Intervention de Olivier Samain

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 14 février 2022 à 15h30
Audition de Mme Vanessa Boy-landry journaliste à paris match Mme Juliette deMey et M. Bertrand Greco reporters au journal du dimanche et M. Olivier Samain ancien journaliste à europe 1 et ancien délégué du syndicat national des journalistes d'europe 1

Olivier Samain, ancien délégué syndical SNJ d'Europe 1 :

Je vous propose de retracer devant vous la manière dont s'est opéré, en à peine plus de 4 mois, le rapprochement entre Europe 1 et la chaîne CNews.

Mais je vous dois avant cela une précision. En quittant Europe 1 le 30 septembre dernier, comme tous mes collègues qui sont partis à cette période, j'ai dû signer une clause qui, si je résume, m'interdit de nuire aux intérêts d'Europe 1 et du groupe Lagardère, aux intérêts de ses dirigeants et qui m'interdit en outre de révéler des faits qui ne seraient pas connus du public. Mon intention n'est pas de nuire aux intérêts d'Europe 1 ou de ses dirigeants. Quant aux faits dont je vais parler, ils ont donné lieu à de nombreux papiers dans les médias ces derniers mois, ils sont donc connus du public. Je vous demande cependant de garder à l'esprit que je suis sur un étroit chemin de crête, délimité d'un côté par la nécessité de répondre à vos questions au nom du droit à l'information d'intérêt public et de l'autre par cette clause de loyauté que j'ai signée quand j'ai quitté l'entreprise.

4 mois ont donc changé radicalement l'Europe 1. Il y a eu un « avant 11 mai 2021 » et un « après 11 mai ». L'avant 11 mai, c'est celui des rumeurs qui circulaient depuis plusieurs mois sur une possible prise de contrôle d'Europe 1 par Vincent Bolloré et des inquiétudes que cette perspective suscitait chez bon nombre de mes collègues, instruits par la transformation radicale, 4 ans plus tôt, de la chaîne ITélé en une nouvelle chaîne baptisée CNews, cette transformation ayant été opérée par Vincent Bolloré. Avant cette date du 11 mai, quand nous interrogions la direction sur ces rumeurs, elle répondait qu'il ne fallait pas y prêter attention.

Le 11 mai, la présidente d'Europe 1, Constance Benqué, réunit l'ensemble des salariés de l'entreprise pour leur présenter le plan de réduction d'effectifs qui va être mis en oeuvre. Mais très vite, les questions sur Vincent Bolloré s'invitent dans la discussion. Constance Benqué répond que Vincent Bolloré n'est pas le diable, qu'Europe 1 a tout intérêt à se rapprocher de CNews à la manière de ce que font RMC et BFM ou RTL et M6 et que des synergies seront établies entre les 2 structures.

Cette réponse a créé un certain émoi dans l'assistance et le patron de la rédaction, Donat Vidal Revel, présent dans la salle à côté de Constance Benqué, déclare qu'avec un actionnaire qui pèse 27 % du capital de Lagardère « nous sommes tous déjà des salariés de Vincent Bolloré ». À l'époque, Vincent Bolloré détenait en effet 27 % du capital de Lagardère.

En droit, Donat Vidal Revel a tort, l'employeur des salariés c'est Europe 1. Vincent Bolloré n'est qu'un actionnaire, et encore : pas d'Europe 1 mais du groupe Lagardère. Cependant, avec le recul, nous allons comprendre que la phrase de Donat Vidal Revel était juste. En effet, les étapes qui vont suivre vont montrer que les dirigeants de Vivendi et de Canal Plus, dans les faits, à défaut d'être dans le droit, n'ont pas tardé à s'impliquer dans la transformation d'Europe 1.

J'ai identifié 4 moments clés dans ce chemin de convergence entre Europe 1 et CNews. Le 1er est la décision de remplacer à la rentrée de septembre les présentateurs des grandes tranches d'informations d'Europe 1 par des voix estampillées CNews. Matthieu Belliard à la matinale, Patrick Cohen à la mi-journée et Julian Bugier le soir vont disparaître de l'antenne pour céder respectivement la place à Dimitri Pavlenko de Radio Classique et CNews, Romain Desarbres de CNews et Laurence Ferrari, CNews également. Laurence Ferrari arrive chaque soir avec une émission Punch Line, pur produit de CNews puisqu'elle existe sur cette chaîne depuis 2 ans. C'est donc une émission importée de CNews sur Europe 1 entre 18 heures et 20 heures. Elle commence une heure avant mais cette première heure n'est diffusée que sur CNews.

