Intervention de Bernard Roman

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 9 février 2022 à 8h30
Audition de M. Bernard Roman président de l'autorité de régulation des transports

Bernard Roman, président de l'Autorité de régulation des transports :

Je suis toujours très heureux de répondre à l'invitation du Parlement. J'ai moi-même été longtemps parlementaire et me souviens que nous considérions alors les régulateurs avec une certaine perplexité, en doutant parfois de leur légitimité.

Le régulateur des transports a été créé par le Parlement, avec un certain nombre de pouvoirs, qu'il exerce, mais aussi avec un devoir, celui de rendre des comptes non pas au Gouvernement, non pas aux opérateurs, non pas aux régulés, mais au Parlement. C'est donc avec plaisir que je m'exprime aujourd'hui devant votre commission, avec la ferme volonté d'éclairer le débat public.

L'ouverture à la concurrence - je commencerai par là - constitue en effet le cadre dans lequel a été élaboré et sera contractualisé le contrat de performance entre l'État et SNCF Réseau.

En 2018, l'ART avait publié une étude sur les problématiques que posait alors l'ouverture à la concurrence. Dans le cadre du débat parlementaire sur le nouveau pacte ferroviaire, elle avait été, à l'époque, particulièrement utile.

Quatre ans après, alors que l'ouverture à la concurrence est entrée dans une phase concrète - à la fois en ce qui concerne les services librement organisés puisque Trenitalia est entré sur le marché du TGV Paris-Lyon, mais aussi s'agissant des transports conventionnés avec un lot déjà attribué en région Sud -, nous avons souhaité actualiser cette étude, dont les résultats seront communiqués à la presse mercredi prochain.

En voici les trois enseignements principaux.

Le premier résulte d'un retour d'expérience à l'échelle européenne. Dans l'intégralité des pays qui ont ouvert leur marché ferroviaire à la concurrence - souvent depuis les années 1990, nous sommes les derniers à le faire -, ont été constatées une amélioration de l'offre, une augmentation du nombre d'usagers, une croissance de la part modale du ferroviaire par rapport aux autres modes de transport, une amélioration de la qualité de service et, enfin, une diminution des coûts.

Dans tous ces pays, l'opérateur historique obtient de meilleurs résultats qu'il n'en avait avant l'ouverture du marché. Ainsi, alors qu'en Allemagne, 40 % du marché conventionné est aujourd'hui géré par des entreprises alternatives, la Deutsche Bahn fait circuler plus de passagers et de trains au kilomètre qu'auparavant. L'accroissement de la part modale du ferroviaire a donc profité autant à l'opérateur historique qu'aux autres opérateurs.

Quelques chiffres supplémentaires : la demande a augmenté de 21 % en Allemagne et de 31 % en Suède ; l'offre s'est accrue de 7 % en Allemagne, de 18 % en Italie et de 16 % en Suède quand en France, elle diminuait de 4 % sur les dix dernières années. La France est donc le seul pays où la part modale du ferroviaire n'a pas progressé. Dans le cadre du contrat de performance et eu égard aux conclusions qui ont été tirées de la loi « Climat et résilience », ce constat est essentiel.

Le deuxième enseignement est qu'il existe, en France, un vrai capital pour accueillir les entreprises ferroviaires et ouvrir notre marché. Nous disposons en effet du deuxième réseau ferroviaire européen - 28 000 km de ligne, derrière l'Allemagne et ses plus de 40 000 km - et du deuxième réseau à grande vitesse - 2 600 km derrière l'Espagne et ses 2 800 km. Par ailleurs, notre réseau est l'un des moins « circulés » d'Europe : nous comptons 37 trains par jour et par kilomètre sur notre réseau, alors que la moyenne européenne avoisine les 45. Il convient toutefois de nuancer localement ce chiffre, qui est beaucoup plus élevé, par exemple en Île-de-France que dans d'autres régions.

Enfin, le troisième enseignement que nous tirons de cette étude est qu'il reste encore beaucoup à faire pour faciliter l'ouverture à la concurrence. Les péages ferroviaires sont en France les plus élevés d'Europe et sont plus de deux fois supérieurs à la moyenne européenne.

Le véritable problème tient dans la conclusion de notre étude, que nous avons écrite avant la communication du projet de contrat de performance. Nous écrivions en effet : « le contrat de performance doit être l'occasion de donner un véritable cadre stratégique pour le rail dans notre pays ».

Ce contrat de performance était particulièrement attendu. Le précédent ayant été rendu caduc par la loi pour un nouveau pacte ferroviaire qui a complètement modifié la donne, nous n'en avons plus depuis quatre ans.

Les enjeux du ferroviaire français sont aujourd'hui très bien identifiés : ouverture à la concurrence - nous l'avons vu -, mais aussi bouleversement du paysage des mobilités, prise de conscience environnementale ou encore attentes très fortes en matière de report modal sur le ferroviaire. Sachez que sur les 1 000 milliards de kilomètres parcourus en France en un an, seuls 10 % le sont en train, contre 86 % en véhicule à moteur. Or cette proportion est inchangée depuis dix ans.

