C'est un honneur d'intervenir devant vous sur ce sujet qui nous tient à coeur, à l'IFRI et notamment au sein du Centre des études de sécurité que je dirige. En effet, ce sujet fait l'objet d'une réflexion continue depuis quelques années déjà.
Nous avons assisté à un retour des travaux sur la place des armées sur le territoire national dès 2015, à la suite des attentats et du déclenchement de l'opération Sentinelle. Ces événements avaient donné à de nombreux métropolitains l'impression d'un retour des armées sur le territoire national alors même qu'une mise en perspective globale, incluant nos outre-mer, soulignait à quel point celles-ci ne l'avaient jamais quitté et y jouaient un rôle clé.
La carte de l'état-major des armées sur les forces déployées à travers le monde montre que les forces dites prépositionnées (dont les cinq forces de souveraineté situées aux Antilles, en Guyane, dans le sud de l'océan Indien, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française ainsi que des cinq forces de présence au Sénégal, au Gabon, en Côte d'Ivoire, à Djibouti et aux Émirats arabes unis) représentent un effectif bien supérieur à celui de l'ensemble des opérations extérieures (OPEX) réunies.
Les seules forces de souveraineté présentes dans nos départements, régions et collectivités d'outre-mer représentent aujourd'hui 7 000 hommes et femmes assurant des missions clés et contribuant aux cinq fonctions stratégiques définies par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et reconduites par la revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017.
La première fonction stratégique est la protection du territoire national, avec la protection de la souveraineté territoriale (parfois fortement contestée comme dans le cas des îles Éparses) et économique (régulièrement mise au défi par la pêche illégale dans la ZEE ou l'orpaillage clandestin). Cette fonction concerne également la protection de certaines emprises stratégiques, telles que le centre spatial guyanais de Kourou.
La deuxième fonction stratégique concerne la prévention des conflits, qui relève à la fois des forces de présence et des forces de souveraineté. Depuis les territoires d'outre-mer, les forces de souveraineté rayonnent sur l'ensemble des zones de responsabilité permanente (ZRP). Ainsi, les forces armées de la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) ne concernent pas seulement La Réunion, Mayotte et les TAAF mais aussi une coopération avec toute la Southern African Development Community (SADC), les forces armées de Polynésie française et l'ensemble de la zone Pacifique.
La troisième fonction stratégique porte sur la connaissance et l'anticipation - qui ne se limite pas aux enjeux de renseignement -, avec la capacité à offrir un point d'observation permanent sur des zones souvent mal suivies par nos services et nos armées. Je pense par exemple à l'expertise que peuvent apporter les FAZSOI sur les évolutions des mouvements djihadistes au Mozambique ou sur les événements dans la zone caraïbe, dans des pays en crise grave comme le Venezuela.
La quatrième fonction stratégique est relative à l'intervention. Cette fonction concerne souvent les forces de présence prépositionnées à l'étranger mais aussi les forces de souveraineté ainsi que les opérations de soutien et d'assistance aux populations, comme à la suite du cyclone Dorian en 2019 et de l'ouragan Irma en 2017. Cette fonction concerne également les exercices effectués en zone indopacifique tels que l'exercice Croix du Sud en Nouvelle-Calédonie. À l'avenir, si cela était nécessaire, des opérations d'évacuation de ressortissants du Mozambique pourraient avoir lieu depuis La Réunion et Mayotte.
La cinquième fonction stratégique concerne la dissuasion, souvent méconnue, surtout depuis la fin du centre d'expérimentation du Pacifique (CEP). Il existe pourtant des capacités d'escale et de déploiement de nos forces stratégiques. Nos forces aériennes stratégiques ont par exemple participé l'année dernière à l'exercice Heifara-Wakea avec Haiwaï.
Dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, ce dispositif est présenté comme à la fois rare et envié, offrant à la France « des plateformes sûres de projection de puissance partout dans le monde et la possibilité de se redéployer militairement au gré de l'évolution de la situation stratégique ».
Les pays disposant d'une présence militaire globale constituent à ce jour un club extrêmement restreint, davantage même que celui des puissances nucléaires. La France se positionne à la troisième place, derrière les États-Unis et la Russie mais devant le Royaume-Uni. Ce club tend cependant à s'agrandir, avec l'entrée de la Chine, la Turquie ou encore les Émirats arabes unis. Dans la compétition de puissance actuelle, cette capacité à disposer de points d'appui dans un certain nombre d'endroits du monde attire.
Dans ce cadre, la force du dispositif français réside - outre son histoire - dans le fait qu'il s'appuie, pour la majorité des 10 700 militaires qui y participent, sur un ancrage territorial et souverain. Ce dernier est par définition inaliénable et n'est donc pas soumis aux aléas d'un accord de défense avec un État étranger susceptible d'être dénoncé.
