Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre invitation. Il était important que les auteurs soient entendus, car la fusion annoncée entre Hachette Livres et Editis est un sujet qui les concerne. Je m'exprime ici en tant que président de la société des gens de lettres et co-président du Conseil permanent des écrivains, qui fédère une quinzaine d'organisations professionnelles représentant une large majorité des auteurs du livre et de l'image. Je m'exprime aussi tout simplement en tant qu'auteur ayant plus de trente ans d'expérience dans le domaine de l'édition.
L'absorption d'un des plus importants groupes d'édition français, Hachette Livres, par son principal concurrent Editis mérite d'être regardée à la bonne échelle. Sur le marché français, elle aboutirait à une concentration inédite. Un argument a été avancé, selon lequel elle s'inscrit dans une stratégie globale qui viserait à transformer un nain en géant capable de rivaliser à l'échelle mondiale avec la puissance des Gafam. S'il est vrai que ceux-ci suivent une logique prédatrice, je rappelle qu'ils ne sont pas des éditeurs. La plateforme Amazon fait un tout autre métier : elle commercialise en ligne une multiplicité d'objets, livres compris, certains publiés d'ailleurs par les groupes Hachette et Editis. Du point de vue des auteurs, le cadre pertinent pour apprécier la fusion Hachette-Editis est celui du marché du livre en France. Cette fusion aboutirait à la création d'un mastodonte. Si le terme de nain mérite d'être introduit dans le débat, c'est plutôt à nous, auteurs, placés devant ce mastodonte, qu'il doit être appliqué.
Nous avons plus d'une raison de nous alarmer des risques économiques que ferait peser sur nous un tel mastodonte. La relation entre auteurs et éditeurs est déjà très déséquilibrée. C'est la raison pour laquelle ont lieu en ce moment, à l'initiative des pouvoirs publics, des négociations interprofessionnelles dont l'objectif est d'améliorer l'équilibre et la transparence dans les relations entre les auteurs et ceux qui exploitent leurs oeuvres, les éditeurs. L'apparition d'un acteur surpuissant ne manquera pas d'affaiblir notre capacité à négocier, collectivement et individuellement.
Collectivement, quelle marge de manoeuvre nous restera-t-il face à un tel acteur pour faire valoir nos droits et obtenir des avancées ? A titre individuel, si aujourd'hui je me lance dans la recherche d'un éditeur pour exploiter l'oeuvre que je viens d'écrire, j'ai l'espoir de faire jouer la concurrence entre plusieurs maisons d'édition de manière à obtenir le contrat le plus favorable. Si demain, j'ai face à moi un groupe surpuissant, quelle possibilité aurai-je de négocier ? Le contrat qui me sera proposé ne risque-t-il pas de se présenter comme un simple contrat d'adhésion aux termes duquel j'accepterai de signer toutes les clauses présentées comme non négociables, suivant une logique du « c'est à prendre ou à laisser » ?
La fusion entre Hachette et Editis va à l'encontre des combats que nous, auteurs, menons, avec parfois le soutien de la puissance publique. Elle est révélatrice de la fragilité de notre situation. Je rappelle que c'est nous qui faisons la valeur des maisons d'édition. Nos titres étoffent les catalogues. Nos contrats, presque toujours signés pour une durée très longue, la durée de la propriété littéraire et artistique (toute la vie plus 70 ans après notre mort), composent les actifs de ces maisons. Or, quand une maison d'édition est rachetée par une autre et que nos contrats font l'objet de transferts, nous n'avons pas voix au chapitre. Nous sommes rarement prévenus et n'avons aucune possibilité de nous opposer à ce processus. Intégrer un groupe puissant, réunissant activités éditoriales et audiovisuelles, par exemple, serait un atout pour l'auteur, a-t-il été avancé. Il aurait plus d'opportunité et de facilité pour que son roman, par exemple, soit adapté en film ou en série. L'esprit de la loi ne va pas dans ce sens. Ne stipule-t-elle pas que l'édition papier d'une oeuvre et son adaptation audiovisuelle doivent faire l'objet de deux contrats de cession séparés ? Plutôt que de céder des droits sur une hypothétique adaptation en film ou en série, l'auteur a tout intérêt à négocier cette cession de droits quand la perspective d'une adaptation se présente concrètement.