Un point positif est tout de même à souligner : en reprenant la dette de SNCF Réseau à hauteur de 35 milliards d'euros, le Gouvernement a fait ce qu'aucun autre Gouvernement n'avait fait depuis des décennies. Il a ainsi considérablement diminué la charge des intérêts financiers de SNCF Réseau. En effet, en 2019, avant la reprise de dette, les frais financiers de SNCF Réseau s'élevaient à près de 1,5 milliard d'euros par an. En 2022, ils seront de 450 millions d'euros seulement.

Formidable ! C'était donc l'occasion rêvée d'assainir la santé financière de SNCF Réseau et de lancer une véritable politique industrielle de modernisation de cette infrastructure publique, qui doit permettre de répondre aux enjeux environnementaux et de transport modal.

Eh bien c'est une occasion manquée.

Tout d'abord, c'est en effet un contrat d'assainissement financier - on demande à SNCF Réseau d'atteindre un cash flow positif en 2024, très bien ! -, mais il est totalement dépourvu d'ambition industrielle. Passé les grandes ambitions génériques introductives du document, le projet de contrat ne se donne en effet aucunement les moyens industriels et financiers nécessaires à l'atteinte de ces objectifs pour les dix prochaines années.

Prenons l'exemple du fret ferroviaire. La partie 1 du contrat reprend l'objectif qu'a fixé la loi « Climat et résilience » : le doublement, à horizon 2030, de la part modale du fret ferroviaire. Or si l'on va au bout du document, on constate que, tant en termes de circulation assurée que de recettes de péage assurées, l'augmentation prévue n'est que de 20 % en 2030 !

Nous pourrions prendre d'autres exemples. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF, a déclaré qu'il voulait doubler la part des voyageurs dans les dix ans qui viennent. C'est un très bel objectif, mais aucune des décisions qui sont prises sur la régénération, l'amélioration ou la modernisation du réseau ne permet d'atteindre cet objectif. Ainsi, les objectifs restent fixés, mais les moyens font défaut. La logique financière a prévalu, sans être assortie d'une logique industrielle volontariste.

Vous allez prochainement auditionner le président-directeur général de SNCF Réseau, qui est partie prenante de ce contrat. N'attendez donc pas de lui qu'il le critique ! Plus qu'à un contrat, ce dernier ressemble d'ailleurs davantage à une feuille de route qui aurait été préparée par SNCF Réseau, sous le contrôle de l'État. Les engagements contractuels des uns et des autres ne sont pas tout à fait les mêmes. Il en résulte des situations industriellement pesantes pour l'avenir du réseau ferroviaire.

J'en viens à la régénération. Pendant toutes les années TGV, 1 milliard d'euros par an a donc été consacré à l'entretien du réseau. Devant le constat d'une détérioration rapide de l'ensemble du réseau, le précédent contrat de performance a porté cet effort à 3 milliards d'euros par an. Ainsi, lorsque je suis devenu président de l'autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer), on me disait que 3 milliards d'euros par an pendant dix ans étaient nécessaires pour entretenir un réseau satisfaisant. Six ans plus tard, un audit public a conclu qu'il faudrait mobiliser 3,4 milliards d'euros par an pendant dix ans pour simplement améliorer le réseau là où il doit l'être.

Aujourd'hui, le projet de contrat de performance prévoit d'affecter les 2,8 milliards d'euros d'investissement consacrés annuellement à la régénération au seul réseau structurant, c'est-à-dire aux lignes UIC 2 à 4. Rien n'est prévu sur le reste. Cela signifie que les lignes 5 à 6 - structurantes régionales - et 7 à 9 - desserte fine du territoire - seront à la charge de l'État et des régions dans le cadre des contrats de plan État-régions (CPER).

La fiabilité du rail se mesure - vous le savez - grâce à un indice de consistance du réseau. Cet indice est de 100 lorsque la ligne est neuve, 10 étant le seuil d'alerte absolu. Dès le niveau 40 ou 45, on ralentit. Or le contrat de performance prévoit que l'indice de consistance des lignes 5 à 6, qui se situe aujourd'hui à 55, devrait être de 45 à l'issue de la période. En d'autres termes, on acte le vieillissement et la dégradation des lignes 5 à 6 dans un contrat de performance qui est finalement le contraire d'un contrat de performance !

Nous pouvons illustrer autrement le manque d'ambition de la France en matière de régénération. Vous savez que la directive européenne demande aux États membres, dans le cadre de l'ouverture du marché, de mettre en place un régulateur et de signer des contrats d'une durée de cinq ans minimum avec leur gestionnaire d'infrastructure. En France, il a été décidé d'établir ce contrat sur dix ans, afin de dégager des perspectives à long terme.

