Un grand merci à la délégation aux droits des femmes de m'avoir invité à participer à cette rencontre. C'est toujours un grand honneur de communiquer ses recherches aux politiques.
Mon intervention portera sur les cadres de la pornographie. Les propos que je rapporte à votre délégation sont liés aux travaux pour l'essentiel publiés en 2009 dans l'ouvrage Cadres de la prostitution, dont je vais donc vous présenter une synthèse. Cette réflexion sera articulée autour de deux approches fondées sur des acceptions différentes du terme « cadres », qui permettent de contribuer à la compréhension de ce qu'est la pornographie en tant qu'activité économique et sociale. Ces éléments seront complétés par des retours qui ont été faits au sujet de la recherche, mais aussi en évoquant, en conclusion, l'évolution actuelle de l'activité pornographique.
La première acception du mot « cadres » est liée au cadrage, au sens notamment utilisé par Jacques Gerstlé. Le cadrage renvoie à la façon dont un phénomène est perçu, représenté, communiqué, à celle dont il est réglementé, et aux interactions entre les deux. Le cadrage, pour simplifier, est un peu l'ensemble des relations entre image et droit.
En France, aujourd'hui, la pornographie n'est pas véritablement cadrée comme prostitutionnelle. Or nos recherches ont démontré, avec le soutien du séminaire consacré aux études sur la prostitution et dirigé par Marie-Élisabeth Handman à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), que la pornographie, en-dehors des productions réellement amatrices, était prostitutionnelle. On parlera ici de porno amateur lorsque les acteurs qui consentent des relations sexuelles devant la caméra ne reçoivent aucune rémunération ; quand bien même, ultérieurement, la vidéo est l'objet de transactions. Pour le reste, quand des personnes acceptent contre rétribution de réaliser des prestations sexuelles - ce qui est le cas parfois pour des films présentés par leur marketing comme amateurs -, on peut commencer à parler de prostitution. En plus de ce premier niveau d'explication par la définition même de la prostitution en tant qu'acte sexuel tarifé, tout un faisceau d'indices a conduit à établir plus rigoureusement cette qualification prostitutionnelle. Ces éléments ne seront pas repris ici, et on les considérera comme acquis, même si quelques observateurs paraissent plus enclins à analyser le sens des relations humaines au sein des productions pornographiques que l'activité elle-même, qu'ils ont encore du mal à qualifier de prostitutionnelle. Le fait est que nous pensons avoir prouvé l'essence prostitutionnelle de la pornographie, et que nous ne pensons pas avoir été démentis jusqu'à présent.
Or la France se positionne comme un État plutôt abolitionniste, où l'exercice de la prostitution est à peine permis, et où ne sont pas permis l'achat de prestations sexuelles - d'actes sexuels selon les termes du texte - depuis la pénalisation des clients par la loi de 2016, et encore moins le proxénétisme défini, selon l'article 225-5 du code pénal, comme « le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit, d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui ; de tirer profit de la prostitution d'autrui, d'en partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution ; d'embaucher, d'entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d'exercer sur elle une pression pour qu'elle se prostitue ou continue à le faire. »
Le proxénétisme peut être puni de sept ans d'emprisonnement, peine aggravée s'il est exercé à l'égard de plusieurs personnes, par plusieurs personnes agissant en qualité d'auteur ou de complice ; grâce à l'utilisation, pour la diffusion de messages à destination d'un public non déterminé, d'un réseau de communication électronique ; ou encore s'il est commis par une bande organisée.
À partir du moment où la pornographie est qualifiée de prostitutionnelle, les salariés, les réalisateurs et les producteurs, qui aident, assistent et protègent la prostitution des acteurs et des actrices, peuvent aussi être considérés comme proxénètes. D'autant plus que ces personnes évoluent au sein d'organisations - les sociétés de production - et qu'ils utilisent des réseaux de communication électronique. Les producteurs, qui achètent des actes sexuels, pourraient aussi, en plus, être perçus comme des clients, même si justement ils ne se contentent pas d'acheter la prestation.
