Intervention de Guillaume Husson

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 16 février 2022 à 16h45
Audition de Mm. Antoine Gallimard conseiller du syndicat national de l'édition guillaume husson délégué général du syndicat de la librairie française christophe hardy président de la société des gens de lettres

Guillaume Husson, délégué général du syndicat de la librairie française :

Merci monsieur le président. Mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, je voudrais d'abord excuser la présidente du syndicat de la librairie française, Anne Martelle, qui n'a pu se rendre disponible pour cette audition. Je précise également que nous sommes toujours dans une phase dite de « pré-notification » avec la Commission européenne. C'est toujours sur le scénario de fusion que nous travaillons dans ce cadre, ne sachant pas quel scénario sera in fine retenu.

Nous avons effectivement exprimé les risques très sérieux que cette fusion ferait courir à la profession des libraires (risques économiques, culturels et en matière de conception du livre, de représentation de l'édition et de la liberté de création). Le poids d'Hachette et d'Editis, en librairie, représente en cumul la moitié du chiffre d'affaires global et bien davantage dans certains secteurs (bande dessinée, livres pratiques, ouvrages scolaires, livres de poche). Le déséquilibre de la relation économique entre les libraires et ces grands fournisseurs serait donc accru.

Hachette et Editis sont présents dans l'ensemble des secteurs de l'édition. Ce sont les premiers éditeurs mais aussi les plus gros diffuseurs (le diffuseur étant l'agent commercial de l'éditeur) et les plus gros distributeurs (acteurs logistiques assurant le stockage, l'expédition et la facturation des ouvrages). Ce sont des professions dont on parle moins mais qui sont stratégiques pour le fonctionnement du marché du livre et du point de vue des relations avec les librairies. Ces deux groupes diffusent et distribuent leurs propres maisons d'édition mais aussi de nombreux éditeurs indépendants. Le poids d'Hachette et d'Editis est aujourd'hui cinq fois supérieur à celui de leurs principaux concurrents, Média-Participations et Madrigall. Ces deux groupes sont les seuls fournisseurs des plus petits points de vente, dits multiproduits, et des supermarchés. Enfin, Hachette et Editis pèsent d'un poids très important dans les best-sellers : Hachette et Editis distribuaient ainsi huit des dix meilleures ventes de l'année 2021.

Il faut souligner le déséquilibre du rapport de forces entre Hachette et Editis et les libraires. Les libraires subissent déjà une dépendance à l'égard de ces groupes, qui représentent la moitié de leur chiffre d'affaires et sont incontournables du fait de leur place parmi les meilleures ventes ainsi que dans l'ensemble des rayons. Le diffuseur et le distributeur ont un monopole sur les titres des éditeurs pour lesquels ils travaillent. Pour commander un titre de Plon, le libraire ne peut que passer par le diffuseur et le distributeur d'Editis. Pour commander un titre de Fayard, il ne peut passer que par ceux d'Hachette. Aucune mise en concurrence n'est donc possible entre les fournisseurs des libraires. Ce n'est pas le cas dans tous les autres pays. En Allemagne, il existe une concurrence possible du point de vue des fournisseurs. Dans le cadre du prix unique du livre, que nous soutenons évidemment de manière indéfectible, l'éditeur et son diffuseur fixent à la fois le prix de vente au libraire et le prix de vente au lecteur. C'est donc l'éditeur diffuseur qui maîtrise la marge du libraire et non le libraire lui-même. L'économie des librairies est entre les mains de ces grands groupes qui pourraient aisément abuser de leur position dominante.

Ces deux grands groupes, particulièrement Hachette, proposent déjà les conditions commerciales les plus défavorables du marché, ce que nous dénonçons depuis de nombreuses années. Nous avons de nombreuses discussions commerciales avec Hachette, qui justifie ces conditions commerciales détériorées par sa position de leader. Qu'en serait-il si ce leader doublait de volume ? Si la fusion d'Hachette et d'Editis devait se réaliser, ce déséquilibre du rapport de forces économique et commercial serait, pour les libraires, considérablement aggravé. Leurs marges seraient encore plus réduites qu'aujourd'hui - alors que la librairie est aujourd'hui en France le commerce de détail le moins rentable. Les capacités d'investissement des librairies s'en trouveraient limitées, de même que la possibilité de rémunérer convenablement leurs salariés.

