Mes chers collègues, la France a adopté en 2017 une stratégie nationale pour la mer et le littoral qui constitue le cadre de référence pour l'ensemble des politiques publiques maritimes sur une période de six ans.
Dans cette première partie, je m'attacherai à faire le bilan de cette stratégie qui a pris la forme d'un décret publié le 23 février 2017 et dont le pilotage et le suivi ont été confiés au ministère de la transition écologique !
Je commencerai par énoncer une évidence : la France est une puissance maritime grâce à ses outre-mer.
Par son histoire, notre pays a en effet hérité d'une géographie singulière constituée de l'ensemble formé par la France hexagonale et ses douze territoires ultramarins. La France possède ainsi le deuxième espace maritime mondial en superficie, derrière les États-Unis mais bien avant l'Australie et la Russie, avec près de 11 millions de km², soit vingt fois la superficie de la seule France hexagonale. Sur ce total, les espaces maritimes ultramarins représentent à eux seuls près de 97 %, avec près de la moitié pour la Polynésie française. Viennent ensuite les Terres australes et antarctiques (presque 2 millions de km2), la Nouvelle-Calédonie (1,5 million de km2), l'île de Clipperton avec une ZEE de 440 000 km2, et la France métropolitaine d'un espace maritime de 350 000 km2.
Autre originalité, la France est le seul pays dans le monde présent sur quatre océans : Atlantique, Indien, Austral (par le biais des TAAF) et Pacifique. Elle a des frontières maritimes avec 30 États, soit plus que tout autre pays.
L'image d'une « France monde » utilisée parfois, qui rayonne sur toutes les mers grâce à ses territoires ultramarins, prend donc tout son sens.
Non seulement le domaine maritime français est considérable mais encore il progresse. Je vous renvoie à notre rapport concernant le programme Extraplac qui a permis à la France en 2015 et 2020 d'étendre son plateau continental de plusieurs centaines de milliers de km2.
Cet espace maritime est source de richesses. Même si l'économie bleue représente moins de 3 % du PIB français, le potentiel est immense en termes d'exploration, d'exploitation, d'énergies renouvelables, de tourisme, de développement, de croissance et de projets d'avenir.
De plus, cet espace est au carrefour de tous les grands enjeux actuels : les enjeux géopolitiques, sécuritaires, diplomatiques avec les problématiques de souveraineté et la montée des menaces internationales ; les enjeux économiques avec les défis concernant les secteurs traditionnels (pêche, ports, tourisme) mais aussi les ressources d'avenir comme l'aquaculture, l'algoculture ou les métaux rares ; les enjeux de communication avec le développement des câbles sous-marins qui assurent 95 % du trafic mondial de données ; les enjeux énergétiques avec de nouvelles technologies utilisant la mer comme source d'énergie ou lieu de forage ; les enjeux scientifiques et de recherche avec les problématiques d'exploration et de connaissance des fonds marins ; les enjeux environnementaux avec les questions de protection des océans, de dérèglement climatique ou de montée des eaux... On sait par exemple que les océans produisent la moitié de l'oxygène contenu dans l'atmosphère !
On voit donc combien les problématiques maritimes et ultramarines sont imbriquées, et les atouts extraordinaires que les outre-mer ont à faire valoir.
Pourtant, cette réalité est largement sous-estimée, voire ignorée.
D'un côté, la France a longtemps tourné le dos à la mer, se concentrant sur ses ambitions continentales. Dans leur rapport Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans, publié en juillet 2012, les sénateurs Jeanny Lorgeoux et André Trillard évoquaient notamment un déficit d'éducation géostratégique. Selon nous, la difficulté tient surtout au fait que la France hexagonale connaît mal ses outre-mer. Loin d'être vus comme des atouts pour notre pays, ils sont trop souvent perçus à travers leurs handicaps ou leurs retards.
D'un autre côté, les territoires ultramarins sont aussi relativement peu tournés vers la mer. Lors des auditions, nombre d'intervenants ont invoqué des freins culturels. Selon, le secrétaire général à la mer, Denis Robin, il faut aussi ajouter la propension du secteur privé à envisager des échanges maritimes exclusivement avec l'Hexagone, notamment pour l'approvisionnement.
