Intervention de Philippe Varin

Commission des affaires économiques — Réunion du 16 février 2022 à 9h35
Audition de M. Philippe Varin ancien président de france industrie chargé d'une mission sur la sécurisation de l'approvisionnement de l'industrie en matières premières minérales

Philippe Varin, ancien président de France Industrie, chargé d'une mission sur la sécurisation de l'approvisionnement de l'industrie en matières premières minérales :

Merci, madame la présidente, de cette introduction. Je suis très heureux de me trouver de nouveau devant la représentation nationale pour évoquer un sujet qui m'est cher, ayant passé 44 ans de ma vie dans le secteur des métaux : l'aluminium, l'acier, l'uranium, etc.

Cette mission m'a été confiée par les ministres Agnès Pannier-Runacher et Barbara Pompili, et j'en ai remis les conclusions provisoires le 10 janvier dernier. Nous nous sommes focalisés dans un premier temps sur les chaînes de valeur « batteries et aimants », car nous voulions donner un certain nombre de recommandations pratiques sur les questions les plus pressantes. Nous travaillons désormais sur les chaînes de valeur de l'électronique, de l'aéronautique et de l'hydrogène.

Cette mission visait à évaluer le degré de sécurité des approvisionnements de l'industrie en matériaux critiques et à formuler des propositions. Nous avons organisé en trois mois une centaine d'entretiens avec des entreprises minières, constructeurs automobiles, responsables politiques, etc. Le rapport n'est pas public, car il contient des informations confidentielles.

Dans son communiqué du 10 janvier, l'État a retenu de ce rapport plusieurs axes d'action : premièrement, le lancement de travaux préparatoires à la constitution d'un fonds d'investissement dans les métaux stratégiques ; deuxièmement, le soutien à des plateformes pour la localisation d'activités industrielles en France ; troisièmement, l'élaboration d'une feuille de route de recherche et développement sur ces questions ; quatrièmement, la mise en place de compétences sur ces nouveaux métiers ; cinquièmement, un label certifiable du concept de « mine responsable » ; sixièmement, enfin, la mise en place d'un observatoire des matériaux critiques et la nomination d'un délégué interministériel pour piloter l'ensemble de ces actions. Le plan d'investissement « France 2030 » mobilisera 1 milliard d'euros sur cette thématique, dont 550 millions sur des projets et 500 millions en fonds propres.

J'exposerai d'abord quelques éléments de contexte.

La mobilité électrique sur les batteries et les aimants constitue un enjeu majeur non seulement pour la France, mais aussi pour l'Union européenne. Pour que les objectifs du plan européen « Fit for 55 » puissent être respectés, l'Europe devrait disposer en 2030 d'une capacité de batteries de 600 à 800 gigawattheures. Cela correspond à 38 gigafactories annoncées en Europe - dont certaines ne verront peut-être pas le jour -, dont 3 en France, et à 150 milliards d'euros d'investissement.

Depuis la gigafactory jusqu'aux mines, cinq étapes incluent le raffinage des métaux, la fabrication des précurseurs pour les éléments des batteries, des moteurs ou des aimants, puis le recyclage. Pour la France, on parle de 200 gigawattheures et 3 millions de véhicules électriques d'ici à 2030. À partir d'un objectif global pour le nombre de voitures, on arrive à des chiffres très importants concernant les besoins en matériaux critiques : nickel, cobalt et lithium.

Une batterie est composée de trois parties : l'anode, la cathode et, entre les deux, l'électrolyte. Les anodes sont faites en graphite ultra-pur, qui est fourni en totalité par la Chine, ainsi que d'autres métaux de « boost » tel le silicium ; les cathodes sont majoritairement du nickel, du cobalt et du manganèse, dont les sources sont contrôlées à 40 % à 60 % par les Chinois ; enfin, l'électrolyte est pour l'instant du lithium, qui se trouve un peu partout dans le monde. Pour les moteurs de voitures et d'éoliennes, on utilise des aimants, qui sont puissants quand on y intègre des terres rares, telles que le praséodyme, le néodyme et le dysprosium. Un moteur automobile possède de 2 à 5 kilos d'aimants, et une éolienne offshore en contient 600 kilos. Chaque smartphone en utilise environ 15 grammes.

