J'ai l'honneur de vous présenter, au nom du président du Conseil des prélèvements obligatoires, M. Pierre Moscovici, retenu par la présentation à la presse du rapport public annuel de la Cour des comptes, notre rapport annuel consacré à trois enjeux fiscaux majeurs en sortie de crise sanitaire.
Je suis accompagné de Christophe Strassel, secrétaire général du CPO et rapporteur général du rapport que nous avons l'honneur de vous présenter ce matin.
Le rapport se présente comme la somme de trois volets thématiques portant sur le rôle de la politique fiscale, les inégalités, l'innovation et la lutte contre le changement climatique.
L'enjeu du premier volet est de clarifier les effets redistributifs des prélèvements obligatoires. À partir d'une distribution primaire des revenus moins inégalitaire en France que dans la majorité des pays membres de l'OCDE, le système de prélèvements obligatoires français, pris dans son ensemble, est globalement proportionnel.
En effet, les cotisations sociales ne déforment pas de manière significative la distribution de revenu primaire, car elles sont en moyenne proportionnelles au revenu, diminuant légèrement pour les 5 % les plus aisés, en raison de revenus du patrimoine plus élevés et du plafonnement des cotisations retraite. Par ailleurs, les impôts sur le revenu et le patrimoine contribuent à réduire les inégalités, car ils augmentent avec le revenu et prélèvent relativement plus les ménages les plus aisés que les ménages modestes. Enfin, les taxes sur la consommation et les impôts sur la production augmentent les inégalités, car elles représentent une part plus importante du revenu des ménages les plus modestes.
L'analyse du CPO s'appuie sur les comptes nationaux distribués publiés par l'INSEE depuis deux ans, qui présentent la particularité de redistribuer la totalité du revenu national, y compris les revenus des entreprises et des administrations publiques.
Pour mesurer les inégalités, nous utilisons le coefficient de Gini (zéro correspond à une inégalité absolue et 1 à une égalité parfaite) : sur le document qui vous est présenté, vous pouvez constater que les impôts sur le revenu et sur le patrimoine contribuent à une réduction des inégalités qui se traduit par une baisse de 0,03 point du coefficient de Gini. Néanmoins, cet effet est contrecarré par les impôts sur la consommation et la production (essentiellement la TVA et les accises). Ce sont donc les diverses prestations sociales, les prestations en nature et les dépenses collectives qui contribuent le plus, dans notre pays, à la réduction des inégalités : elles se traduisent respectivement par une baisse du coefficient de Gini de 0,07, de 0,10 et de 0,03 point.
En réalité, la réduction des inégalités est essentiellement le fait des dépenses publiques et bénéficie à deux tiers des ménages.
La redistribution a un impact très important en termes de réduction des inégalités : alors que le revenu primaire élargi moyen des 10 % des individus les plus aisés est 13 fois plus élevé que celui des 10 % les plus modestes, ce rapport est ramené à 7 sur le revenu disponible, puis à 3 en intégrant les transferts en nature et les dépenses collectives, ce qu'on appelle le niveau de vie élargi.
Nous avons également retenu une approche territorialisée de la redistribution. Nous constatons que la redistribution a tendance à homogénéiser les revenus moyens entre territoires après transferts, essentiellement au bénéfice des communes des aires urbaines comprenant entre 20 000 et 200 000 habitants. Les communes rurales ne sont que légèrement bénéficiaires de la redistribution et l'aire urbaine de Paris est la seule contributrice nette à la redistribution élargie.
De ces constats, nous tirons deux recommandations. Tout d'abord, il nous semble prioritaire de mettre à disposition des chercheurs des données relatives au patrimoine.
En effet, si nous disposons de nombreuses données sur l'impôt sur le revenu, tel n'est malheureusement pas le cas s'agissant du patrimoine. Plus précisément, le ministère des finances publie quelques données pour les communes de plus de 20 000 habitants qui ont plus de 50 redevables à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), et depuis 2017 à l'impôt sur la fortune immobilière (IFI), mais nous n'avons aucune donnée par tranche de patrimoine imposable. Cette situation résulte du fait que les données de succession sont encore transmises manuellement et ne sont donc pas saisies par la direction générale des finances publiques (DGFIP) numériquement. Cette obscure clarté qui tombe de Bercy est d'autant plus dommageable que les droits de succession sont un objet dont se sont emparés les candidats à l'élection présidentielle.
