Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 1er mars 2022 à 15h30
Politique étrangère et de défense — Décision de la russie de faire la guerre à l'ukraine : communication

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin, président :

Nous devons nous pencher aujourd'hui sur un sujet important, l'Europe de la culture et du patrimoine. Mais je ne pouvais pas ouvrir cette réunion sans commencer par vous faire une communication sur l'agression russe contre l'Ukraine intervenue il y a quelques jours, et sur les échanges que j'ai eus à ce propos avec nos homologues des pays européens frontaliers de l'Ukraine et de la Russie, d'autant que vous serez certainement beaucoup sollicités par les médias : mieux vaut que nous disposions d'une base partagée d'informations. La description de l'offensive et de la situation militaire sera faite ce soir en séance publique : après le Premier ministre et les présidents de groupe, et avant le président Cambon, je disposerai d'un temps de parole au nom de notre commission.

Les sanctions adoptées toucheront d'abord les plus hauts dirigeants russes : dans un premier temps, il était hors de question de sanctionner directement le peuple - même si la densité et la puissance des sanctions économiques ne tarderont pas à produire des effets plus longs, et notamment en matière d'inflation. Des membres de la Douma sont visés directement, ainsi que le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dont les capacités patrimoniales sont restreintes. Des journalistes sont aussi atteints, et de nombreux oligarques, dont la liste s'est encore allongée hier : leurs avoirs sont gelés et ils ne peuvent plus entrer dans l'Union européenne. Les vols vers la Russie sont suspendus. Les médias d'État russes sont globalement bannis, parce qu'ils mènent des actions de désinformation. C'est le cas de Russia Today et de Sputnik. Le second, d'ailleurs, nous sollicitait très souvent. Pour ma part, je n'ai jamais répondu à ces sollicitations, craignant que tout ce que je pourrais dire soit déformé.

Plusieurs banques russes ont été exclues du système interbancaire international Swift, notamment celles qui financent les entités séparatistes. Swift relie 220 pays et territoires et assure 40 millions de transactions par jour. La Banque centrale russe elle-même est bannie de toute transaction, et ses avoirs en devises sont gelés, ce qui a provoqué l'effondrement du cours du rouble, qu'elle a tenté de soutenir en remontant son taux directeur de 9,5 % à 20 %. Ne sont pas concernées, toutefois, les banques qui interviennent dans les exportations de produits énergétiques, qui se règlent en devises.

L'exclusion de Swift est une sanction rare et puissante, à laquelle les 27 ont fini par se rallier tous. Cela ne suffira pas, néanmoins, à couper la Russie du commerce mondial, car celle-ci a développé un équivalent, le Système de transfert de messages financiers (en russe Ñèñòåìà ïåðåäà÷è ôèíàíñîâûõ ñîîáùåíèé, SPFS), qui prend en charge 20 % de ses transactions internationales, notamment avec les pays satellites de l'ex-URSS.

En complément de ces représailles envers la Russie, l'Union européenne s'est mobilisée pour soutenir l'Ukraine au plan militaire et humanitaire. Elle a activé la Facilité européenne pour la paix (FEP). Doté de 5 milliards d'euros pour la période 2021-2027, ce nouvel instrument extrabudgétaire de réponse aux crises internationales prend la suite de la Facilité africaine pour la paix, mais avec un champ d'intervention étendu à l'ensemble du monde. Il autorise l'achat d'armes létales et leur fourniture à des étrangers. L'Union européenne a débloqué à ce titre 500 millions d'euros pour financer des livraisons d'armes à l'Ukraine.

Ces financements s'ajoutent aux mesures décidées de façon bilatérale par les États membres, dont plusieurs, parmi lesquels la France, ont également décidé de fournir équipements, armes, munitions, carburant et même véhicules ou avions de combat à l'Ukraine, rompant pour certains, comme l'Allemagne ou la Finlande, avec un tabou ancien. Mon homologue de l'Assemblée nationale, Sabine Thillaye, qui a des origines allemandes, m'a confirmé qu'il s'agit d'un virage à 180 degrés de la part des autorités allemandes, qui s'interdisaient jusqu'alors toute intervention dans un conflit armé, en tous cas par la livraison d'armes létales.

Les règles de l'espace Schengen ont été mises entre parenthèses. La Commission européenne a appelé les États membres à réduire les formalités administratives à remplir par les ressortissants ukrainiens fuyant la guerre. Ainsi, à la frontière polonaise, les passeports ne sont plus exigés, et une carte d'identité suffit. Dans les faits, souvent sous la pression de leurs opinions publiques, les États membres ont agi, en coordination avec l'Union européenne, avec rapidité et pragmatisme.

Avant-hier, le Conseil des ministres de l'intérieur de l'Union européenne a déclenché le dispositif intégré de l'Union européenne pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise (en anglais Integrated Political Crisis Response, IPCR). L'IPCR est destiné à permettre une prise de décision rapide et coordonnée au niveau politique en cas de crise majeure et complexe. Il a déjà été utilisé fin 2015 lors de la précédente crise migratoire, et plus récemment pour faire face à la pandémie. Les ministres se sont ainsi entendus, même si la décision formelle ne sera prise que jeudi, pour accorder la protection temporaire à l'ensemble des ressortissants ukrainiens qui ont trouvé refuge dans les États membres, par la mise en oeuvre de la directive 2001/55/CE, applicable en cas d'afflux massif de personnes déplacées, mais qui n'avait jamais été utilisée.

