Intervention de Teva Rohfritsch

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 16 décembre 2021 : 1ère réunion
Table ronde en commun avec la délégation à la prospective sur les outre-mer et l'indopacifique

Photo de Teva RohfritschTeva Rohfritsch :

L'amiral Rey évoquait tout à l'heure la tyrannie des distances. C'est une réalité, mais aussi un beau défi. Le Pacifique couvre un tiers de la surface du globe. En y ajoutant l'océan Indien, nous faisons face à une immensité évidente.

La France dispose de la deuxième étendue maritime après les États-Unis, avec la première étendue sous-marine. Nous avons néanmoins encore un certain nombre de défis à relever en termes d'exploitation, d'utilisation ou de préservation de cette étendue.

Le devoir d'initiative constitue selon moi un enjeu national. Si ce sujet peut faire l'objet de débats d'initiés, la conscience maritime française mériterait d'être réveillée au-delà du littoral hexagonal. Nous l'avons vu, peu de personnes sont capables de situer la Nouvelle-Calédonie sur une carte ou d'en situer les enjeux, par exemple. Ce n'est pas un reproche, mais un constat. Tous les débats que nous pourrons mener au sein de nos deux délégations concernant les moyens à attribuer à ces problématiques me semblent intimement liés à la conscience nationale de nos concitoyens sur leur intérêt.

Le Président de la République est récemment intervenu deux fois sur cette problématique, à Marseille pour le Congrès mondial de la nature, et à Nice sous l'angle de l'économie de la mer. Nous voyons dans cette démarche de devoir d'initiative et de responsabilité une affirmation assez forte de la nécessité de se positionner sur ces enjeux marins et océaniques. C'est une première qui va nécessiter que des actes, des stratégies et des plans précis soient déployés avec des moyens budgétaires ad hoc. Ce devoir d'initiative me semble aujourd'hui partagé au plus haut niveau.

Il nous faut un cadre de réflexion sur cette prise de conscience maritime. Nous avons, dans l'enceinte du CNML, proposé un certain nombre d'actions sur les plans de l'éducation, de l'animation, de l'accès à la connaissance du grand public. Les connaissances sur les océans ne sont pas suffisamment diffusées et comprises, tant dans l'Hexagone que dans nos régions du Pacifique. Nous vivons sur et dans la mer, mais n'avons pas assez accès à la connaissance. L'Indopacifique ne doit pas être une fiction, mais un axe fort de dimension nationale. On parle beaucoup de cette zone, d'une façon qui nous rappelle la conquête spatiale. Elle semble être le théâtre d'enjeux, de nouvelles problématiques et de nouvelles stratégies. Le commun des citoyens français pourrait cependant l'assimiler à un film de science-fiction se déroulant loin de chez eux, dont ils ne connaissent que peu les enjeux. Il faut à mon avis rendre ce sujet un peu plus concret.

Nous avons en outre besoin de comprendre en quoi la Polynésie française et les habitants de chacune de ses îles sont concernés par la dimension indopacifique. Ce sont des enjeux importants, également en termes d'intégration de ces territoires dans cette stratégie. Ceux qui font la France-sur-Mer, formule qui me semble plus adaptée que « l'outre-mer », doivent être associés à ces réflexions et ces travaux.

Ensuite, il y a dans les deux bassins océaniques une excellence française qui pourrait donner corps à une diplomatie océanique. C'est une nécessité au regard des enjeux de la planète, parmi lesquels figurent les effets du réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité, la connaissance fondamentale sur nos océans. Ce sont autant d'occasions de construire un label « Ocean French Touch » mettant en concordance les multiples filières que la France développe dans l'Hexagone et dans les outre-mer. La Polynésie française est par exemple un peu seule en matière de câbles sous-marins. Elle est compétente dans le domaine mais a besoin de l'appui du gouvernement français pour optimiser leur financement et pour être partie prenante des carrefours en train de se construire. La France l'accompagne dans ses discussions avec le Chili, mais, pour l'instant, les décisions prises ne passeront pas par nos territoires. Autre exemple, la stratégie sanitaire qui est d'actualité avec la crise du Covid. Tous les pays du Pacifique ont fermé leurs frontières faute de vaccins, de tests et d'accès à des biens médicaux, que les territoires français ont eu la chance d'obtenir du fait de leur appartenance à la République. Je pense que la France pourrait se positionner sur cet enjeu de santé mondiale.

Cette étendue mondiale est une chance, nous l'avons dit. La souveraineté place également nos eaux sous juridiction côtière. Les coordonnées géographiques de la quasi-totalité des lignes de base outre-mer ont été publiées et délimitées grâce à un travail du service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM). Il me semble important d'intégrer les collectivités ultramarines concernées dans ces discussions. Elles forment un gage supplémentaire de bon voisinage et de meilleure appréhension culturelle des usages. N'oublions pas que ces étendues et collectivités d'outre-mer sont avant tout peuplées d'habitants avec des traditions, une culture, une histoire et un ancrage. Les Polynésiens ne sont pas très éloignés des îles Cook ou Samoa, hormis leur langue. De nombreux éléments les rassemblent. La France ne se saisit pas suffisamment de cet enjeu dans le cadre de discussions régionales diplomatiques. La recherche de consensus doit primer sur le rapport de forces. Ces notions, si elles peuvent ici sembler galvaudées, prennent tout leur sens sous ces latitudes.

Je milite pour que nous puissions libérer davantage les capacités de nos collectivités à discuter et à être forces d'initiatives dans l'action régionale. La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont membres à part entière du Forum des îles du Pacifique. C'est une chance. Dans le cadre des compétences dévolues à nos deux collectivités, il semble que nous pourrions aller encore plus loin, en coordination avec le ministère des affaires étrangères, de manière à libérer ces initiatives. Un maillage pourrait ainsi se développer via nos collectivités. Les initiatives privées voient également le jour. Nous avons par exemple organisé les Pacific Business Days en Polynésie, rassemblant les chambres de commerce, les organisations patronales des îles Fidji, Samoa ou Cook, et celles des territoires français. Cela a permis de créer d'autres types de relations. Ces petites économies mises bout à bout représentent beaucoup. Ces îles correspondent en outre à des voix à l'ONU.

Nous manquons peut-être d'échanges entre les bassins Indien et Pacifique. Nous parlons d'Indopacifique, mais les relations et la coopération entre ces deux océans sont rares. Si nous souhaitons donner corps à cette zone, nous pourrions éventuellement commencer par leur dédier une plateforme commune.

Ensuite, la France doit être motrice sur une approche de pêche durable. L'amiral l'a rappelé, la ZEE polynésienne est bien surveillée. Plus aucune licence de pêche n'y est octroyée à l'intérieur. Seuls les pêcheurs polynésiens y sont autorisés. Nous pouvons tout de même nous interroger sur la portée écologique de cette protection. La zone de reproduction des thons dans le Pacifique se situe autour des îles Marquises. Nous pourrions donc envisager une approche internationale sur le sujet. Les thons ignorent les limites de la ZEE. Lorsqu'ils sont bien gros et moins pêchés chez nous, ils finissent dans les filets des senneurs alentours.

Nous identifions des enjeux de surveillance mais aussi d'accompagnement, par exemple des îles Cook. Ces petits États insulaires du Pacifique, mais grands États océaniques, n'ont d'autre ressource que celle des licences de pêche qui donnent lieu à de nombreux pillages. L'objectif ultime serait-il d'autoriser ces nations à avoir des flottilles pour pêcher et exporter leurs propres poissons ? Cet enjeu majeur, demanderait beaucoup de financements mais la France pourrait porter cet axe. Ces ressources halieutiques doivent être préservées. N'oublions pas que tout autour, ce sont des filets de senneurs qui ramassent les poissons que nous ne pêchons pas. Il y a bien un enjeu de préservation des ressources au-delà de ces frontières bleues. La France peut être motrice dans une approche de pêche durable dans le Pacifique. Le gouvernement polynésien entend proposer un « mur bleu » au sein duquel seraient préservées les ressources halieutiques, à l'image du « mur vert » en Afrique.

Le One Ocean Summit annoncé par le Président de la République augure d'une prise de position forte de la France sur la question fondamentale des océans. Les collectivités ultramarines pourront accompagner cette initiative française.

La France gardienne des ressources océaniques constitue un enjeu majeur. Nous avons évoqué les moyens déployés, de surveillance ou d'intervention. Les intervenants précédents ont attesté de l'optimisation des moyens mis à leur disposition. On peut tout de même rester songeur : avec deux patrouilleurs et deux bâtiments de soutien pour un tiers de la surface du globe, on pourrait sans doute améliorer cela.

Vous connaissez la promiscuité des États océaniques du Pacifique et la relativité qu'il y a à vouloir gérer de manière isolée et exemplaire la préservation des ressources si, à côté, il y a des dérives, du pillage. C'est un enjeu majeur, à l'échelle des causes mondiales que nous défendons.

Enfin, j'évoquerais la stratégie France 2030 : Les fonds marins - aller plus loin dans la recherche, connaître avant de décider, fixée par le Président de la République et qui semble réunir l'opinion dans ce domaine. Certains veulent s'arrêter à la connaissance, d'autres souhaitent aller plus loin. J'ai l'honneur d'être à l'initiative d'une mission d'information lancée par le Sénat sur cette stratégie. Il est nécessaire que le Parlement puisse regarder de plus près ses enjeux, la place de la France dans cet échiquier mondial, dans cette conquête des métaux précieux. Il faut aussi s'intéresser aux enjeux pour les collectivités d'outre-mer. La Polynésie française avait initié, il y a trois ans, une démarche d'inventaire des ressources minérales des fonds marins, pour identifier ce que l'on entend par « richesse des fonds marins ». Les enjeux sont différents selon l'état des stocks terrestres et les capacités à les observer puis les exploiter, à 6 000 mètres de profondeur le cas échéant.

La Polynésie française est compétente en la matière, pour les préserver ou les exploiter. France 2030 affirme une souveraineté nationale afin de positionner ses collectivités ultramarines aux avant-postes, mais aussi comme des lieux de développement des technologies qui seront nécessaires à cette exploration des fonds marins. Avoir des bâtiments pouvant descendre à 6 000 mètres pour réaliser des prélèvements et les analyser constitue un vrai défi pour l'industrie française. C'est l'occasion de développer de vrais savoir-faire nationaux. Ne pourrions-nous pas, cette fois-ci, encourager ces développements dans nos territoires, au plus près des endroits où ils seront utilisés ?

Au-delà de ce devoir d'initiative, nous identifions un devoir d'inventaire à l'échelle mondiale, ainsi qu'un engagement de durabilité. En Polynésie française, compte tenu de la biodiversité, nous n'avons pas de pétrole. Nous ne souhaitons même pas en trouver, puisque ce serait un désastre écologique. Avant de vouloir envisager une éventuelle exploitation de ces ressources minérales, nous souhaiterions d'abord en connaître la teneur, l'étendue des opportunités qu'elles présentent, les conditions de leur exploitation éventuelle et leur impact sur l'environnement.

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