Par ailleurs, il existe un enjeu de connaissance des effets redistributifs des politiques publiques, préalable à un débat de qualité. Le CPO doit alimenter ce débat en actualisant régulièrement les données qu'il publie sur l'efficacité redistributive respective des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques, et en mettant à la disposition du Parlement régulièrement des indicateurs de redistributivité du système sociofiscal dans son ensemble, afin d'objectiver le débat sur la redistribution et les moyens de la faire évoluer. Ce faisant, le CPO montrera que certains instruments sont pertinents pour atteindre un objectif de redistribution, alors que d'autres le sont beaucoup moins.
J'en viens au deuxième grand volet thématique, à savoir la fiscalité de l'innovation. La France a une recherche de haut niveau, mais un système d'innovation qui présente des faiblesses persistantes, notamment en termes de dépenses d'innovation hors recherche et développement (R&D), de liens entre la recherche et l'industrie ou encore de production de brevets dans certains secteurs technologiques.
Selon les données de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France a consacré 2,2 % de son produit intérieur brut (PIB) à la dépense de R&D en 2019, soit une dépense intérieure de recherche et développement (DIRD) de 53,2 milliards d'euros, la situant à la 13ème place de l'OCDE sur 37 et au-dessus de la moyenne de l'Union européenne à 27, qui se situe à 2,12 % du PIB.
En 2021, la France a été classée 11ème du « Global Innovation Index » sur un total de 132 pays. L'économie française a progressé de onze places dans ce classement depuis 2014, mais il existe encore des marges de progrès considérables.
La part des incitations fiscales dans les aides à l'innovation a fortement progressé au cours des deux dernières décennies. Un rapport de France Stratégie de 2016 a ainsi souligné qu'elle était passée de 16,5 % du total des aides à l'innovation en 2000 à 74,5 % en 2015. Cette part s'est stabilisée depuis lors. Cette évolution résulte à la fois d'un souci de plus grande neutralité des dispositifs de soutien à l'innovation pour se conformer au régime des aides d'État et de considérations budgétaires, puisque comme vous le savez, les crédits d'impôts sont soumis dans l'élaboration du budget de l'État à des normes moins contraignantes que celles qui s'appliquent en matière d'évolution des dépenses.
Le panorama des incitations fiscales - le CPO a dénombré 14 dispositifs - conduit à estimer leur montant à près de 7,4 milliards d'euros pour 2019. Le crédit d'impôt recherche (CIR) représente 86 % de ce montant. Or les dépenses prises en compte pour le CIR ne soutiennent pas spécifiquement les dépenses d'innovation ; elles concernent l'ensemble, plus large, des dépenses de recherche-développement des entreprises bénéficiaires. Les aides plus ciblées sur l'innovation représentent des montants d'aides beaucoup plus faibles. Vous en avez la décomposition dans le rapport.
De simples comparaisons internationales avec les pays les plus innovants en la matière montrent pourtant que d'autres stratégies sont possibles : ainsi les États-Unis recourent à des dispositifs de soutien à l'innovation qui reposent sur des instruments fiscaux, mais aussi sur des aides directes ou des commandes publiques.
Les évaluations du CIR menées sous l'égide de la Commission nationale d'évaluation des politiques de l'innovation (CNEPI) concluent à une efficacité globale limitée du dispositif. Elles soulignent tout d'abord certains effets positifs du dispositif. Ainsi, le CIR conduit les entreprises à accroître leur niveau de dépenses de R&D d'un montant à peu près équivalent à la dépense fiscale additionnelle. Cependant, les études empiriques menées par l'OCDE précisent que cet effet d'entraînement serait plus important pour les petites et moyennes entreprises (PME) que pour les grands groupes. Selon ces mêmes évaluations, la réforme du CIR en 2008 a eu des effets positifs sur les variables d'innovation et les variables d'activité qui ne concernent que les PME.