Aux termes de cette directive, la protection temporaire sera octroyée aux personnes bénéficiaires pour une durée d'un an, cette durée pouvant ensuite être prorogée jusqu'à trois ans en tout. Au cours de cette période, les ressortissants concernés peuvent exercer une activité salariée ou non salariée. Les États membres veillent à leur donner accès à un hébergement approprié ou à leur donner les moyens de se procurer un logement. Les ressortissants visés bénéficient également du soutien nécessaire en matière d'aide sociale et de soins médicaux. Ceux qui ont moins de 18 ans ont le droit à la scolarité. Cela risque de soulever des difficultés, parce que les moyens d'accueil scolaire sont limités dans les pays limitrophes. Notre collègue slovaque m'expliquait tout à l'heure que les écoles maternelles auraient beaucoup de mal à accueillir tous les enfants. Cette protection temporaire ne préjuge pas de la qualité de réfugié des intéressés, mais ces derniers peuvent déposer une demande d'asile à tout moment.

Les chiffres sont déjà massifs, et en très peu de temps. En 2015, la crise migratoire avait amené un million de réfugiés, mais en plusieurs mois. Avec cette crise, nous atteindrons ce chiffre en quelques jours.

Au-delà de ces réactions immédiates, je souhaite évoquer avec vous les suites que cette crise pourrait avoir pour l'Union européenne, pour son équilibre, sa sécurité, son unité et même son identité.

L'agression militaire russe provoquera, et provoque déjà, de multiples déséquilibres. Au plan migratoire, d'abord : plus de 500 000 Ukrainiens ont déjà fui leur pays. Les hommes de 18 à 60 ans sont appelés à rester pour se battre dans le cadre de la mobilisation générale décrétée par le Gouvernement ukrainien. Les principales destinations de ceux qui quittent le pays pour se rendre en Union européenne sont la Pologne, pour plus de la moitié d'entre eux, et la Hongrie, la Roumanie et la Slovaquie, qui sont limitrophes. Les Lituaniens nous ont dit tout à l'heure qu'ils prenaient également les dispositions nécessaires pour faire face à un fort flux migratoire.

Selon l'ONU, l'Union européenne doit se préparer à une crise humanitaire de proportions historiques, qui pourrait aboutir à ce que plus de 7 millions de personnes soient déplacées, y compris à l'intérieur du pays, si l'offensive russe se poursuit. C'est un défi gigantesque, qui frappe d'abord les pays limitrophes. Je viens de m'en entretenir avec mes homologues, et cette situation les inquiète au plus haut point, même si la solidarité prévaut dans l'ensemble.

La crise ukrainienne aura aussi des répercussions économiques certaines. D'ores et déjà, elle renchérit encore un peu plus les prix de l'énergie. Or les États membres de l'Union européenne sont tous dépendants de la Russie pour leur approvisionnement, le gaz russe étant le plus compétitif du marché. En 2020, 43 % du gaz importé en Union européenne venait de Russie. Pour la France, cette proportion n'est que de 17 % - nous importons 36 % de notre gaz depuis la Norvège. Mais certains pays importent jusqu'à 80 % de leur gaz depuis la Russie. Je pense notamment à la Slovaquie, à l'Estonie, à la Lettonie, à la République tchèque, à la Finlande ou à la Hongrie. En Allemagne, cette proportion est de 55 %.

L'Allemagne, néanmoins, a fait une croix sur Nord Stream 2 au lendemain de l'attaque russe. Cela représente un énorme sacrifice, en tout cas en matière de politique énergétique : d'ores et déjà, des voix s'élèvent, même chez les Verts, suggérant une reprise du nucléaire. Symétriquement, la Russie ne semble pas pouvoir se passer, en tous cas à court terme, des débouchés européens. L'Union européenne représente aujourd'hui 80 % de ses exportations de gaz. Si elle coupe l'approvisionnement, elle ne percevra plus de recettes. Les pays européens sont ainsi le premier débouché des exportations russes de pétrole et de produits pétroliers. La Russie a indiqué qu'elle continuera à honorer les contrats actuels. Les livraisons de Gazprom se sont même intensifiées et la demande de gaz russe pourrait continuer à augmenter dans les prochains jours.

La situation exceptionnelle a conduit à une accélération de la diversification des approvisionnements européens, principalement au bénéfice du gaz naturel liquéfié provenant des États-Unis, du Qatar, de l'Égypte ou du Nigeria, qui a constitué 37 % du total en janvier. En cas de crise énergétique majeure, certains pays européens pourraient se tourner vers l'Azerbaïdjan ou le Turkménistan. La crise ukrainienne met en lumière la fragilité que constitue pour l'Union sa dépendance au gaz russe.