L'autre crainte des auteurs, confrontés à la perspective d'un remodelage brutal du paysage éditorial, se joue sur le front de la culture, de sa richesse et de sa diversité. Dans une tribune parue dans Le Monde début janvier, nous avons alerté quant aux périls qui menacent ce que nous avons nommé la biodiversité littéraire. On peut aussi l'appeler biblio-diversité. Hachette et Editis sont présents sur un certain nombre de segments éditoriaux équivalents. Ils s'y font concurrence. Si fusion il y a , elle incitera inévitablement à pratiquer des économies d'échelle. Certaines collections en doublon disparaîtront, certains titres aussi, dans les catégories comme les guides de voyage ou les livres pratiques par exemple. La conséquence sera un appauvrissement de l'offre. Surtout, au-delà de la fusion entre les deux groupes d'édition, la fusion Editis-Hachette entraînera la création d'outil de diffusion et de distribution à la puissance consolidé, pour ne pas dire écrasante. Fruit du rapprochement d'Hachette Distribution et d'Interforum, appelons-le Inter-Hachette, il représentera plus de 50 % des capacités de diffusion et de distribution des livres. Concrètement, cet outil assure la présence commerciale d'un ouvrage et sa place sur la table des libraires. Il joue donc un rôle déterminant dans le devenir d'une offre nouvelle. Pour s'imposer, un ouvrage dispose généralement aujourd'hui de quelques petites semaines. Tout se joue avant trois mois. C'est bien plus cruel que pour les bébés.
Un tel outil vaut pour les ouvrages produits par Hachette et par Editis mais aussi pour un grand nombre de titres publiés par de petites et moyennes maisons d'édition indépendantes. Si demain Inter-Hachette devait voir le jour, il régnerait sans partage sur la diffusion et la distribution des livres en France. Il aurait la possibilité de privilégier la mise en place des titres publiés par ses propres maisons d'édition et de marginaliser ou d'invisibiliser une part essentielle de la production éditoriale française, qui finirait par disparaître faute de débouchés commerciaux. Ce serait pire si l'on imposait au marché une logique de « best-sellerisation ». Seraient alors mis en avant, avec une force de frappe commerciale inégalée, les seuls titres potentiellement les plus vendeurs.
La plus belle rencontre entre un livre et son lecteur est toujours le fruit du hasard. Rien de plus gris qu'un acheteur entrant dans une librairie pour acheter le livre dont tout le monde parle, rien de plus beau qu'un lecteur entrant dans une librairie avec ou sans projet d'achat précis, et qui repart avec un livre inattendu, dont le titre, la quatrième de couverture, quelques phrases lus en le feuilletant, ont été un appel irrésistible. La diversité éditoriale est une réalité économique dont les enjeux dépassent la seule économie. Elle garantit l'expression libre et plurielle des idées, des pensées et des imaginaires. L'an dernier ont été célébrés les quarante ans de la loi Lang, sur le prix unique du livre, qui permet de maintenir en France une offre très variée, notamment pour les ouvrages et les genres plus exigeants, grâce à la préservation des librairies de proximité.
La logique de fusion entre Hachette et Editis est un geste économique qui va contre ce qui s'est mis en place depuis des décennies en matière de politique culturelle.
