Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous ne pouvons nous contenter d’examiner le projet de loi qui nous occupe aujourd’hui, pour technique ou formel qu’il puisse paraître, sans nous interroger sur le contexte.
Sur le texte et ses effets juridiques proprement dits, le propos est simple : la France est un partenaire ancien du Qatar et, à ce titre, partage son expertise dans des domaines répondant précisément aux besoins de ce pays qui n’a pas, autant que nous l’avons, l’expérience de la gestion de l’ordre public lors de grands événements sportifs.
La seule évocation d’une coupe du monde de football nous renvoie, nous Français, à des expériences heureuses, en termes tant d’organisation que de résultats sportifs. Cette coopération doit permettre de « valoriser les compétences de nos services et faire rayonner nos pôles d’expertise », pour reprendre les termes de l’exposé des motifs.
Il y est également rappelé que les quelque 200 milliards de dollars d’enjeux économiques liés à une coupe du monde ne sont pas sans offrir des perspectives à nos entreprises dans cette cité-État qui ne représente pas moins que le sixième excédent commercial français. Les domaines de l’armement et de la défense y sont particulièrement bien représentés.
Ajoutons à cela que l’accord prévoit la prise en charge par la partie bénéficiaire de la coopération de l’intégralité du financement et que nos personnels seront juridiquement sécurisés dans leur cadre d’intervention, comme l’a souligné Mme la ministre : garantie du droit à un procès équitable en cas de mise en cause et impossibilité de mettre en œuvre à leur endroit la peine de mort, encore en vigueur dans cet État. À ce stade, si j’ose dire, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Toutefois, autour du texte se trouve le contexte. Se pose alors la question de savoir si l’intérêt de la France n’est pas d’abord de rester crédible dans ses choix de coopération. Voilà une idée qui paraît simple et c’est ainsi, chacun le sait désormais, qu’il faut voler « vers l’Orient compliqué »…
Disons donc les choses simplement : cette coopération s’inscrit dans le cadre d’une compétition que certains ont qualifiée de « Coupe du monde de la honte », celle dont les conditions d’attribution et de mise en œuvre ont heurté à bon droit l’opinion et interrogent sur l’opportunité d’un tel niveau de coopération et sur sa signification politique.
Le processus d’attribution de l’événement fait l’objet dans plusieurs pays, dont le nôtre, de procédures judiciaires lourdes. Les magistrats du parquet national financier (PNF) ont ouvert une information judiciaire pour « corruption active et passive » et « recel et blanchiment ». Des procédures similaires ont actuellement cours aux États-Unis et en Suisse. Et c’est à très haut niveau que ces faits de corruption sont présumés, dans l’entourage des plus illustres supporters français du PSG.
Interrogent également, et même scandalisent, les conditions de travail épouvantables des milliers de travailleurs étrangers sur les chantiers de construction des stades et des différentes infrastructures nécessaires à un tel événement. Pas un de nous ici ne tiendrait dans des conditions pareilles.
L’Organisation internationale du travail (OIT) et certaines ONG saluent des avancées ces dernières années, notamment l’abolition de la kafala, qui revient en fait à l’instauration d’un salaire minimum, ou l’ouverture d’un bureau de l’OIT dans le pays. Mais nombreuses sont les organisations de défense des droits de l’homme qui continuent de les trouver profondément insuffisantes et surtout de mettre en doute le nombre de « morts au travail ». Les conditions de travail des ouvriers doivent toujours être défendues avec une vision internationaliste.
Et que dire de la débauche énergivore de l’événement, nonobstant le discours qatarien – le Qatar n’est d’ailleurs pas le seul à le tenir – consistant à repeindre en vert les modalités de construction des stades et bâtiments ?
Le Qatar, que nous allons assister dans cette Coupe du monde, est le champion mondial des émissions de CO2par habitant. Pendant ce temps, on exhorte les Français qui comptent ce qui leur reste à la fin du mois à tendre vers la sobriété…
Enfin, quand cet accord, dans les dix grandes fonctions autour desquelles s’articule la coopération – vous les avez rappelées, madame la ministre –, met en avant la lutte contre le terrorisme et l’expertise en cybersécurité, on ne peut que s’interroger sur la fin de non-recevoir adressée récemment aux services de renseignement français à la suite de leur demande de cessation de financement, par des fonds qatariens, de certaines mosquées, écoles ou associations impliquées dans la diffusion de l’islamisme politique.
Cet événement et sa mise en œuvre appelaient-ils, dès lors, un tel degré d’implication de la diplomatie française ?
De tous ces sujets – corruption, travailleurs ou lutte contre l’islamisme politique –, il n’a pas été publiquement question lors de la tournée de la délégation française dans le Golfe en décembre dernier, conduite par le Président de la République en personne.
Il est aisé de comprendre que notre groupe, au regard du décalage constaté entre cet accord de coopération accepté par le Gouvernement et les pratiques inadmissibles entourant cette coupe du monde de football, ne pourra voter ce texte.
Seule la protection offerte à nos coopérants militaires et civils nous empêche de voter contre. Nous ne nous l’interdisons que pour eux et pour eux seuls. En conséquence, le groupe socialiste s’abstiendra.