Intervention de Élie Tenenbaum

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 13 janvier 2022 : 1ère réunion
Étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale — Audition de M. élie Tenenbaum directeur du centre des études de sécurité de l'institut français des relations internationales ifri

Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité, Institut français des relations internationales (IFRI) :

Ces questions attestent de la convergence de nos vues ou, au moins, de nos préoccupations sur ces problématiques.

Nous entrons dans la période difficile des ruptures temporaires de capacité, avec le retrait des patrouilleurs P400 et l'attente de la livraison des POM. Cette rupture avait été anticipée sur la zone Antilles-Guyane, avec la livraison de patrouilleurs spécifiques permettant de réduire l'ampleur du gouffre. Ces ruptures attestent de la difficulté à gérer les besoins et de la priorité relativement faible attribuée aux outre-mer dans les choix capacitaires effectués, toujours cornéliens.

Nous pouvons nous demander si les neufs POM et patrouilleurs Antilles-Guyane suffiront à répondre aux demandes. La question d'une redensification de ces moyens de patrouilles maritimes dans les airs et sur les flots, notamment en Guyane, se pose à la mesure des menaces. La pêche illégale ne se maintiendra pas au niveau où elle était il y a quarante ans. Nous resterons, à mon sens, sur un dispositif taillé au plus juste.

L'augmentation, à l'horizon 2030, de chacune des forces avec un patrouilleur supplémentaire est à prendre en compte dans le vote d'une éventuelle prochaine loi de programmation militaire (LPM) ou d'une actualisation de la LPM lors de la prochaine législature.

Le développement de moyens aériens de surveillance maritime en Guyane devrait également être considéré, au-delà du CSG qui ne doit pas accaparer toutes les ressources militaires. Les forces armées savent que la Guyane ne se limite pas au CSG de Kourou. Dans le cadre de l'opération Harpie, un travail considérable est réalisé à terre. Un travail doit être également effectué en mer, avec des moyens navals mais aussi aériens et spatiaux.

L'intérêt de l'utilisation des signaux d'identification automatique (AIS) par les POM ne doit pas être surestimé dans la mesure où les embarcations de fortune de type brésiliennes ou surinamiennes, souvent qualifiées de « tapouilles », ne fonctionnent pas avec les réseaux AIS. Ce point montre l'importance d'autres formes de repérage, via l'imagerie par exemple, et d'une capacité d'analyse fine pour renforcer l'efficacité.

Un autre aspect du renforcement de la résilience est le renforcement de la filière pêche. La difficulté de développer une telle filière sur Mayotte explique aussi la pression pouvant exister sur nos ZEE, dans le canal du Mozambique ou ailleurs. En effet, la filière pêche des outre-mer n'est pas développée à la hauteur des atouts de la ZEE. Or ce qui est peu exploité attire d'autant plus les convoitises de l'extérieur. Un vrai travail est à effectuer en interministériel afin de renforcer la capacité d'exploitation, dans le cadre de notre travail de protection de la biodiversité de ces espaces incroyables.

La création d'un Livre bleu sur la défense et la sécurité en outre-mer est envisageable mais la rédaction d'un document distinct du Livre blanc constituerait une forme d'aveu qu'il a été impossible de convaincre la Communauté de défense de l'importance des outre-mer.

La place du dispositif prépositionné, au-delà d'une simple fonction de prévention ou de protection, doit être revalorisée dans le prochain Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ou dans la prochaine revue stratégique de défense et de sécurité nationale.

Je pense que la Communauté de défense n'est pas loin d'être convaincue que le dispositif prépositionné, davantage encore que le modèle des opérations extérieures, est adapté à la géopolitique et à la géostratégie du XXIe siècle. Nous avons entendu, dans la vision stratégique du Chef d'état-major des armées, l'importance de « gagner la guerre avant la guerre » et du continuum entre compétition stratégique, contestation et confrontation.

Plus qu'aucun autre, le dispositif prépositionné est un dispositif permanent, contrairement au modèle d'intervention hérité des années 1990. Or la compétition stratégique ne s'arrête jamais. Le seul équivalent de la permanence de ce dispositif en outre-mer et à l'étranger est la permanence des forces de la dissuasion. Nous parviendrons à redensifier le dispositif en travaillant sur sa place et sa contribution au regard des enjeux et défis du XXIe siècle.

L'absence d'infrastructures satisfaisantes bloque aujourd'hui le déploiement permanent de frégates de premier rang ou d'avions de combat dans le dispositif. Baser des avions Rafale en Polynésie française demanderait une infrastructure et des capacités de soutien, qui nécessitent des investissements. Ces équipements peuvent être très intéressants dans la revalorisation économique de ces territoires car ils amènent forcément des compétences techniques et industrielles. Je pense donc que nous devrions travailler d'abord sur les infrastructures avant de chercher le déploiement des moyens militaires.

Concernant les partenariats à l'international, l'alliance Aukus a été un signal fort des limites de l'approche qui a été celle de la France durant les dernières années. En effet, nous nous sommes peut-être trop payés de mots en voyant les partenariats stratégiques comme des démultiplicateurs de nos moyens, voire comme des palliatifs à la faiblesse de nos moyens permanents sur place.

Comme le disait le général de Gaulle, les États sont des « monstres froids » ayant des intérêts davantage que des amis. Même si la France dispose de partenariats solides, notamment avec l'Australie, l'annulation du contrat pour les sous-marins montre bien que nous ne pouvons pas nous reposer sur des alliances pour la protection de nos territoires. Pouvoir mutualiser et bénéficier de partenariats, notamment avec l'Inde dans l'océan Indien, est une excellente chose mais nous ne pouvons pas fonder la protection de notre souveraineté économique sur des moyens étrangers.

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