Le monde d'après sera décarboné, mais très riche en métaux. Les risques de pénurie sont donc non pas un concept, mais une réalité. Pourquoi ? D'une part, notre décor géopolitique, régi par le pétrole et le gaz et fondé sur le triangle Arabie Saoudite, États-Unis et Russie, sera amené à changer. Ce triangle a déterminé beaucoup de choses : les guerres, notamment, mais aussi le degré de tolérance envers des excursions en dehors du référentiel de l'économie de marché, telles que l'organisation intergouvernementale des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Lorsque l'influence de ce triangle diminuera, la rivalité autour des métaux critiques, répartis sur toute la planète, opposera surtout la Chine et les États-Unis. Cela se traduit déjà dans les technologies-clés par un découplage : on ne peut travailler avec les deux pays simultanément ; il faut choisir son camp. À certains endroits, cela s'apparente déjà à une guerre des métaux. L'Australie, par exemple, est l'Arabie saoudite des métaux critiques pour la transition énergétique. Ses flux de minerai de fer vers la Chine vont probablement se poursuivre, mais pas forcément ceux des autres métaux. On trouve également en Afrique un terrain de jeu important de rivalités entre la Chine et les États-Unis.

Force est de constater que l'Europe n'est pas aujourd'hui sérieusement présente dans cette bataille. Les Chinois ont vingt ans d'avance et contrôlent 40 à 60 % de la chaîne de valeur des batteries et 90 % de la production d'aimants dans le monde. Nous devons réfléchir sérieusement à ce qu'implique un tel contrôle pour la production de moteurs de véhicules et d'éoliennes. En effet, cette situation ne me paraît pas tenable. Les États-Unis ont réagi fortement depuis cinq ans en mettant en place une « grande stratégie » qui associe différents ministères comme la justice, l'énergie, le commerce ou les relations internationales, pour parvenir à une coordination sur les cibles d'approvisionnement.

Par ailleurs, nous sommes face à une croissance explosive. Les extractions de la planète dans les trente prochaines années seront équivalentes à toutes celles qui sont intervenues depuis le début de l'humanité. Aujourd'hui, on extrait 100 milliards de tonnes de matières par an. Divisées par 7,8 milliards d'habitants, cela correspond à peu près à 17 tonnes par habitant, avec des différences selon les niveaux de vie. En Europe, nous extrayons en moyenne 30 tonnes de matière par personne et par an.

À cela s'ajoute une tendance, qui dure depuis plusieurs décennies, à l'augmentation de la population mondiale, du niveau de vie et de l'urbanisation. La décision de procéder rapidement, et pour l'éternité, à l'éviction du CO2, nécessite des surinvestissements massifs. On évoque rarement les tensions sur les matériaux que cela pourrait entraîner, avec des hausses de prix à la clef. Une éolienne, par exemple, a besoin d'énormément de ciment, d'acier et de cuivre. À l'horizon 2030, la demande en cuivre va être multipliée par deux, celle du nickel pour batterie par trois, et celle du lithium par quatre. Quand on sait que le développement d'une mine prend de cinq à dix ans, la situation de tension est assez inédite sur ces matériaux.

La tension entre l'offre et la demande comporte des risques de pénurie bien réels, liés à la situation géopolitique et à la concentration. Il faut s'en prémunir, car ce n'est pas une vue de l'esprit ! La République démocratique du Congo (RDC) contrôle 60 % à 70 % du cobalt. La Chine produit quant à elle 57 % des terres rares du monde, mais contrôle aussi la fin de la chaîne de valeur qui conduit à l'aimant. Des terres rares sont produites en Australie ou aux États-Unis par la société Mountain Pass, mais les aimants sont fabriqués en Chine, car la société n'est pas capable de le faire. -90 % des aimants sont aujourd'hui faits en Chine. Il y a dix ans, les Chinois avaient décidé du jour au lendemain de réduire leurs exportations de 30 %, ce qui a soulevé des problèmes importants. Or cela pourrait se reproduire dans le contexte actuel. Le lithium est quant à lui assez répandu sur l'ensemble de la planète, mais la demande à moyen terme va exploser. Il est très présent dans les saumures d'Amérique latine, entre l'Argentine, le Chili et la Bolivie, autant de pays qui ont basculé politiquement très à gauche, avec des approches en matière de propriété minière qui peuvent être différentes.