Malgré le caractère unique de cet outil multidimensionnel, force est de constater qu'au cours des trois dernières décennies - et même auparavant -, les forces prépositionnées dites « de présence et de souveraineté », et singulièrement les forces des outre-mer, ont systématiquement été placées au bas de la liste des priorités des développements capacitaires, des armées, du renouvellement de matériel et même de la gestion des ressources humaines, avec des effectifs en décroissance presque continue depuis la fin de la guerre froide.
Le dispositif est aujourd'hui taillé au plus juste, encore davantage que pour le reste des armées. Il peine à remplir ses contrats opérationnels et son renouvellement, à périmètre de missions et de menaces constant, n'est nullement garanti à l'horizon 2030.
Or précisément, les mutations géopolitiques qui s'annoncent changeront le périmètre des menaces. Les tensions sino-américaines dans l'Indopacifique en constituent un exemple. Mentionnons également les évolutions climatiques (avec des risques accrus de catastrophes naturelles), les pressions migratoires dues aux différentiels démographiques (tels qu'à Mayotte et en Guyane) et l'émergence de nouvelles puissances économiques se traduisant par un nouveau rapport de forces politique et géopolitique. Cinq des sept pays émergents les plus avancés se trouvent en effet dans les aires régionales immédiates de nos départements, régions et collectivités d'outre-mer (DROM-COM). Croire que, dans le monde de 2030, nous pourrons effectuer, avec autant - voire moins - de moyens, ce que nous pouvions faire en 1980 parait présomptueux.
Les forces aériennes semblent être une composante fortement anémiée. Sa capacité de transport se limite, pour les forces de souveraineté, à neuf avions Casa, huit hélicoptères Puma et cinq hélicoptères Fennec. Les forces de souveraineté ne disposent d'aucun appareil de combat.
Les C-160 Transall vieillissants, devenus trop couteux à entretenir, ont été retirés ces dernières années et remplacés par les Casa CN-235, dont la charge utile est moitieì moindre que celle du C-160 Transall. Avec les deux Casa dévolus aux FAZSOI, il faudrait 36 heures pour projeter en plusieurs rotations les 150 militaires aÌ Mayotte et 114 heures pour les projeter au Mozambique, alors même que le contrat opérationnel prévoit cette projection en 24 heures.
Il n'existe évidemment pas de solution facile. Si nous voulions revoir à la hausse nos ambitions et nos capacités, le déploiement d'un ou deux avions A400M par bassin océanique transformerait radicalement les capacités d'action et les activités des forces de souveraineté.
Un enjeu concerne les courtes distances. La disponibilité technique des hélicoptères Puma est encore insatisfaisante même si elle s'est améliorée, avec des réflexions sur le maintien en condition opérationnelle (MCO). L'achat d'hélicoptères lourds ou de manoeuvre de type Caracal ou NH90 changerait largement la donne.
Les infrastructures des forces aériennes ont un cruel besoin de modernisation, notamment concernant leur protection. En effet, aucune force de souveraineté ne dispose de capacité de défense aérienne à ce jour, à l'exception des Mistral du Centre spatial guyanais de Kourou et de Djibouti. Pourtant, la question de la défense aérienne mérite d'être posée, y compris sur des théâtres qui n'avaient pas l'habitude d'être menacés par les airs.
Par ailleurs, une présence aux antipodes du système Grand réseau adapté à la veille spatiale (GRAVES) et un commandement de type Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux (COSMOS) pourraient être très intéressants pour la valorisation des outre-mer concernant l'observation de l'espace depuis la terre.
La problématique capacitaire principale des forces navales est le remplacement des patrouilleurs P400 par les Patrouilleurs outre-mer (POM). La question est a priori réglée à ce jour. Nous sommes entrés, l'année dernière, dans la phase de rupture temporaire de capacité, qui devrait être pleinement comblée avec la livraison, finalisée en 2025, des six POM à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Espérons que nous ne vivrons pas de situation trop critique avant 2025. Il conviendra de vérifier ensuite que ces POM pourront évoluer au gré des standards et des besoins pendant quelques décennies.
Nous pouvons nous demander si nous souhaitons redensifier ce réseau, à partir du moment où le travail de conception a été effectué, ou coupler ces bâtiments avec d'autres appareils, comme des petits drones de surface qui pourraient sillonner la ZEE. Rappelons que le nombre de patrouilleurs destinés à assurer la protection de la ZEE française est à peu près équivalent à deux voitures de police surveillant l'ensemble du territoire métropolitain, comme l'avait souligné Patrick Boissier susmentionné.
