Nous ne pouvons pas, selon moi, parler de prospective dans l'Indopacifique sans évoquer la Chine, cet acteur, voire ce perturbateur principal dans la zone. Elle dispose de moyens d'action politiques, diplomatiques, militaires et scientifiques bien différents de ceux des démocraties occidentales. Elle maîtrise le temps long, en pratiquant l'analyse fine du retour d'expérience historique, en pratiquant la planification à long terme et le respect de la continuité dans la réalisation des projets. Elle part de loin et voit loin.
Pour la comprendre, nous devons prendre en compte ses spécificités. Première puissance économique mondiale au début du XIXe siècle, la Chine s'est effondrée progressivement jusqu'en 1976. Ce siècle d'humiliation est en partie lié aux étrangers, pour la plupart venus de la mer, mais surtout aux nombreuses révoltes et luttes qui ont toujours marqué son histoire plurimillénaire. Ce deuxième élément est occulté, alors que le premier, l'ingérence étrangère, nourrit un ultranationalisme exacerbé. À la mort de Mao, la part de la Chine dans le PIB mondial avait chuté de 33 % à 4,9 %. À partir de 1978, Deng Xiaoping a ouvert cette « île géopolitique » à l'économie mondiale par le commerce maritime qui alimente les zones économiques spéciales créées le long des côtes. L'émergence économique fut fulgurante. Aujourd'hui, le pays nourrit un rêve chinois qui doit en faire la première puissance mondiale en 2049. Il applique pour cela le précepte de Sir Walter Raleigh, qui écrivait au début du XVIIe siècle « Celui qui commande la mer commande le commerce. Celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent, le monde lui-même ».
Pour protéger ses approches maritimes, il lui faut d'abord commander la mer de Chine et la mer Jaune, qui baignent également quatre autres puissances maritimes et économiques majeures : le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et Singapour, dont les échanges sont principalement maritimes. N'oublions pas le Vietnam, pays rapidement émergent.
La définition donnée au terme « commander » consiste ici à disposer d'une puissance dominatrice sur mer, qui permet de chasser le pavillon ennemi ou de ne le laisser apparaître que fugitivement. Pour cela, la Chine s'est dotée du garde-côte le plus important au monde, soutenu par les milices maritimes de plusieurs centaines de navires. Ces forces paramilitaires disposent d'une dizaine de bases construites dans les îles qu'elle a annexées en appliquant la méthode « du saucisson » ou « des feuilles de chou ». Elle a lentement accumulé de petites actions dont aucune ne pouvait constituer de casus belli, mais qui ont conduit à un changement stratégique majeur au fil du temps.
La Chine veut pouvoir contrôler prioritairement les routes maritimes à destination de l'Europe et de l'Afrique. C'est là qu'elle déploie principalement l'initiative de la ceinture terrestre et de la route de la soie maritime du XXIe siècle. Elle le fait en prenant le contrôle économique et opérationnel de ports marchands d'outre-mer, indispensables à l'écoulement fluide de ses flux maritimes. Ce sont autant de points de soutien logistique pour sa puissante marine de guerre. Celle-ci est équilibrée, mais encore insuffisamment préparée. Elle est aujourd'hui la première au monde en nombre d'unités et croît à un rythme inédit.
La Chine se dote aussi progressivement de grandes bases opérationnelles avancées, capables de maintenir des forces navales puissantes à proximité de points de passage obligés que sont les détroits donnant accès à l'océan Indien, aujourd'hui pivot de son commerce.
Dans l'océan Pacifique, il lui faut franchir la première ligne d'îles, à terme par la prise de Taïwan, pour avoir un accès non contraint à la route de la soie arctique, et pour gagner un espace stratégique vital. Pour cela encore, elle pratique la prédation économique en faisant tomber les micro-États dans le piège de la dette. Cela conduit parfois à des émeutes contre ses ressortissants, comme aux îles Salomon.
La Chine, qui a le temps pour elle, n'intervient que rarement par la force. Elle est aujourd'hui militairement agressive, culturellement expansionniste et économiquement conquérante. Très présente dans l'océan Indien, elle étend maintenant son emprise sur le Pacifique sud où elle cherche une base opérationnelle avancée. C'est ce qu'a longtemps été la Nouvelle-Calédonie pour les forces américaines, avec beaucoup d'efficacité.