D'autres conséquences de l'invasion russe en Ukraine sont à attendre, en particulier en ce qui concerne l'approvisionnement de certaines filières industrielles européennes en composants et métaux critiques comme le titane, dont la Russie est le premier producteur mondial et qui entre dans la fabrication des avions, ou le nickel. Ces événements auront aussi un impact sur les chaînes de production européennes en Russie. Celles de Renault y importent 20 % de leurs composants, et même 40 % pour l'usine de Moscou.

La fermeture des espaces aériens européens déroute de nombreux vols vers le sud. En représailles, la Russie interdit aux compagnies aériennes de 36 pays de survoler son pays. De même, les restrictions de certaines exportations européennes vers la Russie risquent de donner lieu à des mesures de rétorsion. Ainsi, de l'embargo sur les ventes de pièces détachées et d'avions, alors que la Russie compte 340 Airbus en fonctionnement, et que douze A350 devaient être livrés à Aeroflot - commande qui risque d'être annulée.

En matière agricole, la part de la Russie dans les exportations mondiales de blé est de 17 % ; celle de l'Ukraine, de 12 %. Si l'on y ajoute le Kazakhstan, les pays de l'espace postsoviétique représentent aujourd'hui plus du tiers du marché mondial des céréales. Ils sont redevenus le grenier à blé de l'Europe, à l'instar de l'empire russe de 1914. De nombreux pays dans le voisinage immédiat de l'Union européenne, l'Égypte, l'Algérie, le Maroc et la Turquie notamment, dépendent aussi des importations en provenance de Russie et d'Ukraine pour nourrir leur population.

Grâce à la puissance exceptionnelle de son secteur céréalier, notre pays, premier producteur européen de céréales, n'est pas le plus exposé. En revanche, l'inquiétude est au plus haut, car notre agriculture ne sera pas épargnée par cette crise, du fait de sa dépendance à cette zone en matière d'engrais, et en raison du probable choc sur les prix mondiaux des matières premières. Les flux d'exportation des deux belligérants sont en effet menacés dans les ports de la mer du Nord et de la mer d'Azov, à proximité des zones de combat, et les prochains semis sont naturellement compromis.

Plus globalement, le conflit pourrait peser sur l'économie européenne dans son ensemble. Les prévisions de croissance ont déjà été revues à la baisse, de 0,3 % à 1 %. D'ailleurs, l'inflation s'accentue encore, après le record de janvier - avant la guerre.

Le moment est également déterminant pour la sécurité de l'Union européenne. C'est un sujet qui concerne aussi la commission des affaires étrangères. Nul ne connaît les plans du président Poutine. Espérons qu'une surenchère belliqueuse n'est pas en train de s'installer dans sa tête...

Je souhaite évoquer aussi le sort de la Moldavie et de la Géorgie. La Moldavie, plus petite que l'Ukraine, est dans une situation géopolitique comparable : une jeune candidate y est devenue présidente, renversant le pouvoir des oligarques avant de remporter les élections législatives, et se heurte à présent aux résistances que ceux-ci lui opposent.

Dernier défi pour l'Union, la demande du président ukrainien d'admettre sans délai son pays au sein de l'Union européenne. Accueilli favorablement par la présidente de la Commission européenne et certains États membres d'Europe centrale, cet appel, qui reprend une demande de longue date et qui reflète la volonté majoritaire du peuple ukrainien d'adopter nos valeurs de démocratie, de paix et de liberté, nous prend de court et divise profondément les États membres. Le président du Conseil européen a rappelé que la procédure d'adhésion était un processus au long cours pour rapprocher la législation du pays candidat du droit européen, et que des critères comme la stabilité politique et une économie de marché viable devaient être remplis. La décision même d'octroyer à un État le statut de pays candidat relève d'ailleurs des 27 à l'unanimité. Il faut en tout cas s'attendre à ce que l'Ukraine, qui sollicite une procédure spéciale d'intégration, transmette une demande officielle. La Commission européenne devra alors exprimer un avis officiel et le Conseil se prononcera.

N'oublions pas, toutefois, que les pays baltes ont mis neuf ans pour adhérer, et que plusieurs pays sont en cours de procédure depuis longtemps, notamment les quatre des Balkans occidentaux. Il ne faudrait pas que l'urgence crée un aveuglement aboutissant à un élargissement ne respectant pas les procédures. Si l'Union européenne a fixé des procédures d'élargissement strictes, c'est aussi pour garder l'unité qu'on trouve aujourd'hui dans tous les discours des États membres, y compris en Pologne et en Hongrie, où le point de vue sur l'immigration a subitement changé ! D'ailleurs, un outil d'appui à l'Ukraine existe déjà via le partenariat oriental. Pour un pays qui est en guerre, ce n'est peut-être pas la réponse idéale. Mais nous devons commencer par réactiver cet outil, qui a servi de base à la conclusion de l'accord d'association mise en oeuvre depuis 2017 entre l'Ukraine et l'Union européenne.

En tous cas, l'urgence est assurément de conclure un cessez-le-feu et d'arrêter la guerre.

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