Intervention de François Séners

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 23 février 2022 à 8h30
Audition de M. François Séners candidat proposé par le président du sénat pour siéger au conseil constitutionnel

François Séners, candidat proposé par le Président du Sénat pour siéger au Conseil constitutionnel :

Cette audition revêt à mes yeux une importance particulière, car le poids des décisions du Conseil constitutionnel rend hautement nécessaire le regard critique de votre commission sur la nomination des membres du Conseil.

Je me permets de vous présenter rapidement mon parcours, avant de vous présenter le regard que je porte sur le rôle de l'institution.

Un juriste n'est jamais une personne désincarnée : il est le produit de son histoire personnelle et de son parcours, qui, pour ma part, a commencé la même année que la Constitution de la Ve République. Ce n'était pas un signe prémonitoire : une jeunesse passée entre l'Alsace, la Lorraine et le Dauphiné m'a tenu très éloigné de la vie institutionnelle. Je n'ai découvert son intérêt qu'au cours de mes études, et plus encore à l'occasion d'une rencontre qui m'a marquée avec un élu local, qui deviendra ensuite un très éminent sénateur, Daniel Hoeffel. En quelques heures, il m'a fait découvrir, bien mieux que dans les manuels, toute la richesse et les responsabilités de la vie locale. J'aurais pu m'engager dans cette voie territoriale, mais j'ai finalement choisi le service de l'État. Cependant, par fidélité à ce qui m'avait séduit, je me suis engagé dans un parcours de terrain, celui de la préfectorale, qui m'a conduit dans le Val de Loire, en Île-de-France et en outre-mer.

Grâce à la confiance que m'a témoignée le ministre Louis Le Pensec, qui m'avait confié la mission de l'avenir de la Nouvelle-Calédonie - les nouvelles institutions issues des accords de Matignon se mettaient alors en place -, les enjeux calédoniens sont toujours restés, depuis trente ans, une ligne de fidélité - M. le sénateur Frogier le sait bien.

Suffisamment éclairé sur les réalités de la vie administrative, j'ai pu devenir un juge administratif assez honorable, à Nice, puis au Conseil d'État, pour l'essentiel à la troisième chambre de la section du contentieux, qui traite des contentieux des collectivités territoriales, de l'agriculture et en partie des questions fiscales. Pendant huit ans, j'ai été le rapporteur public de cette chambre.

Par peur de devenir un juge un peu déconnecté des responsabilités publiques, j'ai pris de nouvelles responsabilités, au ministère de la justice, au Conseil d'État comme secrétaire général, au secrétariat général du Gouvernement, où je me suis occupé, en 2010, de la nouvelle organisation territoriale de l'État, et au Sénat, où j'ai dirigé pendant trois ans le cabinet du président Larcher. Désormais, au Conseil d'État, je suis chargé des études, qui sont très souvent en résonance avec les questions traitées au Sénat, comme la citoyenneté, l'évaluation des politiques publiques ou les états d'urgence.

Je souhaite concentrer mon propos sur l'enjeu fondamental de la place du juge constitutionnel dans le fonctionnement des institutions et dans la création des normes de droit. Le droit constitutionnel est éminemment politique. On ne peut le pratiquer sans connaître parfaitement le jeu des institutions.

Au cours de la dernière décennie, à la traditionnelle séparation des pouvoirs semble se substituer une confrontation entre deux pôles, un pôle politique - il regroupe le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif - et un pôle juridictionnel. Un glissement progressif semble même avoir eu lieu, de la primauté du législatif, essence même de la pensée révolutionnaire, vers une primauté de l'exécutif, avec le parlementarisme rationalisé de 1958. Ces dernières années, ce glissement semble même aller vers une forme de primauté du juridictionnel ; cependant, j'ai la profonde conviction qu'elle ne peut pas être tenue pour un acquis acceptable. L'équilibre démocratique ne peut reposer sur un seul pôle : il doit reposer sur les trois. La recherche d'un rééquilibrage est essentielle pour notre démocratie ; la responsabilité en incombe à tous les acteurs, et donc, entre autres, au juge constitutionnel.

La nécessaire réévaluation de la fonction délibérative du Parlement repose pour une part non négligeable sur la consolidation du bicamérisme. Au temps additionnel de la navette, qui répond à un enjeu de qualité de production de la loi, s'ajoute la nécessité grandissante de distanciation vis-à-vis de l'exécutif. Telle est la question de l'autonomie du processus parlementaire. Il s'agit non pas de définir une théorie de l'opposition, mais une théorie de la dissociation entre le législatif et l'exécutif ; cette dissociation est l'une des lignes de force de l'institution sénatoriale.

J'en viens au rôle du juge constitutionnel dans cet équilibre institutionnel.

Le débat sur le pouvoir des juges est vif. Il repose sur un glissement sémantique un peu pernicieux. La question est plutôt celle du devoir des juges, qui doivent être des gardiens de la Constitution, qui doivent avant tout faire respecter avant d'interpréter, et en rien ne modeler le droit à leur idée : il s'agit de respecter le principe cardinal qui consiste à dire le droit, et non à créer le droit. La pratique n'est pas aussi limpide, les interstices existent, ils demandent parfois des interprétations, mais le cap doit être maintenu.