Ces difficultés se sont posées récemment sur les composants électroniques - indispensables pour la production des automobiles - et sur le magnésium, pourtant non critique, mais que la Chine ne pouvait plus produire pour des raisons énergétiques et qui a manqué. L'aluminium est actuellement concerné et a vu son prix atteindre un niveau historique de 3 000 dollars par tonne du fait de la situation sanitaire. Comme vous l'avez dit, madame la présidente, l'Union européenne peut aujourd'hui fournir au mieux 20 % à 30 % de ses approvisionnements « en interne ».

J'en viens aux recommandations du rapport, en reprenant les points que vous avez évoqués.

Premièrement, nous devons être en mesure de sécuriser nos approvisionnements miniers. Il faut penser à la mine, mais aussi aux stades aval. Sur la sécurisation, les grands constructeurs automobiles passent dorénavant des contrats d'enlèvement pour dix ans avec les opérateurs miniers afin d'avoir accès au métal qui sera ensuite transformé. Cela ne se faisait pas avant, car les constructeurs s'appuyaient sur les fournisseurs pour cela.

Nous disposons aujourd'hui en Europe d'opérateurs miniers en nombre limité : le groupe Eramet ; Imerys, qui est plutôt un acteur des minéraux, mais extrait des micas lithifiés ; Orano, qui est spécialisé dans le nucléaire. Eramet est le principal acteur, et a fusionné avec les Chinois en Indonésie et en Argentine pour permettre son développement. Je citerai aussi Boliden, qui est une société minière suédoise. Néanmoins, nous n'avons pas de grand groupe de l'ampleur de Rio Tinto (RIO), Anglo American (AAL) ou BHP Billiton par exemple.

Pour rendre les approvisionnements moins risqués, nous suggérons de mettre en place un fonds d'investissement destiné à sécuriser les contrats d'enlèvement (« offtake ») des constructeurs automobiles ou des gigafactories. Sans qu'il devienne un opérateur minier, le fonds prendrait une participation minoritaire dans la mine visée. L'expérience montre en effet que le contrat tient tant que la matière existe ; sinon, la force majeure est invoquée par le minier. Cela est légitime, mais entraîne des conséquences sur la production de voitures. Pour avoir voix au chapitre, il faut avoir une part dans le capital des miniers. Il s'agirait de « risk money », car même si la tendance des prix est positive pour les dix prochaines années, les hauts et les bas seront inévitables et il faudra avoir les reins solides. Enfin, la sécurisation peut être favorisée par une diplomatie française et européenne bien ciblée. Un fonds pourrait se démarquer grâce à l'application des normes européennes.

Deuxièmement, nous devons parvenir à attirer en Europe, et si possible en France et à proximité des gigafactories, les éléments de chaîne de valeur aval : le raffinage des métaux, la fabrication des précurseurs de cathode, etc. À cet égard, j'ai proposé, avec l'initiative du maire de Dunkerque et de la Région Hauts-de-France, que la plateforme d'approvisionnement en batteries françaises se situe à Dunkerque. D'une part, trois gigafactories sont implantées à proximité : celle de Douai, de Douvrin, ainsi que Verkor, qui vient de s'implanter à Dunkerque voilà deux semaines. D'autre part, la logistique est de très bonne qualité, le foncier est disponible et les procédures administratives limitées, l'énergie est décarbonée (sachant que ces chaînes de valeur sont très énergivores) et son coût raisonnable. L'Accès régulé à l'énergie nucléaire historique (Arenh), en vertu duquel le prix de l'électricité était de 46 euros/mégawattheure, disparaîtra en 2025. Or nous ne pourrons pas offrir des prix compétitifs reflétant l'attractivité du parc nucléaire français ; c'est pourtant l'un de nos atouts qu'il faut utiliser à bon escient.