Avec le remplacement du bâtiment de transport léger (BATRAL) de classe Champlain par les bâtiments de soutien et d'assistance Outre-mer (BSAOM), la Marine nationale a perdu la capacité de transport amphibie. Des moyens peuvent toujours être déployés depuis la métropole mais les capacités amphibies et hauturières seraient importantes en cas de catastrophes naturelles. Pourquoi ne pas reconstruire quelques BATRAL ou acquérir d'autres moyens tels que des hydroglisseurs, dont s'est dotée la Marine japonaise ?
Un autre sujet est le renouvellement, à l'horizon 2035, des frégates de surveillance, avec le besoin clair de bâtiments plus crédibles face à des enjeux et à un environnement opérationnel plus exigeants. Les frégates de surveillance sont héritées d'un monde où le pavillon français suffisait à défendre essentiellement le bâtiment. Les nouvelles frégates, qui appartiendront aux moyens permanents, devront être d'autant plus crédibles qu'elles sont utilisées au-delà de l'aspect purement souverain.
Pour renouveler ces frégates, il serait possible d'utiliser le schéma des frégates de défense et d'intervention (FDI) destinées à remplacer, notamment, les frégates Lafayette. Toutefois, l'option privilégiée semble être le programme European Patrol Corvette, qui pourrait recevoir un dock hélicoptère, des mini drones de surveillance et un système d'armes.
En Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, disposer d'une seule frégate de surveillance ne permettrait pas d'assurer la permanence à la mer dans le cas où le bateau présenterait une avarie. Il serait donc préférable de posséder deux frégates mais les arbitrages sont à effectuer en fonction des enjeux budgétaires.
Concernant les moyens de surveillance aérienne maritime, la loi de programmation militaire prévoit 12 avions de patrouille maritime PATMAR Futur pour remplacer les 18 Atlantique 2 (ATL 2), dont aucun n'est actuellement déployé en outre-mer. Nous voyons difficilement comment il sera possible d'affecter des moyens de patrouilles maritimes aux outre-mer, qui en ont considérablement besoin. Le déploiement du P8 Poséidon indien à La Réunion montre que la France essaie de compenser ses difficultés avec des partenariats internationaux. Toutefois, nous ne pouvons pas nous satisfaire que des moyens indiens aident à protéger notre ZEE.
Le spatial et la dronisation offriraient sans doute des options particulièrement intéressantes - et pas forcément très coûteuses - concernant les capacités de surveillance et de patrouille maritime.
Les infrastructures navales jouent un rôle essentiel. Je pense plus particulièrement au dock flottant de Papeete, construit en 1975, que nous espérons prolonger jusqu'en 2030 même si la limitation en termes de tonnage et de tirant d'eau des navires qu'il peut accueillir pose question.
Les enjeux des forces terrestres sont d'une moindre dimension en termes d'infrastructures. La grande question est celle des effectifs, souvent précarisés par un passage en missions de courte durée. Pourtant, l'atout de ces forces permanentes est l'ancrage dans l'environnement sur une longue durée. L'état-major spécialisé pour l'outre-mer et l'étranger (EMSOME) ressent profondément cet atout, de même que l'importance de regagner des missions de longue durée, y compris en travaillant à l'attractivité des territoires pour les militaires.
Un projet de montée en gamme des capacités terrestres, au défi de la haute intensité, avait été lancé par le général Burkhard lorsqu'il était chef d'état-major de l'Armée de Terre, avec le déploiement de véhicules blindés, y compris en Nouvelle-Calédonie.
Le dispositif outre-mer est un bijou de famille qu'il convient de valoriser. Les défis qui se présentent sont si conséquents, par leur taille et leur nature, que les armées doivent éviter le péché d'orgueil de croire qu'elles pourront les relever seules.
Ainsi, il est important d'intégrer ce dispositif en interministériel et à l'international.
Les ministères de l'intérieur et des outre-mer doivent développer de la synergie et de la convergence dans leur vision de la valorisation stratégique des DROM-COM. Il me semble que les visions de Balard (ministère de la défense), Beauvau (ministère de l'intérieur et du ministère des outre-mer sont encore trop différentes.
En outre, le dispositif doit être intégré à l'international avec les Européens. Beaucoup d'actions sont à conduire pour emmener les pays européens, via nos outre-mer, à s'ouvrir sur des espaces, tels que l'Indopacifique ou encore la zone Antilles-Guyane. Les partenaires extra-européens, comme l'Inde, l'Australie ou, dans une moindre mesure, le Brésil, ont également une place.