Intervention de Jean-Mathieu Rey

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 16 décembre 2021 : 1ère réunion
Table ronde en commun avec la délégation à la prospective sur les outre-mer et l'indopacifique

Jean-Mathieu Rey, contre-amiral, commandant de la zone maritime océan Pacifique (ALPACI) :

J'interviens ici en tant que chef militaire des moyens français basés en Asie-Pacifique, ou ailleurs mais intervenant dans cette zone, qui s'étend de Malacca aux côtes ouest des Amériques. J'assure deux missions : la protection de la Polynésie française et des Polynésiens, et la défense des intérêts de la France dans la zone indopacifique.

L'ensemble des territoires de Polynésie française représente la moitié de la taille de la Corse. Pour autant, ces 118 îles permettent à la France de disposer dans le Pacifique d'un territoire maritime aussi grand que l'Europe, sans compter la Nouvelle-Calédonie, et sans parler de la richesse naturelle et culturelle de ces merveilleux territoires du Pacifique Sud.

Lorsque mon homologue américain, l'amiral John Aquilino qui commande 375 000 hommes et femmes - j'ose à peine l'appeler mon alter ego -, présente la France, il rappelle que celle-ci dispose de la plus grande zone économique de l'Indopacifique. Cette zone fait de la France une nation du Pacifique à part entière. C'est la seule nation européenne à afficher cette caractéristique.

La stratégie pour l'Indopacifique a été énoncée en 2018 à la suite d'une prise de conscience de la bascule du centre de gravité du monde. Cette zone est essentielle aux intérêts stratégiques français, avec la défense de nos citoyens et ressortissants, de la surface des zones maritimes ou de nos flux logistiques. Les menaces transnationales ayant un impact sur notre souveraineté augmentent. On peut évoquer l'influence de la Chine et de la Russie, chacun avec sa propre méthode, les narcotrafics, la pêche illégale, qui appellent à développer une approche multilatérale. Gardons à l'esprit que tout ce qui n'est pas protégé est pillé, spolié ou contesté.

J'ai pour responsabilité, aux côtés de nos partenaires, de participer à la stabilité de la zone Asie-Pacifique en portant la troisième voie, qui se veut une voie d'équilibre basée sur la défense du droit international, en particulier de la liberté de navigation et de survol. Je coordonne également les administrations de l'action de l'État en mer. Les missions concernées sont, selon moi, un facteur essentiel de notre légitimité interne vis-à-vis de nos concitoyens polynésiens. Malgré les moyens comptés, les résultats sont là, grâce à l'engagement des différentes administrations qu'il convient de saluer.

Avec 1 250 heures de mer consacrées à la police des pêches, plus de 200 interpellations et une quinzaine de visites en mer, je peux attester de l'absence de pêche étrangère dans les eaux polynésiennes. Ces résultats constituent l'un des piliers de la confiance réciproque entre nos concitoyens de Polynésie française et leur administration. Ces missions sont également un facteur de légitimité externe vis-à-vis de nos partenaires régionaux. Elles permettent d'engager un dialogue de sécurité s'agissant des questions militaires, et sur des sujets de préoccupation quotidienne de nos voisins.

Cette année, nous avons fourni près de 70 jours de patrouille dans les ZEE de nos voisins, principalement dans le cadre d'opérations coordonnées par le Forum Fisheries Agency. Nos territoires d'outre-mer sont un facteur de puissance pour la France. La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie nous hissent au rang de nation du Pacifique, et nous permettent de porter une voix crédible dans les nombreuses instances régionales auxquelles nous participons. Nous sommes concernés par les mêmes enjeux sécuritaires, climatiques et environnementaux que nos voisins, ce qui nous permet de nous asseoir à la table des acteurs de cette zone, et d'intégrer les organisations régionales réservées aux nations du Pacifique. Je rappelle que la France a porté le projet de Code afin de réglementer les rencontres imprévues en mer lors du Western Pacific Naval Symposium (WPNS). Notre action visant à stabiliser cette zone est reconnue par nos partenaires.