Les personnes physiques impliquées dans le tournage d'une production pornographique ne sont cependant pas les seules à tirer profit de la prostitution des acteurs. Sont également concernées les sociétés de production, comme l'ensemble des canaux de diffusion - les chaînes de télévision, plus ou moins spécialisées, comme en France le groupe Canal+, historiquement lié à la diffusion de ces vidéos - mais aussi les sites Internet et même les navigateurs, la pornographie ayant largement participé à l'essor de toutes ces entreprises, en ayant été l'un des premiers secteurs à engranger des profits sur le Net.
Cela donne le vertige, car toutes ces personnes physiques et morales peuvent effectivement être qualifiées de proxénètes, une partie de leurs profits se fondant sur l'accomplissement d'actes sexuels tarifés. Cela étant, c'est surtout l'État de droit qui est questionné, car on peut se demander pourquoi certains proxénètes se retrouvent privés de liberté, en prison, tandis que d'autres gagnent officiellement leur vie avec le même type d'activités, voire parfois se voient gratifier d'une reconnaissance publique quand des productions sont encensées par la critique spécialisée. Cela constitue pour nous une discrimination institutionnalisée, qui semble ne pouvoir disparaître que de façon binaire : réglementer l'activité prostitutionnelle en permettant son organisation ou interdire la pornographie. Pour le moment, nous affirmons que nous vivons dans un État de non-droit, qui doit interpeller les parlementaires que vous êtes.
La deuxième acception du terme « cadres » renvoie aux ressources humaines. Distincte d'une forme prolétarisée de prostitués qui officient à l'extérieur, dans la rue, dans les bois ou dans des hôtels de passe, une catégorie sociale supérieure peut faire valoir des compétences et des revenus plus importants pour les prestations sexuelles réalisées. Il doit être noté que les acteurs consentent à des actes sexuels que bien d'autres personnes qui se prostituent refusent ou ne sont tout simplement pas en mesure de réaliser. Cela peut être la sodomie, la double pénétration, la pluralité de partenaires, des relations sexuelles non protégées, etc. C'est ce qui explique qu'on parle parfois, pour ces acteurs, de hardeurs ou de performeurs. En plus de ces compétences intrinsèquement sexuelles, d'autres attributs peuvent être mis en avant, comme le jeu d'acteurs et la gestion, quand il s'agit par exemple de négocier des cachets en fonction des actes sexuels réalisés devant la caméra. On remarquera au passage que, dans le cinéma pornographique hétérosexuel, les femmes sont en général mieux rémunérées que les hommes.
Mais il convient aussi de parler de gestion de carrière. En effet, une petite partie de cette profession a réellement acquis, par l'exercice de la pornographie, un statut social qui n'a plus rien à voir avec celui d'une « tapineuse ». Si aujourd'hui, du fait de la crise du secteur, les actrices sont nettement moins starifiées qu'auparavant - on se souviendra notamment de ces hardeuses qui fréquentaient des talk-shows grand public à la télévision ou des cérémonies de récompenses copiant les Oscars ou les Césars -, certaines sont parvenues à un niveau de notoriété qui leur a permis d'accéder à de nouvelles activités. Les cas de Brigitte Lahaie, Julia Channel, Laure Sainclair, Ovidie ou encore Clara Morgane ne sont sans doute pas représentatifs de l'ensemble des situations des actrices de films pour adultes mais ils sont suffisamment importants pour devoir être rapportés. Il s'agit de femmes qui ont dirigé leur carrière, accepté et refusé certains tournages, pratiques ou partenaires et ont profité de la pornographie pour commercialiser une marque finalement identifiée à leur personne. Si les actrices de l'époque actuelle connaissent un succès moins important, certaines, par exemple Anna Polina, évoluent vers la réalisation, ce qui paraît démontrer qu'une forme d'ascenseur social peut toujours fonctionner dans le milieu pornographique.
Ces cas mettent évidemment à mal les thèses abolitionnistes qui rejettent une prostitution volontaire, consentie, en ne voulant s'intéresser qu'aux cas, certes réels, de contraintes ou d'esclavage sexuel. Ces cadres de la prostitution montrent au contraire une affirmation de soi et la possibilité de décider librement de s'investir dans l'industrie du sexe. Brigitte Lahaie, que j'avais questionnée à la fin de son émission sur RMC, confiait ainsi qu'elle s'était certes prostituée en tant qu'actrice de films pornographiques mais sans doute bien davantage dans d'autres circonstances.