Cette fusion entraîne également, à nos yeux, des risques majeurs pour la diversité culturelle, au-delà des enjeux commerciaux et d'ordre économique. La fusion d'Hachette et d'Editis est une sorte de rouleau-compresseur financier, commercial et marketing qui bloquerait l'accès au marché pour les éditeurs indépendants et qui supprimerait à terme la possibilité même de se faire publier pour de nombreux auteurs plus confidentiels. Les deux groupes fusionnés auraient la capacité à attirer des auteurs publiés chez leurs concurrents, à préempter des droits de traduction, à attirer en diffusion-distribution des éditeurs jusque-là diffusés et distribués par leurs concurrents. Nous craignons aussi une sorte d'effet démultiplicateur, puisque plus le groupe est puissant, plus il accroît en quelque sorte sa puissance. La fusion risque de n'être en fait qu'un début, la puissance de ce nouveau groupe allant croissant.

Du point de vue des risques sur la diversité, les deux groupes fusionnés renforceraient leur stratégie actuelle, qui vise à publier de plus en plus pour occuper les tables et les vitrines des librairies en étouffant le marché : plus de titres, souvent de piètre qualité, mais moins de visibilité pour des milliers de petits éditeurs indépendants. La surproduction s'oppose à la diversité. Or la diversité, c'est la raison d'être des librairies. Face à la concentration des meilleures ventes, des capacités de diffusion-distribution entre les mains des deux principaux groupes et au déferlement de leurs nouveautés sur le marché, les éditeurs indépendants, notamment ceux de petite taille, auraient plus de difficulté à publier et à vendre.

Au-delà de ces risques d'ordre économique et culturel, nous percevons des risques démultipliés par plusieurs facteurs aggravants. Le premier concerne les effets dits congloméraux dus à la présence du groupe Vivendi dans les médias et la communication. Par son ampleur, la concentration envisagée est déjà inédite sur le marché. Elle l'est d'autant plus que Vivendi est très implanté sur les marchés connexes de la communication (la télévision, la presse, la radio, la publicité ou les agences de communication), bien davantage que ses concurrents. Vivendi, c'est une puissance médiatique démesurée pour promouvoir ses propres publications mais aussi pour débaucher des auteurs de best-sellers publiés chez les concurrents. Comme Antoine Gallimard le soulignait, les maisons d'édition ont besoin de cet équilibre, de cette péréquation, entre des titres qui rapportent et ceux, majoritaires, qui sont déficitaires.

C'est également une vision de l'édition réduite en quelque sorte aux produits dérivés qu'elle peut générer. À nos yeux, la valeur d'un livre ne se réduit pas à ses dérivés. Cette stratégie multicanal ne correspond pas à la réalité de l'édition, en tout cas celle de l'édition dite de création pour laquelle les libraires travaillent au quotidien. Enfin, c'est une approche politique et idéologique inquiétante qui constitue à nos yeux une circonstance aggravante.

Je voudrais terminer par le faux argument qui est avancé, en justifiant la fusion entre ces deux grands groupes par la résistance aux Gafam et particulièrement à Amazon sur le marché du livre. Vivendi présente la fusion entre les deux leaders de l'édition comme une nécessité pour résister à l'expansion de ces grands acteurs internationaux. C'est un argument tout à fait trompeur, d'abord parce qu'il ne s'agit pas des mêmes marchés. On ne traite pas une question relative au marché de la vente de livres en concentrant le marché de l'édition du livre. Pour résister à Amazon, la meilleure chose à faire est de soutenir l'existence et le développement de ses concurrents, les libraires en tête. De plus, Amazon est implanté en France depuis 22 ans. Certes, cet acteur progresse mais il ne représente que 10 % du marché. On ne remet pas en cause l'ensemble des équilibres d'un marché pour résister à un acteur qui n'en représente qu'un dixième. L'existence du prix unique du livre, pour le livre papier et numérique, limite déjà largement l'expansion d'Amazon en l'empêchant de pratiquer une politique de dumping sur le prix des livres. Aux États-Unis, Amazon représente 54 % du marché du livre et les librairies indépendantes 6 %. En France, c'est pratiquement 40 %. Cela n'empêche pas les autorités de la concurrence américaines de s'opposer au rachat du troisième éditeur américain, Simon & Schuster, par le numéro un, Random House. Nous voyons donc bien que cet argument de résistance aux Gafam ne peut tenir.

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