Intervention de Paco Milhiet

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 13 janvier 2022 : 1ère réunion
Étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale — Audition de Mm. Charles Giusti préfet administrateur supérieur des terres australes et antarctiques françaises taaf et de paco milhiet chercheur au centre de recherche de l'école de l'air crea

Paco Milhiet, auteur de l'étude de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) : « Les Terres australes et antarctiques françaises, une polarité géopolitique de la stratégie française en Indopacifique » :

chercheur au centre de recherche l'école de l'air (CREA), auteur de l'étude de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) : « Les Terres australes et antarctiques françaises, une polarité géopolitique de la stratégie française en Indopacifique ». - L'administration des collectivités d'outre-mer n'est ni simple ni uniforme. Les TAAF en constituent probablement le cas le plus singulier et original.

Créées en 1955, elles sont aujourd'hui composées de cinq districts.

Si les cinq districts partagent les caractéristiques communes de ne pas être occupés de manière permanente par des populations civiles et d'être difficilement accessibles car très isolés, leur appartenance à un même espace administratif ne se justifie a priori ni par l'histoire - leur découverte et rattachement à la France différant dans le temps - ni par la géographie. Cette singularité administrative avait amené le romancier et haut fonctionnaire français François Garde à parler de « fiction juridique ».

Les TAAF sont pourtant à la confluence d'intérêts stratégiques bien réels. Les cinq districts peuvent ainsi être classifiés en trois régions géopolitiques aux enjeux spécifiques.

La première région géopolitique est composée des îles Éparses (soit des îles d'Europa, de Juan de Nova et de Bassas da India dans le canal du Mozambique, de l'archipel des Glorieuses, ainsi que de l'île Tromelin au nord de l'île de La Réunion).

Les îles Éparses sont confrontées à deux enjeux majeurs.

Une première problématique concerne l'affirmation de la souveraineté française, contestée par plusieurs pays. En effet, les îles du canal du Mozambique sont revendiquées par Madagascar, l'île Tromelin est revendiquée par la République de Maurice et l'archipel des Glorieuses est revendiqué par l'Union des Comores.

Rappelons que l'Assemblée générale des Nations Unies a, par une résolution du 12 décembre 1979, invité la France à engager des négociations en vue de la réintégration des îles Éparses au sein de la République de Madagascar.

À plusieurs reprises, la diplomatie française a tenté d'apaiser ses relations avec ses voisins de l'océan Indien, qui sont d'ailleurs ses partenaires dans le cadre de la Commission de l'océan Indien. En 2010, un accord de cogestion a été signé avec l'île Maurice concernant l'île de Tromelin. Cet accord n'a d'ailleurs jamais été ratifié par la représentation nationale française. En 2019, à l'initiative du Président de la République, Emmanuel Macron, et de son homologue malgache Andry Rajoelina, une commission mixte avait été lancée en prévision d'un accord bilatéral franco-malgache à l'horizon 2020 au sujet des îles contestées. La pandémie de Covid-19 a repoussé cette échéance mais l'activité de cette commission est à suivre. Les îles Éparses sont donc un espace de confrontation politique entre la France et ses voisins de l'océan Indien.

La seconde problématique est énergétique. Sans mauvais jeu de mots, il y a du gaz dans l'eau entre la France et ses voisins de l'océan Indien. Plusieurs études scientifiques estiment les réserves sous-marines de gaz au large du Mozambique à plusieurs centaines de milliards de mètres cubes. Une étude du United States Geological Survey (USGS) désigne même le canal du Mozambique comme la future mer du Nord.

Ce potentiel énergétique suscite d'ailleurs les convoitises d'États étrangers : la Chine a réalisé des études sismiques dans cette zone et la Russie soutient officiellement, de manière intéressée, les revendications malgaches sur les îles Éparses. Du côté de l'État, conformément à la loi Hulot de 2017 sur la transition énergétique, le Gouvernement a entériné la fin du forage en mer en refusant de prolonger un permis d'exploration de recherche au large de Juan de Nova.

La deuxième région géopolitique est composée des îles subantarctiques, soit les archipels Crozet et Kerguelen ainsi que les îles Saint-Paul et Nouvelle-Amsterdam.

Leurs positions géographiques à mi-chemin entre l'Afrique du Sud et la côte est australienne ont, un temps, laissé supposer un éventuel point d'appui stratégique. Ainsi, les baies de Kerguelen ont servi de port d'escale aux navires allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et l'armée australienne a songé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à y construire un aérodrome tandis que la France a, un temps, réfléchi à y réaliser des essais nucléaires. La très officielle Revue Défense nationale publia même, en 1955, un article intitulé « Le rôle stratégique de l'île de Kerguelen ».