D'où un certain nombre d'orientations structurantes.

La création jurisprudentielle doit être limitée au strict nécessaire, et doit chercher non pas l'inventivité, mais la conformité au droit. La créativité juridique est bienvenue chez les universitaires, mais le juge doit répondre à une exigence de rigueur. C'est la ligne du Conseil constitutionnel depuis de nombreuses années, notamment dans la défense des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Nous cherchons ces principes dans l'identification de fondements textuels, dans des textes constants et anciens, idéalement antérieurs à la Constitution de 1958, et qui n'ont jamais été fondamentalement remis en cause. Le cap est limpide.

Deuxième ligne de force : quand la jurisprudence se doit d'être interprétative, par exemple pour évaluer des questions de proportionnalité, la ligne doit rester strictement fidèle au principe consistant à limiter le pouvoir du juge constitutionnel, dont le pouvoir n'est pas de même nature que celui du législateur. Les deux légitimités sont différentes.

Troisième orientation : quand une décision du Conseil présente un caractère innovant, elle doit être prévisible, donc idéalement annoncée. La première innovation marquante du Conseil constitutionnel date de juillet 1971 ; elle a révélé que le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen faisaient partie du bloc de constitutionnalité. Dès 1969, les acteurs, universitaires comme parlementaires, avaient anticipé cette évolution et avaient donc pu nourrir le débat.

Enfin, quand les jurisprudences peuvent avoir une tentation d'audace, le juge a alors une responsabilité de retenue. La retenue est une valeur cardinale pour le juge constitutionnel. Une jurisprudence audacieuse ajoute aux règles constitutionnelles ; or cette audace n'incombe qu'au constituant. Il est tout à fait exclu de déroger à une telle règle. Les textes constitutionnels peuvent évoluer, et il n'est pas du tout illégitime que le Conseil constitutionnel alerte le constituant sur des difficultés ou des évolutions souhaitables.

Fréquemment, le constituant a ainsi pu se saisir de questions soulevées par le Conseil constitutionnel, comme la parité dans les élections locales, la capacité pour les collectivités territoriales à expérimenter en matière législative, la capacité donnée aux outre-mer de fusionner régions et départements, ou encore l'encadrement de la faculté de dépôt d'amendements en première lecture, difficulté levée par la réforme de 2008.

Il me semble aussi indispensable que la jurisprudence constitutionnelle veille à respecter les deux piliers constitutionnels que sont les droits et libertés, ainsi que la régulation du fonctionnement des pouvoirs constitutionnels : ce second pilier ne peut devenir un parent pauvre de la jurisprudence constitutionnelle. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans son article 16, énonce clairement ce qu'est une Constitution, qui ne peut exister sans ces deux socles fondamentaux de l'État de droit.

Je termine par les questions internationales, à savoir les liens du Conseil constitutionnel avec la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Deux légitimités se télescopent : le primat de la Constitution et le primat du droit international, ce dernier étant reconnu par notre adhésion à la Convention de Vienne sur l'interprétation des conventions européennes. La difficulté est de concilier ces deux logiques, sans rogner notre identité constitutionnelle, qui, en certaines circonstances - que j'espère les plus rares possible -, nous pousse à revenir au primat indépassable de notre droit constitutionnel.

Le dialogue des juges est parfois présenté de manière un peu erronée. Ce n'est en rien un condominium qui viendrait faire obstacle à l'action politique. À l'origine, le dialogue des juges avait une double fonction : éviter les guerres et confrontations entre juges, mais aussi le pouvoir des juges.

Pour que notre Constitution reste bien au sommet de notre ordre juridique s'est construite l'idée d'une identité constitutionnelle, qui trouve son pendant dans le dialogue international des juges. Cette idée est riche de développements. Contrairement à ce que j'entends parfois, ce n'est pas une guerre française perdue : un, elle n'est pas française ; deux, elle n'est pas perdue.

Pratiquement toutes les autres juridictions des démocraties voisines ont mené des bras de fer avec la CEDH ou la CJUE. L'Italie, en 2011, dans l'affaire sur la présence de crucifix dans les écoles italiennes, a poussé la CEDH à reconnaître une originalité juridique forte au sein des États signataires de la Convention. Le Royaume-Uni, depuis l'adoption de son Human Rights Act de 1998, a pu faire reconnaître des particularismes dans son ordre juridique interne. Les juges de Karlsruhe ont aussi eu des débats complexes, mais potentiellement fructueux, avec les juges de la CJUE.

Le protocole n° 15 de la Convention européenne des droits de l'homme est une étape significative de l'évolution de cette institution : il a introduit dans le fonctionnement de la Convention européenne le principe de subsidiarité et le respect de marges d'appréciation pour les États, ce qui a conduit à la limitation du nombre de saisines de la juridiction de Strasbourg.

Voilà qui nous autorise un regard plus optimiste sur le sujet sensible des fondamentaux de l'identité constitutionnelle de la France.

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