Le 2e moment clé est la décision de stopper brutalement la collaboration d'Europe 1 avec Nicolas Canteloup, alors qu'il était encore lié à la station pour une saison. La direction a assuré que cette décision n'avait rien à voir avec sa liberté de ton à l'égard de Vincent Bolloré. Il avait fait quelques sketches égratignant de temps à autre Éric Zemmour, Pascal Praud et peut-être aussi Vincent Bolloré. Pourtant, jusque-là, à chaque rentrée, la direction d'Europe 1 faisait de cette liberté de ton de Nicolas Canteloup un marqueur fort de l'esprit Europe 1.

Le 3e moment clé, c'est le 14 juillet quand nous avons appris qu'Europe 1 allait casser son antenne pour retransmettre la couverture, par CNews de l'intégralité du défilé sur les Champs-Élysées. Nous l'avons appris par un communiqué de CNews et la direction d'Europe 1 ne communiquera pas sur cette opération. Le matin du 14 juillet, Europe 1 a effectivement abandonné son antenne à CNews à 9 heures 58 et ne l'a récupérée que 2 heures et 50 minutes plus tard. Pendant tout ce laps de temps, Europe 1 a diffusé de longues conversations d'invités de CNews dont les noms étaient difficiles à saisir. La seule voix d'Europe 1 dans cette séquence a été celle du chef adjoint du service politique, Louis de Raguenel.

Enfin, le 4e moment clé a lieu à la mi-septembre quand nous découvrons que le même procédé se reproduit de façon permanente avec la suppression de la tranche d'information matinale d'Europe 1 le week-end pour la remplacer par la matinale de CNews. À compter du 18 septembre, les auditeurs qui se branchent sur Europe 1 entre 7 heures et 9 heures le samedi matin et le dimanche matin n'ont plus droit, chaque demi-heure, aux journaux préparés par la rédaction d'Europe 1, avec des papiers d'analyse, des reportages, des interviews et des chroniques. À la place, Europe 1 sert à ses auditeurs l'antenne de CNews, avec des voix de CNews, des bulletins d'informations réduits à la portion congrue suivis de longs débats ou de longues discussions mettant aux prises des polémistes inconnus des auditeurs d'Europe 1, qui enchaînent des commentaires sur toutes sortes de sujets.

Au lendemain du premier week-end de cette nouvelle formule, vers le 20 septembre, les élus du CSE d'Europe 1 publient un communiqué dans lequel ils disent que cette approche ne ressemble pas au fonctionnement d'Europe 1 et qu'elle renforce l'idée que cette décision n'a pas été prise au sein de la radio mais plutôt du côté de Vivendi. C'est en effet une décision qui nous semblait ne pas être une décision prise par des professionnels de la radio. Il y aura presque un aveu de ce que nous pressentions, avec la décision de la direction, à peu près un mois et demi plus tard, de revenir en arrière le week-end. En effet, la rédaction d'Europe 1 a pu récupérer la tranche 7 heures/8 heures, ne laissant plus à la chaîne CNews que la tranche 8 heures/ 9 heures qui depuis démarre directement par une interview menée par Jean-Pierre Elkabbach, ancien journaliste et ancien directeur d'Europe 1, suivie de très longs moments de débat entre 2 personnalités. Voilà comment, en 4 étapes, s'est concrétisée cette convergence éditoriale.

Si une grande partie des journalistes et plus largement des salariés d'Europe 1 s'est mobilisée, notamment en faisant grève pendant 5 jours à la mi-juin, c'est parce qu'ils considéraient que le rapprochement CNews/Europe 1 allait signifier la perte de l'indépendance éditoriale de leur radio et au-delà, la fin d'une histoire démarrée il y a 67 ans, qui a vu Europe 1 s'imposer comme une radio moderne, audacieuse, ouverte à tous les courants de pensée et animée d'une volonté farouche de faire son métier d'informer et son métier de divertir à 1 000 lieues de tout activisme politique.

Parfois, les chiffres sont plus parlants que les mots. Sur les 120 journalistes que la rédaction employait encore au printemps dernier, un plus de 60, soit un sur deux, ont décidé de quitter Europe 1 entre le mois d'août et le mois de décembre 2021.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion