Intervention de Antoine Gallimard

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 16 février 2022 à 16h45
Audition de Mm. Antoine Gallimard conseiller du syndicat national de l'édition guillaume husson délégué général du syndicat de la librairie française christophe hardy président de la société des gens de lettres

Antoine Gallimard, conseiller du syndicat national de l'édition :

J'ai l'honneur de représenter devant votre commission les quelque 720 maisons adhérentes du Syndicat national de l'édition (SNE). J'ai été président de ce syndicat de 2010 à 2012, avant que Vincent Montagne, président du groupe Média Participations, m'y succède.

Avant de vous apporter quelques éclairages sur le secteur éditorial français, je tenais à vous faire part de mon grand intérêt personnel pour les travaux de votre chambre sur la concentration dans les médias. La maison que je dirige depuis plus de trente ans ne relève pas du secteur des médias. Mais l'entreprise culturelle qu'elle est depuis sa création, fondée sur la créativité littéraire, le travail sur les textes, la liberté d'expression et de publication, pourrait être, comme de nombreuses autres, affectée par les phénomènes de concentration qui se font jour dans ce secteur.

La concentration dans les médias peut aller de pair avec une concentration sur le marché de l'édition. C'est le cas pour l'OPA que s'apprête à lancer Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère - laquelle pourrait aboutir à la fusion des deux premiers groupes d'édition français, Editis et Hachette, au sein d'un même groupe de médias et de communication. Cette perspective est une menace réelle pour tout le secteur : elle peut mettre entre les mains d'un seul, d'importants catalogues et les moyens effectifs de les exposer très largement.

La filière du livre s'inscrit dans cette économie de l'attention qui veut que la rareté ne caractérise plus la seule production des biens mais l'attention des consommateurs. Un poids excessif des entreprises de médias sur les circuits de diffusion et les supports de promotion des livres, risquerait d'assécher la diversité éditoriale en s'accaparant à leur seul profit l'attention du lectorat. De telles mécanismes sont déjà à l'oeuvre. Ainsi, Daily Motion, Canal +, Gameloft ou Prisma Media, sociétés du groupe Vivendi, ont la faculté de déposer des cookies sur les sites de maisons d'édition d'Editis. On tend ainsi vers un univers médiatique fermé et exclusif.

D'autant que, selon les mesures d'audience de Médiamétrie de décembre 2021, les sites web de Vivendi sont les troisièmes les plus visités en France, derrière Google et Facebook, mais devant Microsoft et Amazon avec 10 millions de visiteurs uniques par jour. À l'échelle nationale, c'est considérable.

On sait que les deux premiers grands groupes d'édition, parviennent déjà à capter une grande partie des best-sellers. Les dix auteurs les plus vendus en France en 2021 sont diffusés, distribués et édités en poche par des filiales éditoriales de Vivendi et Lagardère. Huit d'entre eux y sont édités en première édition. La concentration des sociétés de médias et de communication ne peut qu'accentuer ce phénomène et en démultiplier les effets.

Or l'économie et la diversité de l'édition reposent sur des mécanismes financiers de compensation entre les ouvrages de rotation lente et ceux de diffusion rapide et massive. C'est pour cela qu'elle peut s'exercer dans la durée, au travers de politiques d'auteurs et de collections. L'exercice d'un monopole sur les bestsellers aurait des effets délétères pour la vitalité éditoriale française et sa diversité la privant ni plus ni moins de sa capacité d'autofinancement. Quel serait le mérite d'un champion français dont le rayonnement international se ferait, à terme, aux dépens de la diversité culturelle française ?

Bien sûr, le marché des médias et de la production audiovisuelle, largement dématérialisée, est aujourd'hui pleinement mêlé à l'essor des plateformes et des réseaux de communication numériques internationaux. Mais, si l'édition de livres n'est pas exclue de cet environnement, elle demeure avant tout un marché local, associé à une zone linguistique donnée. Sa diversité, ses équilibres doivent s'évaluer d'abord en fonction de cet horizon, et non en pointant le doigt vers les États Unis.

Le marché de l'édition en France, c'est, pour l'année 2021, 4,5 milliards de CA fort, 400 millions d'ouvrages vendus, pour 800 000 livres disponibles et 65 000 nouveautés par an. Les ouvrages de fonds représentent 60 % des ventes. Il se vend chaque semaine environ 110 000 références différentes dans les 300 plus grandes librairies françaises. Voilà de quoi la diversité est le nom !!!

