Je vous remercie de me donner la parole au titre de Tactis, mais aussi en tant que président du groupe de travail international du Comité stratégique de filière des infrastructures du numérique. Ce comité, dont font partie ASN et Orange Marine, se consacre à la promotion internationale du savoir-faire français. Nous oublions parfois que les industries françaises des télécommunications demeurent des puissances européennes.
Je rappelle dans un premier temps, et nous l'avons constaté avec la crise sanitaire, que nous faisons face à une transformation numérique de nos sociétés. Cependant, comme l'ont précisé Camille Morel et Alain Biston, nous sommes également confrontés à une nette disparité entre les différents territoires, et notamment ultramarins.
On compte aujourd'hui près de cinq milliards d'internautes, soit un milliard de plus qu'il y a trois ans. En raison de la crise sanitaire, les prévisions ont été dépassées de douze mois : la croissance dans ce domaine est beaucoup plus importante que prévu, et cette accélération se poursuit. La vidéo représente plus de 80 % du trafic mondial sur Internet. Ces vidéos sont consultées principalement sur des smartphones et des téléphones, qui sont plus de onze milliards à être connectés dans le monde. D'autres usages sont très sensibles (santé, sécurité, développement économique, etc.).
Le trafic Internet à l'échelle mondiale est devenu le pétrole des temps actuels. Ces transmissions de données présentent en effet des enjeux équivalents à ceux qui portaient sur les approvisionnements carbonés du XIXe siècle. Un pays en incapacité d'approvisionner son industrie peut fragiliser son économie. Ces infrastructures, que nous cherchons à protéger, peuvent être comparées, de par leur importance, aux ports pétroliers ou gaziers du XIXe siècle.
Cette constatation contrebalance mon propos liminaire sur un usage principalement récréatif de l'Internet. Pourtant, nous parlons bien d'une transformation profonde de nos sociétés. Les câbles sous-marins constituent les clés de cette transformation, puisqu'ils acheminent près de 99 % du trafic mondial, contre 1 % seulement pour les satellites, même si ces derniers sont également utiles.
Nous ne disposons pas d'une capacité suffisante de résilience en cas de coupure totale d'un câble. Si ces câbles deviennent des éléments structurants du développement de nos sociétés, leur caractère indispensable constitue aussi une fragilité.
Concernant les disparités qui peuvent exister dans ce domaine, nous avons mené en 2014 et 2015 une étude sur la continuité territoriale numérique pour l'Agence du numérique et la Caisse des Dépôts. Nous avons ainsi constaté que le consentement à payer d'un opérateur pour la bande passante correspond environ à 5 % du revenu moyen mensuel d'un abonné, soit approximativement deux euros. Le service Internet dépend donc de la capacité du fournisseur d'accès à Internet (FAI) à acheter à bon marché de la bande passante issue des câbles sous-marins. Si l'opérateur peut investir ces 5 % dans les câbles sous-marins, il ne bénéficie pas du même tarif d'achat de la bande passante à Nouméa, Papeete ou Paris.
Les GAFAM investissent en surcapacité. Dans ces conditions, les prix devraient baisser en conséquence. Tel est le cas, mais ce constat ne se vérifie pas dans toutes les régions du monde. Nous estimons aujourd'hui que seuls 30 % des câbles sont utilisés. Nous avons comme défi de sécuriser ces routes, les approvisionnements, d'assurer des prix compétitifs, mais nous devons également être attentifs aux routes qu'empruntent ces données et à leur sécurisation.
La fragilité des câbles a été mise au jour avec les révélations d'Edward Snowden en 2012 et 2013. Rien n'est en effet plus simple que de couper un câble sous-marin. Aujourd'hui, des pylônes de téléphonie mobile sont incendiés, des noeuds de réseau fibre sont coupés. Certes, les câbles ne sont pas attaqués, mais ils sont très fragiles. Il serait ainsi très facile pour une puissance étrangère ou un groupe malveillant de couper un câble. Pour prévenir de possibles incidents, il convient de diversifier les câbles et multiplier les routes. Si le fait de disposer de deux câbles peut procurer un sentiment de sécurité, la réalité est tout autre.
Par ailleurs, au regard des menaces représentées par les écoutes menées depuis 15 ou 20 ans, ces routes sont problématiques. Aujourd'hui, l'Angleterre possède une cinquantaine de câbles sous-marins, soit deux fois plus que la France. Le même constat prévaut pour les data centers. Les États-Unis, avec 40 % des data Internet, sont les leaders mondiaux en la matière. Ils hébergent également dix des treize serveurs de route Internet. Nos données transitent ainsi par les États-Unis ou l'Angleterre : environ 80 % des échanges intra-européens passent par l'Amérique du Nord. L'enjeu géopolitique est donc considérable. Les Américains se sont dotés d'une « Team Telecom » qui examine avec attention les projets de routes transitant par les États-Unis, pour vérifier la présence éventuelle d'intérêts chinois. Une autorisation est donnée ensuite en fonction de cet examen.
Nous devons donc à la fois être ouverts sur le monde et ne pas faire preuve de naïveté, accepter de commercer avec le monde entier tout en restant vigilants sur les règles. Or l'Europe a parfois tendance à oublier cette vigilance. Le sommet Afrique-Europe prévu à Bruxelles en février peut se révéler intéressant sur ce point. Alors que l'Afrique a vécu une décolonisation politique à partir des années 1950, les deux continents connaissent aujourd'hui une situation comparable de « colonisation numérique » et ont ainsi perdu une partie de leur souveraineté.
En outre-mer, les territoires ont joué un rôle important, notamment dans les échanges entre public et privé. Je citerai deux exemples. À la fin des années 1990, l'île de La Réunion n'était pas incluse dans le projet SAFE pour lequel il n'était pas prévu de branching unit pour raccorder le territoire. Il a fallu une mobilisation politique des autorités réunionnaises pour convaincre l'opérateur historique de relier l'île dans le cadre de ce projet. Autre exemple à Mayotte, avec un projet lancé par des opérateurs privés il y a quelques années : là encore, il n'était pas prévu de relier l'île, mais l'intervention des autorités locales a permis de prolonger ce projet privé jusqu'à Mayotte.
L'action public-privé peut donc aider à désenclaver des territoires mal desservis, tout en travaillant sur une dimension géostratégique. Par exemple, les Caraïbes sont aujourd'hui au coeur de batailles stratégiques et techniques. La Martinique, avec ses sept câbles, peut devenir un hub de la région. La Guadeloupe est partie prenante d'une concession, Global Caribbean Network, dont le contrat arrive à terme fin 2022. Dans ce cadre, quelles actions peuvent mener ces territoires, parallèlement aux acteurs privés, dans une sous-région où les relations avec l'Amérique du Nord sont quelquefois difficiles ? Les territoires français possèdent le potentiel pour agréger des projets dans le domaine, et ce jusqu'à la Guyane et l'Amérique du Sud.
Ces câbles sont devenus des éléments essentiels de notre économie. Nous devrons donc travailler plus efficacement dans les prochaines années avec les écosystèmes privés, car nous disposons de moyens peu nombreux, et nous devons les utiliser pour agir de manière optimale avec des partenaires régionaux. Il existe des projets de routes directes vers l'Afrique, mais aussi dans le Pacifique sud entre l'océan Indien et l'Amérique du Sud sans passer vers les routes du Nord, considérées comme sécuritairement sensibles. Ces programmes peuvent constituer des opportunités importantes pour la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française, et peuvent accorder à l'Europe un rôle pivot auprès de partenaires sud-américains sensibles aux questions d'indépendance et d'approvisionnement numérique.