Sophie Brocas, directrice générale des outre-mer, a souligné des freins génériques aux outre-mer, et en particulier le manque de réflexe et de culture des outre-mer dans les instances nationales, ce qui fait que les politiques nationales ne prennent souvent pas, ou insuffisamment, en compte la dimension ultramarine. Le deuxième frein, selon elle, est le manque d'ingénierie dans les outre-mer. Le problème n'est pas financier, il tient de l'incapacité à mettre en oeuvre des projets ambitieux. D'autres freins sont liés à l'enjeu maritime lui-même. Je la cite : « Les métiers de la pêche par exemple ne sont pas attractifs pour les jeunes générations, la présence massive des risques naturels est un frein, les filières autour de l'économie bleue sont insuffisamment structurées et la coopération à l'échelle des bassins est encore très récente ».
La conséquence est que « la France est une puissance maritime qui s'ignore », selon une formule consacrée.
Mes collègues et moi-même considérons que ces freins ne sont pas pourtant indépassables, encore faut-il avoir une vision et une ambition communes à proposer à nos populations.
Or, la Stratégie nationale pour la mer et le littoral adoptée en 2017, censée permettre de « libérer le potentiel français » avec 4 orientations stratégiques et 26 actions prioritaires, présente un bilan décevant. Notre évaluation critique repose sur plusieurs constats.
Tout d'abord, les outre-mer ne sont toujours pas considérés à la hauteur de leurs apports : le ministère des outre-mer par exemple n'est pas mentionné alors que le document précise que le rayonnement de notre pays s'appuie sur l'ubiquité qu'offrent à la France ses outre-mer !
Ensuite, le document annonçait que les orientations « seront déclinées pour chaque bassin maritime, comme pour les façades métropolitaines, en tenant compte de leurs particularités, notamment en termes de gouvernance et d'implication régionale ». Deux stratégies de bassin seulement ont été adoptées à ce jour, à la suite d'une longue procédure : le document Sud océan Indien, qui regroupe La Réunion et Mayotte, et celui des Antilles.
Les priorités, de nature très générale, ne sont pas suffisamment opérationnelles pour que les acteurs maritimes puissent s'en emparer.
L'approche par bassin océanique manque d'une déclinaison par territoire afin que chaque collectivité puisse s'en emparer et agir. Ainsi, par exemple, la stratégie pour La Réunion ne peut être celle adoptée pour Mayotte. Par ailleurs, cette déclinaison n'a pas pu concerner les collectivités du Pacifique puisqu'en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, la compétence maritime et la compétence sur la ZEE ont été transférées aux gouvernements territoriaux.
Cette stratégie a aussi été rendue illisible par la multiplication des documents stratégiques (pour la sûreté des espaces maritimes, l'exploration et l'exploitation des fonds marins, les ports, la biodiversité, les aires protégées, l'érosion côtière, etc.). Nous en avons recensé plus d'une dizaine dans notre rapport et le Président de la République a annoncé à Brest une stratégie pour les pôles !
Enfin, cette stratégie, par essence transversale, soulève un problème de pilotage et de gouvernance. Comme l'a souligné Annick Girardin, « La stratégie maritime nationale ne dépend pas uniquement du ministère de la mer. C'est une stratégie impliquant l'ensemble du Gouvernement afin de porter à ce niveau, la vision de l'Archipel France dans un monde aux multiples enjeux. » Or l'architecture actuelle manque de lisibilité.
D'un côté, le Secrétariat général de la mer assure traditionnellement la coordination de toutes les politiques ministérielles relatives à la mer et reste en charge auprès du Premier ministre des CIMer, ces fameux comités interministériels qui fixent les orientations gouvernementales dans ce domaine, comme avant.
D'un autre côté, le ministère de la mer qui a été recréé en 2020 est appelé à défendre les objectifs politiques de la stratégie maritime. La Direction générale de la mer (DGMer) qui doit l'appuyer a du mal à émerger - c'est le cas de le dire - et sa création a été repoussée à mars 2022.
Si on peut se féliciter d'un portage politique de l'ambition maritime française, on peut regretter qu'à l'inverse du Canada, la France ne soit pas allée jusqu'à créer un ministère régalien ayant autorité pour toutes les questions maritimes.
Dans notre rapport, nous proposons, dans la perspective de la prochaine stratégie maritime couvrant la période 2023-2029, de rompre avec la « méthode descendante » de 2017 et de prévoir en amont une plus large association des élus de chaque territoire ultramarin, en tant que représentants des populations concernées, au processus d'élaboration de la prochaine stratégie.
Au regard des enjeux, cette stratégie devrait, en outre, être relevée au niveau législatif plutôt que de faire l'objet d'un simple décret. Il convient donc de prévoir un grand débat devant le Parlement sur ses orientations.