En revanche, les données disponibles montrent que les effets du CIR n'ont pas été suffisants pour inverser la perte d'attractivité du territoire français concernant la localisation de la R&D des entreprises multinationales étrangères.
De même, si les entreprises multinationales françaises ont accru leurs dépenses de R&D au cours des deux dernières décennies, elles l'ont fait à un rythme moins soutenu que celles des principaux pays de l'OCDE.
De ces constats nous tirons cinq recommandations.
Tout d'abord, nous concluons à la nécessité de mieux maîtriser le coût du CIR, dont toutes les études disponibles montrent l'efficacité perfectible. Le CPO a laissé ouverte la question du niveau auquel le CIR devrait être plafonné. Un grand nombre de solutions sont possibles, entre le niveau actuel de plafonnement en France, à savoir 100 millions d'euros, et celui observé dans d'autres pays - par exemple, l'Allemagne, à 4 millions d'euros. Le rapport du CPO mentionne bien sûr certains scénarios de plafonnement. Toutefois, la décision doit être prise au terme d'une concertation avec les acteurs concernés et donner à ces derniers la visibilité qui manque trop souvent à notre politique fiscale.
Par ailleurs, dans la mesure où la transition énergétique et la révolution numérique supposent un effort considérable d'investissement, le CPO plaide pour qu'une partie au moins des sommes dégagées par la baisse du plafonnement du CIR permette de financer d'autres instruments d'aide à l'innovation, notamment des aides sectorielles ou des aides à la recherche publique.
D'autres mesures sont également proposées : il s'agit notamment d'élargir le dispositif Jeunes entreprises innovantes (JEI) aux dépenses éligibles au crédit d'impôt innovation (CII), en supprimant la dépense fiscale associée à ce dernier dispositif, et d'intégrer les incitations fiscales dans un pilotage d'ensemble de la politique d'innovation en mettant en place un outil de suivi des aides publiques en faveur de l'innovation.
Enfin, il nous paraît nécessaire de systématiser l'évaluation des principales aides fiscales à l'innovation.
Le troisième volet thématique revient sur un rapport que nous avions remis en septembre 2019 sur la fiscalité environnementale, qui était centré sur la taxe carbone.
La fiscalité énergétique est elle-même régressive. Vous en connaissez les paramètres que nous avions exposés dans notre rapport de septembre 2019.
Pour les données de consommation de 2017, le taux d'effort de la fiscalité énergétique atteint 7,2 % du revenu total des ménages du premier quintile, contre seulement 2,1 % pour le cinquième quintile. D'autres facteurs comme le lieu de résidence des ménages expliquent la forte hétérogénéité de niveau de prélèvement au titre de la fiscalité énergétique. Le poids de la fiscalité énergétique est plus élevé dans les territoires ruraux que dans les grandes villes.
La loi de finances pour 2018 a acté le gel de la composante carbone des taxes intérieures de consommation à son niveau de 2018 soit 44,6 euros par tonne de CO2, alors que nous aurions dû atteindre en 2022 un prix par tonne de 86,2 euros.
À l'impopularité traditionnelle des impôts et droits indirects, parmi lesquels les accises sur l'énergie occupent aujourd'hui la deuxième place après la TVA, se sont conjugués deux autres blocages : d'une part, la perception du caractère injuste du taux d'effort énergétique en fonction du revenu et du lieu de résidence, d'autre part, l'ambiguïté des objectifs de rendement budgétaire de la taxe carbone et de modification des comportements des ménages.
On a pu parler de « prisonniers énergétiques », de par leur position sociale modeste et de par leur situation résidentielle contrainte. La crise des « Gilets jaunes » a rendu visible cette catégorie de la population.
De ces constats nous tirons cinq recommandations.
En matière de lutte contre le changement climatique, les paramètres qui déterminent la conception d'une fiscalité énergétique renvoient à des choix politiques fondamentaux, essentiellement au nombre de trois : un objectif de sobriété énergétique qui s'ajoute à un objectif de décarbonation, le type d'affectation des recettes de la fiscalité environnementale, et le degré d'uniformité du prix du carbone entre secteurs et produits.