Si elle tient à la forte créativité des auteurs et des éditeurs, elle est aussi intimement liée à la densité du réseau de librairies, à l'efficacité et à la diversité actuelle de notre système de diffusion et de distribution. Les librairies, grandes et petites, restent le premier circuit de vente du livre, avec quelque 3 500 points de vente réalisant environ 40 % des ventes totales de livres, largement devant Amazon.

Les fondations de notre filière sont assez solides pour entretenir un réseau de vente du livre à la hauteur de la variété et de la qualité de son offre. La loi sur le prix unique du livre, votée il y a plus de quarante ans, y a largement contribué ; et elle s'est vue récemment renforcée, à l'initiative même de votre chambre et de la sénatrice Laure Darcos, en encadrant mieux encore les frais de port. Cette régulation du marché du livre se justifie par l'existence et le maintien de la diversité, tant éditoriale que commerciale.

Sur notre marché de référence, la fusion entre Editis et Hachette est inenvisageable. Il suffit de retenir trois nombres pour s'en convaincre : 33, 50 et 60, correspondant aux trois grandes fonctions, édition, diffusion, distribution.

- 33, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient édités par une entité réunissant Hachette et Editis ; en littérature générale, cette part atteindrait 42 %, pour le poche, 55 % ; pour les ventes de livres scolaires, 68 % ;

- 50, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient diffusés par cette même entité, c'est-à-dire régis pas des contrats commerciaux négociés et signés par ses filiales de diffusion. Plus grave, en supermarchés, ce taux atteindrait 100 % ;

- 60, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient distribués par cette entité, c'est-à-dire expédiés et facturés aux détaillants depuis ses propres entrepôts.

Ces chiffres suffisent pour démontrer l'impossibilité d'une fusion entre le premier et le deuxième groupe d'édition français.

La plus grande vigilance reste de mise. La diversité de notre filière se joue à tous niveaux : celui des auteurs, bien sûr, mais aussi celui des maisons d'édition, des structures de diffusion et de distribution, des détaillants, des bibliothèques, des salons et festivals. C'est la pierre de touche de notre culture littéraire, laquelle est aussi, comme les médias, un puissant vecteur de pluralité démocratique et de liberté d'expression.

Enfin, il ne faut jamais oublier que ce sont très souvent les petites maisons d'édition qui portent les découvertes éditoriales. Une étude sur « les ressorts de l'économie de la création », réalisée en 2014 par François Moreau et Stéphanie Peltier, a établi que près de la moitié des auteurs primés par les grands prix littéraires avaient publiés leur premier livre chez des petits éditeurs indépendants ; et qu'en littérature générale comme en bande dessinée, environ un tiers des livres, seulement, atteignaient leur point de rentabilité. C'est dire l'importance des effets compensatoires entre les échecs et les succès dans notre économie très particulière.

Ce n'est donc pas tant la fusion impossible d'Editis et d'Hachette qui préoccupe le Syndicat national de l'édition et son président Vincent Montagne, ainsi qu'il s'en est ouvert dans un communiqué publié au début de l'année. C'est bien la réunion d'actifs éditoriaux issus de l'OPA de Vivendi sur Lagardère, laquelle serait associée à une puissance médiatique renforcée de Vivendi. En effet celle-ci dégagerait de puissants effets congloméraux - dans le domaine de la presse, de la télévision, de la production audiovisuelle, des jeux vidéo et de la publicité... A cela s'ajoute un risque de déstabilisation durable de notre filière.

La diversité éditoriale a, de fait, tout à craindre de cette concentration des entreprises de médias. Car, malgré la place qu'occupent aujourd'hui ceux-ci sur le web et les réseaux, il est extrêmement difficile pour un livre d'obtenir un peu de visibilité à parution. La société Electre estimait, il y a quelques années, que seuls 25 livres enregistraient chaque année plus de 50 passages médias ! Les places sont très chères ; et si un seul opérateur tient le guichet, elles le seront plus encore. Le regroupement des titres de Prisma, de Paris Match, du JDD, d'Europe 1, de Canal +, de CNews, et peut-être d'autres encore à l'avenir, peut avoir de quoi inquiéter, en particulier si cette concentration s'accompagne de choix idéologiques forts ou de la promotion d'une culture de masse par trop conformiste.

Merci pour votre attention.

1 commentaire :

Le 05/07/2022 à 16:54, aristide a dit :

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Si on veut être entendu, de nos jours, il ne faut pas faire de la littérature (une usine à daubes), mais de la musique.

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