Pour un auteur, la vérité passe souvent par la fiction, qui n'est jamais un mensonge mais toujours une forme de révélation. Voici donc une fiction brève, que j'espère éclairante. L'histoire est celle d'un homme habité par une idée fixe. Il est persuadé de l'existence du père Noël, dont il situe le royaume quelque part au fond de l'océan, dans une nouvelle Atlantide. Pendant des années, il accumule les preuves, des preuves scientifiques. De sa lubie, il finit par faire un livre. Par chance, sa famille est propriétaire d'un empire des médias regroupant journaux, télévisions, agences de communication, maisons d'édition, ainsi qu'un énorme réseau de distribution et de diffusion. Un éditeur de ce groupe tentaculaire accepte de le publier. Le livre est annoncé : affiches, articles, messages publicitaires préparent une sortie en fanfare. Le jour de la parution, l'ouvrage est présent par piles entières sur l'ensemble du territoire, de la petite librairie de proximité à la grande surface. L'auteur est invité dans les journaux télévisés et les talk shows de toutes les chaînes du groupe. Le public est conquis et grâce à l'emballement médiatique, Le père Noël vit sous les mers devient un best-seller planétaire. Au bout de quelques mois, une partie de l'opinion se dit convaincue de l'existence de ce père Noël aquatique. Que puisse exister un tel ouvrage, développant une pensée délirante, ne pose pas problème. La liberté d'expression vaut pour les sages autant que pour les fous.
Ce qui pose problème, c'est la capacité qui lui est offerte à coloniser l'espace et les esprits. C'est surtout qu'une fois cette colonisation installée, il devient difficile, voire impossible de faire entendre à égalité de traitement une voix discordante, décolonisatrice, qui affirme l'inexistence du père Noël et qui puisse lutter efficacement contre la « père Noëlisation » des consciences. La morale de cette petite fiction grotesque ou cauchemardesque est simple : un acteur ultra-présent dans le secteur des industries culturelles, en particulier l'édition, s'ouvre la possibilité d'accaparer l'attention collective d'influencer et de fabriquer l'opinion. Il a la capacité d'orienter massivement le débat d'idées et de modeler les imaginaires. Cela représente un vrai risque démocratique et civilisationnel.
Si cette fusion annoncée, dont j'ai évoqué les risques, qu'il est difficile de qualifier trop sommairement parce qu'ils sont à la fois économiques, culturels et politiques, se produit, se pose à nous auteurs la question de notre capacité à réagir. Il est de notre intérêt que les organisations représentatives des auteurs soient entendues, dans ce dossier, par les services de la Commission européenne, en tant que tiers intéressés.
Nous invitons par ailleurs les pouvoirs publics à se pencher sur deux propositions.
Pourquoi ne pas accorder aux auteurs la possibilité légale de résilier leur contrat, dans le cas où une entreprise d'édition à laquelle ils ont confié leurs droits passerait dans d'autres mains ? Dans leur contrat, les journalistes bénéficient, comme vous le savez, d'une clause dite de conscience : lorsque le média pour lequel ils travaillent est revendu ou qu'il prend des orientations idéologiques qui heurtent leurs convictions ou leur indépendance, ils font jouer cette clause pour mettre fin à leur collaboration. Comme aiment le rappeler nos éditeurs, nous entretenons avec eux une relation régie par le principe de liberté contractuelle - relation où chacune des parties est supposée s'engager librement et en conscience. Pourquoi ne pourrions-nous pas disposer de cette liberté de conscience lorsque se produit un bouleversement dans l'orientation éditoriale et idéologique de la maison d'édition à laquelle nous avions cédé les droits d'exploitation de notre oeuvre ?
La seconde proposition est inspirée par ce qu'il se passe aux États-Unis, qui ne passent pas pour être un pays défavorable au libéralisme économique et au libre jeu du marché. Des lois antitrust y ont été adoptées. Elles préviennent les situations de monopole ou de position dominante qui pourraient menacer les équilibres entre les différents acteurs d'un marché, voire même la vie démocratique quand ces monopoles sont présents dans le domaine des médias.
Notre pays a été pionnier en matière de régulation dans le secteur du livre. La création et sa diversité en ont été stimulées. Pourquoi ne pas persister en suivant la même logique, qui a prouvé ses bienfaits ? Ne serait-il pas opportun d'encadrer aujourd'hui des mouvements de concentration capitalistique qui affaiblissent le modèle culturel que notre pays a toujours cherché à promouvoir.