouvons notamment citer les plateformes numériques, qui jouent un rôle central. En leur sein, en plus des algorithmes, on retrouve du travail humain externalisé, délocalisé et précarisé, à l'oeuvre pour identifier et supprimer les contenus considérés comme pornographiques. Ces dispositifs fonctionnent de façon assez grossière, en amalgamant nudité, sexualité, pornographie, violence. Malgré les variations selon les plateformes, ces notions sont bien souvent considérées comme un seul et même problème.
Cette tendance a été accentuée en 2018 par la promulgation des lois SESTA (Stop Enabling Sex Traffickers Act) et FOSTA (Allow States and Victims to Fight Online Sex Trafficking Act) aux États-Unis. Les principaux services numériques étant basés en Californie, les législations américaines ont des effets globalisés, y compris sur le numérique en France. Ces lois visent à lutter contre le proxénétisme. Pour se protéger, les entreprises gérant ces plateformes numériques ont tendance à être très défensives sur la question de la sexualité et à en éviter toute forme de représentation textuelle ou visuelle pour ne pas prendre de risques quant à ces nouvelles lois contre le proxénétisme sur Internet.
Cet amalgame entre nudité, sexualité, pornographie et violences crée plusieurs problèmes. Dans un premier temps, la nudité féminine sera bien plus rapidement considérée comme de la pornographie que la nudité masculine. Ce constat a été révélé dès le début de Facebook. Une mobilisation a été nécessaire pour que la plateforme cesse de considérer les photos d'allaitement comme relevant de la pornographie. C'est un problème structurel dans le fonctionnement de Facebook, qui court encore. Le dispositif de régulation lui-même crée ainsi une objectification et une sexualisation du corps féminin, et donc sa « pornographisation ». C'est paradoxal et non sans effet réel dans la vie quotidienne des femmes faisant usage de ces plateformes. Dans un deuxième temps, dans ces dispositifs, les représentations homo-érotiques sont beaucoup plus rapidement considérées comme de la pornographie que les représentations hétéronormées. Ils produisent donc des discriminations que nous pouvons qualifier d'homophobes. Enfin, les contenus d'éducation à la sexualité, nombreux sur les réseaux sociaux, peuvent également être censurés. Une description explicite, vocale, visuelle ou textuelle de la pose d'un préservatif masculin ou féminin est ainsi censurée, nuisant à l'information sexuelle. Voilà ce qu'il en est des médias généralistes.
Ensuite, évoquons les médias pornographiques. Les diffuseurs disposent eux-mêmes de dispositifs de régulation. Une idée reçue voudrait que les espaces pornographiques soient des lieux sans norme, où l'on pourrait dire et faire n'importe quoi. C'est tout le contraire. Les controverses sur la violence dans la pornographie amènent les entreprises diffusant ces images à privilégier leur réputation avant la lutte effective contre les violences. Elles appliquent donc des règles avant tout orientées vers la moralisation de leur image. Nous arrivons alors à des situations ubuesques.
Dans sa charte, Canal+, principal diffuseur de contenus pornographiques à la télévision depuis les années 1980-1990, interdit par exemple l'usage de godemichés ou la pratique du fist-fucking pour ne prendre aucun risque. Pourtant, ces usages ou pratiques peuvent tout à fait être consensuels.
Récemment, la plateforme Pornhub a été dénoncée publiquement pour ses manquements dans la détection et la suppression des contenus pédocriminels. Plutôt que de mettre en place un programme de lutte spécifique, comme l'ont fait d'autres plateformes, dont Twitter, l'entreprise a préféré supprimer tous les contenus non vérifiés de la plateforme, et notamment les contenus produits par des producteurs et productrices indépendants. Sur ces millions de vidéos supprimées, certaines étaient pourtant réalisées dans des conditions tout à fait légales.
Nous observons que l'image et l'économie sont préférées à la lutte effective et ambitieuse contre les violences par les diffuseurs. C'est ce qui nous amène à penser que les dispositifs de régulation de la pornographie fonctionnent souvent de manière arbitraire et discriminatoire. Ils ne sont pas des leviers efficaces dans la lutte contre les violences sexuelles.
Ensuite, abordons les enquêtes sur la réception des contenus pornographiques. L'enquête Contexte de la sexualité en France, réalisée en 2006, montre qu'une femme sur cinq et un homme sur deux visionnent souvent ou parfois des contenus pornographiques. Cette pratique est donc courante et inscrite dans les routines de la vie quotidienne.
Une tendance scientifique en psychologie vise à observer en laboratoire les effets directs de ces images sur les comportements. La tradition de recherche socio-anthropologique en sciences sociales à laquelle Béatrice Damian-Gaillard et moi-même adhérons estime que les processus de naturalisation de la domination et de la violence patriarcale, notamment à l'échelle des publics masculins hétérosexuels, interviennent non pas à l'échelle étroite de l'instant t du visionnage d'une vidéo, mais à l'échelle de contextes socioculturels et de trajectoires de socialisation à la sexualité et à la domination masculine. L'érotisation de la domination et des violences masculines, que nous pouvons qualifier de culture du viol, n'est pas spécifique au porno. Elle traverse tous les domaines de la production culturelle, des plus populaires aux plus légitimes.
Que se passe-t-il concrètement lorsqu'on interroge les spectateurs de porno ? Dans ma thèse, j'ai mené des entretiens approfondis avec des hommes adultes de classe supérieure. J'ai pu observer des phénomènes tels que la valorisation de la virilité, de la vigueur, de la pénétration ou de la conquête, l'attrait pour la soumission féminine, la présence de fantasmes où l'homme force la femme, l'évitement de toute réflexion sur les violences sexuelles, la désignation des « jeunes de banlieue » comme boucs émissaires du problème de ces violences, la présentation de soi comme « adulte et responsable, au-dessus de tout soupçon par rapport au sexisme », et la justification du soi-disant caractère naturel de la domination masculine par le cerveau ou les hormones. Aucun de ces éléments n'est spécifique à l'activité de réception des images pornographiques. Faire du porno la cause de ces problèmes revient à sous-estimer la pluralité des pornographies, mais aussi le très large éventail de ressources culturelles que les hommes de classe supérieure, en l'occurrence, ont à leur disposition pour s'imaginer plus forts, plus puissants, plus normaux ou responsables que les autres.
Enfin, la réception de la pornographie n'est pas réductible à la question de la domination et de la violence. Les recherches auprès des spectatrices, et en particulier celle de Clarissa Smith, menée en Grande-Bretagne, montrent que la masturbation avec la pornographie peut être un support d'autonomie sexuelle pour les femmes. Elle permet d'explorer ses désirs, de donner de l'importance à son plaisir. Ces enquêtes montrent également que les femmes visionnent un éventail de contenus plus large que les hommes. Elles sont en moyenne plus soucieuses et attentives aux conditions de travail des actrices. La question des violences sexuelles est abordée dans les médias pornographiques féminins ou féministes.
Enfin, les recherches auprès d'adolescents et d'adolescentes, dont celle d'Arthur Vuattoux et Yaëlle Amsellem-Mainguy, montrent que la notion d'exposition, par la passivité et le danger qu'elle connote, est incomplète pour comprendre le rapport des adolescents au porno. Ils peuvent se tourner activement vers les images pour le plaisir mais également pour l'accès à l'information sexuelle.