Aujourd'hui ces îles conservent un rôle stratégique tout à fait important. Sur l'île de Kerguelen est installée une station de contrôle satellitaire, indispensable pour l'observation et l'écoute électronique des satellites Hélios, Pléiades, SMOS, et bientôt Galileo, ainsi que pour suivre le lancement des fusées Ariane depuis Kourou.

En outre, une station du commissariat à l'énergie atomique (CEA) est implantée sur les îles de Crozet et Kerguelen. Des stations de surveillance des essais nucléaires dans le cadre du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE) y sont installées.

Enfin, selon plusieurs rapports de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER), la ZEE des îles subantarctiques regorgerait de matières premières, et notamment d'un potentiel considérable de minerais sous différentes formes de minéralisation (sulfures hydrothermaux, encroûtements cobaltifères et nodules polymétalliques).

La troisième région géopolitique concerne la Terre Adélie.

L'Antarctique constitue un espace unique au regard du droit international. Depuis un traité sur l'Antarctique signé à Washington en 1959, les pays signataires de cette convention s'engagent à ce que toute activité humaine en Antarctique soit exclusivement réalisée à des fins pacifiques, pour le bien de la science.

Néanmoins, le « continent blanc » n'échappe pas aux défis géopolitiques imposés par l'Homme, tels que l'exploration des fonds marins, l'observation spatiale, la logistique incessante pour ravitailler les hivernants des quelques cinquante bases permanentes et même, désormais, le tourisme de luxe.

La République populaire de Chine y développe particulièrement son influence depuis les années 1980 et utilise différents stratagèmes pour développer son influence.

Tout d'abord, la Chine exerce une activité scientifique importante. Près de six cents chercheurs chinois se relaient en permanence au sein des quatre stations scientifiques existantes. La construction d'une cinquième station scientifique chinoise en Antarctique s'achèvera avant la fin de l'année 2022.

De plus, la Chine opère une montée en puissance logistique, avec un avion polaire Xueying 601 - surnommé « l'aigle des neiges » - capable de se poser à plus de 4 000 mètres d'altitude et deux navires brise-glace de classe Xue Long - surnommés, quant à eux, « dragons des neiges ».

La Chine est également l'auteur d'un activisme diplomatique important. Le pays a signé le traité sur l'Antarctique en 1983. Il est également l'un des membres fondateurs du Forum Asiatique des sciences polaires. En 2017, le quarantième Antarctic Treaty Consultative Meeting (ATCM) s'est tenu à Pékin. De plus, la République populaire de Chine multiplie les accords bilatéraux avec des acteurs polaires historiques, et notamment des États possessionnés comme le Chili ou l'Argentine.

Derrière ce volontarisme politique, diplomatique et logistique se cachent peut-être des objectifs moins avouables. Certains évoquent l'augmentation des prises annuelles de pêche de krill. Ce sont, probablement, surtout la prospection énergétique et le positionnement stratégique de l'Antarctique qui intéressent le gouvernement de Pékin. Selon la chercheuse Anne-Marie Brady, pas moins de dix-sept agences gouvernementales se coordonnent sur la politique polaire chinoise, parmi lesquelles l'Armée populaire de Libération et différents organismes rattachés au ministère de la défense.

Rappelons que l'Antarctique constitue un espace privilégié pour l'observation spatiale et un territoire idoine pour installer des stations de contrôle satellitaire afin de suivre, par exemple, les satellites météorologiques Feng-Yun ou les satellites de navigation Beidou, concurrents du Global Positioning System (GPS). De plus, l'Antarctique est également un territoire adapté pour le suivi de missiles balistiques.

Si les TAAF constituent, certes, une collectivité atypique, les cinq districts sont des territoires stratégiques confrontés à des enjeux géopolitiques et suscitent l'intérêt d'acteurs étatiques, parmi lesquels la Chine. Ces éléments expliquent peut-être la décision du Président de la République Emmanuel Macron d'intégrer les TAAF à l'ensemble régional indopacifique. Les cinq districts constituent ainsi une polarité géopolitique de cette stratégie indopacifique. Reste à savoir si ce discours volontariste sera suivi de mesures concrètes pour intégrer ses territoires à l'architecture régionale de l'Indopacifique français.

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