Pour les aimants, un projet a été élaboré par Orano et Carester - société qui s'appuie sur les anciens personnels de l'usine de terres rares de La Rochelle, qui avait été fermée -, dont les compétences sont pointues. Le recyclage des aimants, afin de récupérer l'oxyde de terres rares, serait mis en place à Lacq. Ce site pourrait ultérieurement également développer la fabrication des métaux et des aimants, qui n'est pour l'instant pas significative en Europe.

Enfin, le code minier que vous évoquiez, madame la présidente, est un sujet clé. Il y va de l'existence de mines en France et en Europe. Il est essentiel, je l'ai dit aux ministres de l'industrie informellement réunis à Lens les 31 janvier et 1er février, que les mines soient intégrées dans l'acte II de la taxonomie européenne, à l'instar du gaz et du nucléaire. Sans cela, pas de financement, et nous ne pourrons pas les développer. De plus, les acteurs européens ne peuvent sans contradiction considérer ces activités comme « non propres », et vouloir ensuite récupérer les métaux produits hors d'Europe. Le rapport de la députée européenne Mme Hildegard Bentele est favorable à l'exploitation de mines « propres » sur le territoire européen, à condition que les normes d'exploitation soient certifiables. Cette responsabilité s'entend du respect de la biodiversité et de la lutte contre la corruption et le travail des enfants. Pour les industriels mineurs et les constructeurs automobiles, l'enjeu d'acceptabilité et pour leur marque est considérable. Le travail de normalisation et de labellisation est donc la priorité, associée à la taxonomie. La présidence française de l'Union européenne essaiera de faire en sorte que le règlement européen sur les batteries soit finalisé d'ici à la fin de ce semestre. Il y sera indiqué que les principes de « mine responsable » doivent être respectés. En outre sera instauré un passeport européen concernant la mesure des émissions de CO2 produites par les batteries.

Au niveau européen, le financement est un autre enjeu majeur. Le fonds d'investissement pourrait opportunément s'ouvrir à une dimension européenne. Actuellement, les projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) - ou important projects of common european interest (IPCEI) - fonctionnent bien pour les batteries. Il faudrait élargir le cadre des PIIEC afin que les États puissent financer leurs industries en assouplissant le droit commun sur les aides publiques.

En conclusion, il faut assurer simultanément la sécurisation des métaux, la localisation des activités à valeur ajoutée en aval, la réglementation sur la taxonomie et les « mines responsables ». Cela doit être mené de front, car nous sommes dans une course de vitesse et de compétitivité. Cela dépendra du travail collectif des industriels et des pouvoirs publics. Le président de Stellantis, Carlos Tavares, a déclaré que tout allait beaucoup trop vite. En réalité, on part de rien et il y a tout à construire !

Les vulnérabilités de la chaîne automobile et des nouveaux systèmes énergétiques, comme les éoliennes, sont parfaitement identifiées. Il conviendra de les repérer dans les secteurs de la microélectronique, de l'aéronautique et de l'hydrogène.

Pour ce qui est de la réforme du code minier, elle est en bonne voie. Les industriels ont à mener avec le Parlement un travail important de pédagogie à l'égard de l'opinion publique. Sans métaux critiques, les outils de mobilité feront défaut. S'agissant des « mines responsables », les pouvoirs publics et les industriels devront être très proactifs.

Jusqu'à présent, l'État a travaillé sur les situations de pénurie et mené un inventaire, chaîne de valeur par chaîne de valeur, pour détecter les chaînons manquants. Parmi les outils, distinguons la relocalisation d'activités et la localisation de nouvelles activités. Je ne pense pas que la relocalisation d'activités abandonnées puisse être de très grande envergure. Dans le deuxième cas, on met en place des activités dont la valeur ajoutée est compétitive sur le territoire européen. Les enjeux, en volume, sont beaucoup plus importants.

Concernant le rôle de l'État dans la réduction des risques, je suis très partisan de la coconstruction. Tout a pour l'instant été fait en synergie étroite entre l'État et les industries. Il est vital de continuer sur cette lancée.

On ne raisonne pas par taille d'entreprise, mais par filière. Toute la chaîne de valeur est concernée.

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