En conclusion, nous porterons notre attention sur l'évolution du secteur. En France, l'activité prostitutionnelle a largement abandonné la rue pour investir en masse les sites Internet d'escorts. S'agissant de ces derniers, il est intéressant de noter l'influence de la pornographie sur l'offre de services sexuels, l'acronyme PSE - Porn Star Experience - décrivant bien la tendance des prostituées comme des clients d'offrir et de demander, sur le marché des échanges économico-sexuels, des performances autrefois réservées aux hardeurs. Ainsi, l'activité pornographique paraît avoir un effet direct sur le marché de la prostitution. Elle en a également - cela sera sans doute l'objet d'autres échanges devant votre délégation -sur la construction de la sexualité de publics fragiles, notamment chez les jeunes, qui confondent les représentations pornographiques avec la réalité de la sexualité. Cependant, comme pour les services proposés et effectués par les escorts, l'image pornographique est performative car elle emporte un effet tangible sur la vie sexuelle de toutes ces personnes.
D'autre part, alors que le X avait été l'un des premiers produits à pouvoir être commercialisé sur la toile, de très nombreux contenus sont aujourd'hui gratuits et libres d'accès sur Internet. Si quelques productions se maintiennent, notamment grâce au soutien de diffuseurs tels que Canal+, qui continue à jouer un rôle fondamental pour ce secteur d'activités, le business n'a plus rien à voir aujourd'hui avec ce qui se pratiquait des années 1980 jusqu'au début des années 2010.
C'est dans ce cadre qu'une forme alternative a émergé, particulièrement intéressante pour nos propos en termes de cadres : les webcams. Elles sont relativement peu abordées par la recherche jusqu'à présent. Leur activité paraît d'ailleurs avoir fortement augmenté pendant la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid.
En ce qui concerne la première acception du cadrage, cette activité est emblématique car parfaitement hybride entre prostitution et pornographie. Si le client reste devant son écran, afin d'obtenir une forme de jouissance, il a la possibilité de guider et de solliciter des actes sexuels accomplis par une hôtesse. Ce n'est pas la première fois que des contacts directs entre un client et une actrice pornographique sont constatés. Nous avons notamment relevé les cas où les acteurs sont producteurs et payent donc directement la personne avec laquelle ils auront des relations sexuelles devant la caméra, ou encore les shows privés réalisés par des actrices en club ou en salon « professionnel », ou des prestations d'escort réalisées par des prostituées qui utilisent leur statut d'actrice comme élément de marketing. Cependant, cette systématisation de l'interaction entre un client extérieur au champ professionnel de la pornographie et une femme qui joue devant son écran avec les usagers - en leur parlant, en exécutant leurs demandes sexuelles personnalisées, seule, avec des accessoires ou des partenaires - finit de démontrer la confusion entre pornographie et prostitution.
Sur le second registre, celui des compétences professionnelles et du statut social, force est aussi de reconnaître que, même si la plupart de ces camgirls ne sont pas des pornstars, d'une part certaines actrices, notamment à cause de la baisse du nombre de tournages, complètent leurs revenus par ce type de prestations et que, d'autre part, ces prestations appellent là encore de véritables compétences. Il faut établir le cadre visuel, proposer des prestations suffisamment attractives, dialoguer avec les clients, faire de la publicité, investir dans le décor et les accessoires, solliciter des partenaires, etc. Ce champ d'activités paraît en effet fort concurrentiel.
De ce que l'on peut observer, si certaines hôtesses sont aidées ou soutenues, beaucoup paraissent indépendantes et autonomes dans leur façon de se présenter à l'écran et de monnayer leurs services, différents d'une prestataire à l'autre. Finalement, par rapport aux cadres supérieurs que pouvaient être des stars du X, ces modèles de webcams font aussi figure de cadres, avec, pour beaucoup d'entre elles, une apparente maîtrise de leur jeu, car elles sont leurs propres réalisatrices et même souvent des productrices, ou du moins des coproductrices avec les réseaux qui les hébergent. Même si certains cas d'emprise ont pu être relevés, ces personnes, en général, au sens propre comme au sens figuré, définissent ainsi le cadre de leur activité : l'image qu'elles souhaitent diffuser et les prestations d'ordre sexuel qu'elles sont prêtes à réaliser.