Intervention de Sarah Mohamed-Gaillard

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 16 décembre 2021 : 1ère réunion
Table ronde en commun avec la délégation à la prospective sur les outre-mer et l'indopacifique

Sarah Mohamed-Gaillard, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), spécialiste de l'histoire de l'Océanie et de la politique de la France dans le Pacifique Sud :

Historienne, je travaille sur le Pacifique. Je me limiterai donc à ce seul bassin. Je prendrai pour point de départ le contexte de la sortie de la Nouvelle-Calédonie de l'accord de Nouméa. Celle-ci illustre parfaitement les intérêts de la France en Océanie, à savoir une souveraineté discutée au moment même où elle réinvestit l'importance stratégique de l'archipel dans un contexte géopolitique international mouvant.

Ce référendum devrait, selon moi, attirer l'attention sur trois éléments. D'abord, ce dossier ne peut pas se résoudre par les urnes si la réponse soumise au vote est binaire, « oui » ou « non » à la France. Ensuite, une période de transition s'est ouverte jusqu'à la fin du mois de juin 2023, visant à permettre l'élaboration d'un ou deux projets statutaires pour l'avenir de l'archipel. Plusieurs options sont possibles, mais l'élaboration d'un projet de statut fédérant une large partie de la société calédonienne, au-delà de ses clivages politiques, rendra nécessaire de l'impliquer largement dans le débat. Elle demandera vraisemblablement aux acteurs de faire une nouvelle fois preuve d'imagination politique, ce qui implique un volontarisme fort de l'ensemble des acteurs. Enfin, la campagne a davantage mis un accent inédit sur les répercussions géopolitiques du choix opéré par les Calédoniens que sur l'enjeu de décolonisation que représente l'archipel.

En Nouvelle-Calédonie comme dans l'ensemble des outre-mer, la politique intérieure de la France et ses ambitions de puissance sont étroitement mêlées. Or, les impératifs stratégiques de la seconde ne peuvent supplanter le droit des peuples à l'autodétermination, ou plus largement aux aspirations politiques locales, sans risque politique pour cette même France. Une évolution de la Nouvelle-Calédonie vers un autre statut - État associé ou association librement consentie, par exemple - pourrait être suivie par la Polynésie française, ce qui pourrait être assimilé à une fragilisation de l'ancrage océanien de la France, pesant lourdement sur son domaine maritime.

Nous pouvons toutefois inverser le regard. L'intérêt géopolitique dont la France investit les outre-mer en Indopacifique peut lui imposer de réévaluer sa politique ultramarine pour y maintenir ses intérêts. Cela pourrait l'inciter à les intégrer davantage dans le processus de décision de la République, ce qui revient à s'appuyer sur le local pour construire une stratégie globale. Évidemment, le cas de la Nouvelle-Calédonie est singulier. Il interpelle sur la façon donc la France envisage ses outre-mer, et sur la place qu'elle leur concède dans sa politique ultramarine, mais aussi dans sa stratégie indopacifique. En ne cantonnant pas ses outre-mer aux rôles d'avant-postes, mais en les pensant comme des partenaires impliqués et actifs dans l'élaboration et la concrétisation sur le terrain de la stratégie indopacifique, la France pourrait sécuriser ses intérêts politiques locaux et asseoir durablement ses ambitions globales.

Cette voie est déjà expérimentée à l'échelle régionale. Paris a déployé une intense activité diplomatique pour que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française accèdent au statut de membres à part entière du Forum des îles du Pacifique, enceinte pourtant réservée aux États océaniens souverains.

À l'échelle régionale, les collectivités du Pacifique peuvent être des acteurs du multilatéralisme, notamment sur la question environnementale. En juillet 2015, le Groupe des Dirigeants polynésiens, auquel prend part la Polynésie française, s'est engagé à lutter contre le changement climatique, notamment en parlant d'une seule voix lors de la COP21. La signature de la déclaration de Taputapuatea, dont il faut souligner la portée régionale, a été accompagnée par la France qui préparait alors la COP21 et cherchait à intensifier le dialogue avec les États insulaires. Quelques jours avant l'ouverture de la Conférence, le président François Hollande avait d'ailleurs relancé la pratique du sommet France-Océanie afin de poursuivre le dialogue sur ces sujets avec les États océaniens.

En répondant aux priorités nationales et régionales des États insulaires, la question de l'environnement constitue un moyen de ne pas restreindre l'Indopacifique à sa seule dimension stratégique, et permet d'insister sur un enjeu commun, à savoir une meilleure intégration de l'Océanie au sein de l'immense espace que recouvre l'Indopacifique. À l'échelle du Pacifique, l'importance du dossier environnemental permet à la France d'approfondir son rôle en impulsant et en participant directement ou par l'intermédiaire de ses outre-mer à une coopération régionale. C'est dans cette perspective que peut se tenir le One Ocean Summit, initiative très bien accueillie par les membres du Forum des îles du Pacifique.

Les préoccupations environnementales, qu'il s'agisse d'initier de nouvelles dynamiques de coopération ou d'assurer la sécurité et la stabilité de la zone, peuvent être perçues comme un moyen pour la France d'asseoir son rôle d'acteur du Pacifique, et non d'acteur dans le Pacifique. Ce dossier de l'environnement constitue un élément important pour les diplomaties océaniennes. Il peut être un élément de relance de la diplomatie française dans la région. Au-delà, il participe à la création d'un narratif régional ancré dans les collectivités ultramarines, ce qui pourrait porter à l'échelle régionale un point de vue partagé par la France, et mener à une considération des outre-mer comme des partenaires acteurs et moteurs, répondant ainsi à des aspirations locales.

À l'instar des premiers pas faits sur l'environnement, la stratégie indopacifique pourrait chercher à s'appuyer davantage sur le local et à accompagner l'élaboration de ce narratif géopolitique dans les collectivités, en s'appuyant sur leur ancrage et leur insertion régionale, de manière articulée avec les impératifs globaux de la France.

L'analyse des politiques ultramarines de la France montre qu'elles sont souvent pensées par à-coups, dans des situations de crise, alors qu'elles pourraient être anticipées, surtout au moment où la France réinvestit ses outre-mer.

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