Dans ce cadre, la France consacrera donc 200 000 euros par kilomètre de ligne pour l'entretien de ses 28 000 km de réseau, en maintenant un niveau identique aux cinq années précédentes. En guise de comparaison, l'Allemagne a décidé de consacrer 270 000 euros par kilomètre de lignes pour 41 000 km de réseau ! Ainsi, l'Allemagne a augmenté son enveloppe de 50 % entre ses deux contrats, alors que nous en sommes au même niveau, celui du précédent contrat de performance.

S'agissant de la modernisation, nous comptons en France 2 200 postes d'aiguillage, dont certains, vieux d'un siècle, ressemblent à ceux que l'on peut voir dans un célèbre film avec Jean Gabin, qui sont restés dans la mémoire collective, où l'on utilisait des manches et des téléphones. Or il est possible de transformer ces 2 200 postes d'aiguillage en seulement 16 postes. C'est ce qu'a fait le président Lallemand en Belgique dans ses précédentes fonctions et c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles sa nomination a été très appréciée. Pour y parvenir néanmoins, il faut des moyens et ceux qui sont affectés à cette modernisation dans le cadre du contrat de performance ne permettront pas d'atteindre cet objectif avant 2040...

Il en va de même du système de signalisation interopérable européen (ERTMS). L'Allemagne vient de décider de le mettre en oeuvre totalement pour 2030 quand, en France, nous ne l'aurons mis en oeuvre en 2025 que sur le seul tronçon Paris-Lyon.

Les ressources financières constituent une autre impasse. Nous sommes en effet très perplexes sur le montant des péages, qui sont déjà en France les plus élevés d'Europe et dont il est prévu une augmentation de 50 % sur la durée du contrat. En la matière, le système français est particulier : à la différence d'autres pays où c'est l'État qui finance majoritairement le réseau, la France a choisi de faire reposer le coût total de l'infrastructure sur les utilisateurs. Pourtant, la réglementation européenne n'impose qu'une obligation : celle de faire payer le coût d'usage, c'est-à-dire le coût directement imputable à l'utilisateur, qui représente environ en France 20 % du coût du péage à peine.

Je le répète : nous sommes sceptiques et je le dis avec solennité, car aux termes de la loi, ce n'est pas le contrat de performance qui fixe le niveau des péages, mais l'ART. Si ces niveaux ne sont pas soutenables, l'ART ne les validera pas. Et pour que ces niveaux soient soutenables, SNCF Réseau doit entreprendre un véritable travail, afin d'adapter structurellement les péages à la capacité des opérateurs ferroviaires à les payer.

Le coût du péage représente de 15 à 40 % du coût de circulation d'un train. Si l'on ne prend pas en compte cette dimension, nous risquons de décourager les entreprises ferroviaires. En France, on organise depuis longtemps une sorte de malthusianisme ferroviaire : afin de payer moins de péages, l'opérateur historique préfère remplir les trains au maximum et en faire circuler moins, plutôt que d'ajouter des trains qui pourraient rendre de précieux services aux usagers.

Notre objectif - nous l'écrivons dans notre avis et nous le réécrirons au ministre - est de faire en sorte qu'il y ait une restructuration des péages sur le réseau français qui permette, d'une part, de tenir compte du marché aval et, d'autre part, de sortir de ce malthusianisme. Au-delà d'un montant de péage que l'on aurait accepté dans une région donnée, tous les trains supplémentaires qui pourraient être mis au service des citoyens pourraient l'être au seul coût directement imputable, 20 % de péage.

Enfin, ce contrat de performance manque d'indicateurs de performance industriels. Selon la réglementation, un monopole public se doit de fournir l'accès à l'infrastructure dans les meilleures conditions et au meilleur coût. Il ne peut pas y avoir de rente de monopole. Or les indicateurs prévus par le contrat de performance en termes de recherche de « productivité publique » - il ne s'agit pas de distribuer des dividendes, mais bien d'en faire plus au service du transport ferroviaire en France - ne sont pas satisfaisants.

On fixe ainsi à SNCF Réseau l'objectif de réaliser 1,9 milliard d'euros d'économies entre 2017 et 2030, mais il s'agit de valeur absolue ! Si SNCF Réseau ne parvient pas à mettre en oeuvre le programme qu'il s'est fixé, mais souhaite tout de même réaliser ces économies, il en fera simplement moins. Il entretiendra moins de kilomètres de lignes, au détriment du transport ferroviaire.

Le contrat de performance manque donc d'indicateurs permettant de mesurer l'efficience et l'efficacité du gestionnaire d'infrastructure. Si certaines de nos propositions ont été prises en compte, celles que nous avons formulées sur la consistance du réseau en 2030, sur la politique d'entretien, de régénération et de modernisation du réseau qui doit être mise en oeuvre, avec les moyens financiers nécessaires, ne l'ont pas été.

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