Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons la proposition de loi visant à simplifier l’accès des experts forestiers aux données cadastrales, présentée par le député Nicolas Turquois et adoptée en janvier 2021 à l’Assemblée nationale.
Elle a pu être inscrite in extremis à l’ordre du jour des travaux du Sénat alors que l’actualité de la filière bois – vous l’avez dit, monsieur le ministre – plaide pour une meilleure gestion durable de cette ressource naturelle.
Cette proposition de loi – dont le titre n’est pas très approprié, puisqu’elle concerne en réalité non pas seulement les experts forestiers, mais l’ensemble des gestionnaires agréés – reprend le dispositif d’un amendement sénatorial transpartisan adopté dans la loi du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.
Il prévoyait, à l’époque, une expérimentation triennale simplifiant l’accès aux données cadastrales pour les experts forestiers, les organisations de producteurs et les gestionnaires forestiers professionnels. L’objectif était, d’ores et déjà, de favoriser la gestion regroupée des parcelles et de lutter ainsi contre les conséquences du morcellement de la propriété forestière privée, à savoir l’absence de gestion durable.
Le plan cadastral est bien évidemment déjà ouvert au public, mais les données littérales du cadastre, dont l’identité et les coordonnées des propriétaires, ne le sont pas, au nom de la protection de la vie privée. En dérogeant à ce principe, la mesure proposée facilite l’identification des petits propriétaires de parcelles non gérées par les gestionnaires, afin de les informer des modalités d’accompagnement existantes.
Les petits propriétaires – vous l’avez dit, monsieur le ministre – méconnaissent en effet souvent jusqu’à l’existence même des parcelles qu’ils détiennent et, a fortiori, les possibilités de leur gestion durable.
L’enjeu autour de la gestion de ces petites parcelles est majeur. La forêt française est aux trois quarts privée. Elle occupe 12 millions d’hectares en métropole pour 3, 5 millions de propriétaires et seulement 3 millions d’hectares disposent d’un plan simple de gestion (PSG).
Si l’on décompte les quelques millions d’hectares gérés sous code des bonnes pratiques sylvicoles (CBPS), on constate l’importance de ces forêts dormantes qui ne bénéficient pas d’une gestion durable et suivie. Il s’agit de parcelles « timbre-poste » ou encore de bandes de forêts de quelques dizaines de mètres de large et parfois de plusieurs kilomètres de long, issues de divers découpages et successions.
De gros efforts ont été faits, depuis des années, au travers de stratégies locales de développement forestier (SLDF), par les pouvoirs publics, le Centre national de la propriété forestière (CNPF), les régions et les départements, afin de lutter contre ce morcellement synonyme de non-gestion.
Les tensions grandissantes d’approvisionnement en matière première bois conduisent aujourd’hui les pouvoirs publics à chercher à mobiliser plus et mieux les ressources existantes sur l’ensemble du territoire.
Ainsi, la valorisation de la filière et les moyens de garantir son approvisionnement font, depuis octobre dernier, l’objet d’intenses discussions dans le cadre des Assises de la forêt et du bois, dont vous êtes à l’origine, monsieur le ministre, avec trois de vos collègues. Les réflexions ont largement porté sur une meilleure valorisation de ces millions d’hectares de forêts, puits de carbone et de ressources, qu’il est devenu essentiel de mettre au service des enjeux sociétaux.
L’article unique de la présente proposition de loi est quasiment identique à celui qui avait été voté dans le cadre du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP). En première lecture, l’Assemblée nationale a simplement procédé à deux ajouts, auxquels la commission des affaires économiques est favorable : l’avis de la CNIL et une date butoir de six mois pour prendre le décret d’application.
Permettez-moi de revenir en quelques mots sur deux éléments de cadrage de cette proposition de loi pouvant prêter à débat : le périmètre même de la dérogation, qui se justifie au regard des objectifs d’intérêt général, et les conditions énumérées par la CNIL.
En autorisant la mise en gestion durable de parcelles forestières jusque-là abandonnées, la proposition de loi apporte une réponse aux enjeux de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, d’adaptation au changement climatique et de valorisation d’un matériau renouvelable.
Nous connaissons tous, mes chers collègues, les risques croissants d’incendie dans les forêts non gérées. Nos forêts seront d’autant plus résilientes qu’elles seront gérées et adaptées progressivement au changement climatique.
Nous entendons les besoins de notre industrie pour approvisionner en matériaux durables les filières construction, bâtiment, emballages, ameublement, etc.
Nous avons largement débattu, lors de l’examen du projet de loi Climat et résilience, de la nécessaire optimisation des fonctions de puits de carbone et de séquestration des écosystèmes forestiers. L’objectif est de passer – je le rappelle – de 2 millions de tonnes de CO2 séquestrées chaque année à 20 millions en 2050, soit une multiplication par dix en à peine trente ans.
En ce sens, les plans France Relance et France 2030 visent à investir massivement dans la modernisation de la filière pour accompagner cet allongement de la durée de vie des produits et séquestrer ainsi le carbone plus longtemps.
En promouvant la mixité des matériaux dans la construction, la nouvelle réglementation environnementale des bâtiments neufs, la RE2020, entrée en vigueur au 1er janvier dernier, permettra de substituer davantage de matériau bois renouvelable aux traditionnels matériaux plus émissifs.
Ces dernières années, avant les dépérissements massifs liés au réchauffement climatique, la récolte annuelle n’équivalait pas à l’accroissement naturel annuel des forêts. C’est dire si la forêt française est loin d’être surexploitée. En gérant plus et mieux nos forêts, nous préserverons un capital forestier devenu plus vulnérable, du fait des fortes chaleurs, des déficits hydriques et des attaques d’insectes répétées.
Notre collègue Daniel Gremillet rappelait fort à propos, en commission, combien l’accès des chambres d’agriculture aux données du cadastre avait pu être utile, après la tempête de 1999, pour identifier les parcelles touchées, extraire les chablis et procéder au reboisement. C’est bien parce qu’elle contribue à ces objectifs publics prioritaires que la simplification de l’accès au cadastre pour les gestionnaires agréés a été jugée conforme au droit par la CNIL dans ses deux avis de 2014 et 2015.
La Commission nationale de l’informatique et des libertés précise que seules les organisations relevant d’une mission d’intérêt général – condition satisfaite par les acteurs retenus dans la proposition de loi, dans la mesure où ils sont agréés par une autorité administrative ou ordinale – seraient légitimement habilitées à accéder à ces données, d’autant que ces prérogatives élargies iront de pair – notamment en raison de la mise en place, depuis 2018, du règlement général sur la protection des données (RGPD) – avec une responsabilité élargie.
En ce sens, la commission des affaires économiques souhaiterait un engagement de votre part, monsieur le ministre, pour que votre administration accompagne la filière dans l’élaboration d’un code de bonnes pratiques favorisant l’appropriation par les gestionnaires forestiers des règles fixées dans la loi, dans le décret d’application et par la CNIL. Cette proposition figurait d’ailleurs déjà dans un rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) publié en 2019.
Ce code de bonnes pratiques pourrait ainsi opportunément clarifier la distinction essentielle entre l’information à diffuser et le démarchage commercial abusif. Il rappellerait les sanctions administratives, voire pénales, en cas d’utilisation des données cadastrales à d’autres fins que la gestion durable et définirait, enfin, des modalités de suivi et d’évaluation des impacts de la mesure.
Moyennant ces prescriptions d’usage qui semblent nécessaires à la bonne application et à la bonne mise en œuvre de la loi, la commission des affaires économiques s’est prononcée favorablement sur l’adoption de cette proposition de loi.