Mais nous croyons surtout qu'il faut aller plus loin et engager une véritable révolution culturelle autour de notre rapport à la mer ou à l'océan.
Il faut donc d'une part, encourager l'acculturation au « fait maritime », d'autre part, donner toute sa place à la gouvernance territoriale afin d'incarner, au plus près des territoires, cette « France maritime ». Selon l'expression du président du Conseil économique, social et environnemental de La Réunion, Dominique Vienne, il faut passer « du pacte jacobin au pacte océanien ».
Il incite aussi à l'instauration de parlements de la mer dans les territoires, comme en Bretagne ou dans les Hauts-de-France. Pour notre part, nous proposons a minima de mettre en place, au niveau de chaque collectivité d'outre-mer, des commissions maritimes ad hoc compétentes en matière de gestion de l'espace du secteur mer et du littoral, d'aménagement du territoire hinterland et de formation.
Nous souhaitons pour l'avenir un fléchage des financements correspondant à la mise en oeuvre de la stratégie maritime dans les territoires.
Nous considérons aussi que les outre-mer sont une chance pour l'acculturation océanique française car la plupart d'entre eux entretiennent des liens d'étroite proximité avec l'océan.
Pour y parvenir, deux leviers sont indispensables : l'éducation et la formation.
Une des actions prioritaires de la stratégie de 2017 était d'« Enseigner la mer ». L'offre éducative est restée néanmoins très limitée et insuffisamment attractive. Denis Robin a même parlé d' « échec » dans ce domaine. C'est pourquoi nous proposons cinq mesures pour :
- développer une « conscience bleue française », en référence aux préconisations du rapport de notre collègue Teva Rohfritsch au Conseil national de la mer et des littoraux (CNML) ;
- de promouvoir le Brevet d'initiation à la mer (BIMer) dans tous les collèges et lycées, en particulier dans les régions maritimes ;
- développer des classes « enjeux maritimes » dans les établissements scolaires par des partenariats avec les grandes fondations et des personnalités engagées dans le monde maritime ;
- de réaliser une étude GPEC (gestion pour l'emploi et les compétences) par territoire pour mieux orienter les jeunes vers les métiers de la mer ;
- généraliser les plateformes des métiers du maritime dans tous les territoires ultramarins, sur le modèle de ce qui en train de se mettre en place à la Martinique.
Nous pensons qu'il faut agir vite car nous avons un contexte exceptionnellement favorable pour mener « cette révolution culturelle ». 2022 pourrait en effet être une année charnière pour la mobilisation autour des enjeux maritimes.
La présidence du Conseil de l'Union européenne en particulier est l'opportunité de promouvoir une vision française au sein de l'Union européenne et dans les négociations internationales.
Je ne reviens pas sur le Sommet de l'Océan qui s'est tenu à Brest du 9 au 11 février 2022, mais notons que celui-ci a permis de rehausser le sujet de la protection des océans au niveau des chefs d'États et de gouvernement alors que cette problématique a longtemps été laissée à un niveau technique. Autre fait remarquable : une collectivité ultramarine a été pleinement associée à ce sommet, la Polynésie française, et a contribué à son succès. Et on sait aussi que pas moins de six réunions internationales sont déjà prévues d'ici la fin de l'année 2022 sur ce sujet...
Un autre facteur favorable est la présidence de la Conférence des présidents des régions ultrapériphériques (RUP), assurée jusqu'en novembre 2022 par la Martinique.
En mai 2022, la Commission européenne proposera sa nouvelle stratégie à l'égard des RUP. Comme nous l'ont indiqué Stéphane Bijoux, député européen, et Joël Destom, membre du Comité économique et social européen (CESE), le Parlement et le CESE ont fait des propositions en vue d'un Blue deal, afin de placer les questions maritimes au coeur de la stratégie de la Commission européenne, propositions que nous suggérons de soutenir.
Enfin, il faut permettre aux outre-mer de jouer leur rôle d'ambassadeurs dans leurs bassins respectifs. Nous proposons que les collectivités d'outre-mer soient systématiquement associées aux visites et réunions de haut niveau organisées par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères lorsqu'elles concernent leur bassin océanique car nous pensons que les outre-mer ont besoin de plus de reconnaissance et d'intégration dans notre politique nationale et internationale.
Pour conclure et en résumé de cette première partie, notre rapport propose de replacer les outre-mer au coeur de la stratégie maritime nationale. Je vous remercie pour votre attention.