La question n'est plus tant la pertinence d'une fiscalité environnementale que les formes qu'elle doit prendre pour être efficace et acceptée par une large majorité des contribuables.
Nous suggérons un moyen de la rendre plus acceptable en proposant d'en affecter le produit à des investissements verts et au soutien des revenus des ménages les plus modestes. Cela remet en cause le principe de « non-affectation » des recettes que la Cour des comptes a souvent défendu. Mais dans le contexte actuel, ce principe mérite sans doute d'être réexaminé, au moins pour les prélèvements présentant une acceptabilité fragile, comme l'est la fiscalité environnementale.
Nous recommandons aussi de veiller à développer des alternatives favorables à la transition écologique comme l'a fait la Suède, d'afficher des objectifs d'évolution de la taxation environnementale dans une trajectoire prévisible et crédible, de veiller à la cohérence entre les mesures de fiscalité environnementale et les autres mesures prises en matière de prélèvements obligatoires ; enfin de soutenir, au niveau européen, les négociations sur la création d'un mécanisme d'ajustement aux frontières.
J'aimerais maintenant évoquer avec vous notre « baromètre des prélèvements obligatoires ».
Cette première édition est fondée sur un sondage réalisé par l'institut Harris Interactive en septembre 2021, auprès d'un échantillon représentatif d'un millier de personnes. L'intérêt du baromètre sera, bien sûr, d'en suivre les résultats dans la durée, mais aussi de perfectionner le questionnement - il existe un biais important en fonction des questions qui sont posées.
Tout d'abord, il montre que, si le niveau des prélèvements obligatoires est considéré par une forte majorité de Français comme trop élevé, ce jugement n'est pas sans nuances : il est plus sévère lorsqu'il s'applique à la situation d'ensemble des prélèvements que lorsqu'il s'applique à la situation personnelle des répondants. Si 75 % des sondés trouvent le niveau des impôts trop élevé en général, ils ne sont que 63 % à émettre ce jugement lorsqu'ils considèrent leur propre situation. C'est une configuration observée assez souvent en France : nos concitoyens expriment volontiers un mécontentement collectif assez vif, mais lorsqu'on en vient aux situations individuelles, les choses sont plus nuancées. Le sondage montre également que les cotisations sociales sont mieux acceptées que les impôts, sans doute parce qu'elles ouvrent droit à des prestations sociales, alors que l'impôt est sans contrepartie directe.
Le plus grand intérêt du baromètre réside à notre sens dans la façon dont il interroge la notion d'acceptation de l'impôt. Dans le contexte actuel, l'acceptation de l'impôt est un actif essentiel dans une période d'endettement élevé. A cet égard, près de 80 % de Français considèrent que le paiement des impôts est un « geste citoyen », ce qui est un résultat encourageant.
Afin de mieux comprendre ce chiffre, notre collègue Pierre Boyer, enseignant-chercheur à l'Ecole polytechnique, s'est livré à une analyse des déterminants du civisme fiscal : ses travaux font apparaître que le niveau de revenu n'est que faiblement corrélé au jugement d'ensemble porté sur le système fiscalo-social. Ce sont des facteurs plus généraux qui interviennent dans la qualité de l'acceptation des prélèvements, tels que la confiance dans les institutions publiques, la bonne connaissance du système fiscal, ou encore la bonne information sur l'usage fait de l'argent public.
La publication de ce baromètre ne marquera pas la fin de notre réflexion à ce sujet. En effet, un séminaire en présence de chercheurs et de représentants des administrations sera organisé à la Cour des comptes en juin prochain afin de tirer les conclusions de ce sondage et de le faire évoluer pour l'an prochain.
Je terminerais en me permettant de vous inviter, en cette fin de législature, à vous saisir des nouvelles dispositions de la loi du 6 décembre 2021 relative au Haut conseil des finances publiques et à l'information du Parlement sur les finances publiques : a priori, pour des études visant à apprécier « les incidences économiques, sociales, budgétaires et financières de toute modification de la législation ou de la réglementation en matière d'impositions de toutes natures ou de cotisations sociales », a posteriori pour des sujets d'études, comme vous l'avez fait il y a déjà trois ans et demi sur les taxes affectées.