La stratégie de 2018 a redéfini et élargi le périmètre de ma mission, de la zone économique de Polynésie française à l'Asie-Pacifique, la faisant passer de 5 à 165 millions de kilomètres carrés, sans pour autant m'octroyer notoirement davantage de moyens. Il a fallu apprendre à faire plus avec autant de moyens, et trouver des effets de levier en attendant la mise en place de moyens supplémentaires, notamment dans le domaine naval. Parmi ces leviers figure le développement d'un réseau de partenaires permettant d'améliorer notre capacité d'appréciation locale de la situation. Il est fondamental d'être présent en permanence, de pouvoir évaluer la situation, rencontrer les acteurs (chinois, japonais, etc.) et projeter des forces militaires venues de métropole. Depuis un an, nous avons fait venir le sous-marin nucléaire Émeraude, le groupe amphibie Jeanne d'Arc ou encore les chasseurs Rafale. Ils opéraient sous mon commandement depuis Tahiti, base avancée qui constitue pour nous un atout. Ce positionnement géographique me permet d'être sous la même longitude que l'amiral Aquilino, basé à Hawaï, ce qui facilite notre coordination.

S'y ajoute la création d'un réseau de garde-côtes du Pacifique en 2021, conformément à l'engagement du Président de la République lors du sommet France-Océanie de juillet. Le premier forum s'est tenu le mois dernier à Tahiti. Ce réseau a selon moi rapproché notre intégration toute récente à la Heads of Asian Coast Guard Agencies Meeting (HACGAM), où la France a été accueillie par un vote unanime.

L'information maritime est capitale. Les centres de fusion de l'information maritime fleurissent un peu partout dans la région. Nous avons besoin de structurer nos échanges et nos productions. Dans cette dynamique, nous établissons un accord avec l'Équateur et le Pérou pour relancer les coopérations entre les centres de secours JRCC (Joint rescue coordination center) Tahiti et MRCC (Maritime rescue coordination center) Chili, et échangeons de l'information maritime avec le Japon dans le cadre de la feuille de route qui vient d'être signée par le Secrétariat général de la mer.

On peut également citer l'appui d'entreprises privées pour la surveillance de l'espace maritime via des technologies spatiales, comme la pépite française Unseenlabs avec laquelle j'ai travaillé récemment pour la surveillance de Clipperton.

La projection de forces vers l'Asie-Pacifique ne doit pas m'empêcher de mener ma première mission, la protection de la Polynésie française et des Polynésiens, élément important de notre légitimité. Cette année, 135 évacuations sanitaires ont été réalisées par moyens aériens militaires sur ce territoire immense et morcelé. Les alertes de l'action de l'État en mer ont été assurées 24 heures sur 24, permettant une réponse adaptée. Je peux citer l'échouement d'un palangrier chinois sur un atoll inhabité à plus de 300 milles nautiques de Tahiti la veille de l'arrivée du Président de la République en juillet dernier. Grâce à une coordination interministérielle ainsi qu'entre l'État et le pays, l'épave est presque complètement démontée, aux frais exclusifs de l'armateur chinois, qui a assumé ses responsabilités. L'État assume également les siennes. Depuis la fermeture du centre nucléaire de Mururoa, 40 % du potentiel d'avions tactiques, dont je dispose à Tahiti, assurent les liaisons logistiques avec l'atoll.

Aujourd'hui, la fréquence cardiaque du Pacifique, coeur du monde, s'accélère au rythme du réarmement des nations, avec des démonstrations de force et un mépris de plus en plus affiché du droit international par certains acteurs, notamment la Chine. En parallèle, la pandémie de la Covid-19 a fragilisé certains pays et facilité certaines économies souterraines nourrissant des trafics transitant notamment par la Polynésie française. Il nous est difficile de prédire ce qu'il se passera, mais une chose est sûre : la tendance de fond va vers un emballement que nous constatons quotidiennement dans nos missions.

La Chine, la Russie et les États-Unis, qui possèdent une très large façade sur le Pacifique, structurent la zone. On pourrait aussi parler de la Corée du Nord mais pour d'autres raisons. La force s'impose dans cette zone comme la seule voie de résolution de crises, au détriment de la résolution par le droit.

Je conclurai mon propos en évoquant la tyrannie des distances dans cette région. Les collègues aviateurs venus à Tahiti et Hawaï préparer le déploiement des Rafale ont tous dit : « que d'eau, que d'eau ! ». Le Pacifique représente un tiers de la surface du globe, la mer de Chine méridionale est plus grande que la Méditerranée. Dans ce contexte, assurer notre souveraineté et la défense de nos intérêts passera nécessairement par des investissements plus importants dans cette partie du monde. Il y en a eu cette dernière année en termes de sous-marins et d'avions de chasse. Une puissance capable de déployer aussi longtemps des avions de chasse ou un sous-marin nucléaire à l'autre bout du monde par rapport à sa base permanente force le respect de ses partenaires comme de ses compétiteurs. C'est une réalité, même s'il faudra certainement en faire plus.

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