J'ai rejoint le comité d'éthique de Canal + le 5 décembre 2018. Le comité compte six membres : Jacqueline Franjou, créatrice du festival de théâtre de Ramatuelle, qu'elle copréside avec le comédien Michel Boujenah ; Sabine Bourgey, historienne de la monnaie française ; Brice Charles, magistrat de l'ordre administratif ; Christian Kert, ancien député et ancien vice-président des affaires culturelles de l'Assemblée nationale ; et Alain Fouchet, avocat, ancien sénateur et conseiller auprès de la défenseuse des droits.
Notre mission est triple. Nous veillons au strict respect du pluralisme et de l'honnêteté de l'information, ainsi qu'à l'indépendance des journalistes. Dans ce cadre, nous pouvons nous autosaisir ou être consultés à tout moment par l'Arcom, quand certains faits sont susceptibles de contrevenir aux principes de la loi, mais aussi être saisis par quiconque le souhaite. Nous ne sommes ni des juges d'instruction, ni des procureurs, ni des censeurs, ni des donneurs de leçon, ni des directeurs de l'information. Nous sommes simplement des veilleurs, voire des lanceurs d'alerte, dans le cadre de la loi. Notre pouvoir est donc simple. Nous pouvons rendre des avis lorsque l'on estime que c'est utile, faire des propositions pour rectifier certaines attitudes problématiques, tant sur le respect du pluralisme que sur l'honnêteté de l'information. A contrario, comme le stipule la loi, nous n'avons pas à intervenir sur les choix ou les évolutions éditoriaux des rédactions ni sur le recrutement des journalistes ou des chroniqueurs. C'est l'affaire des chaînes de télévision. En l'espèce, avec bienveillance, mais aussi avec lucidité, le comité d'éthique de Canal + a agi dans le cadre d'un dialogue franc et constructif avec la direction générale du groupe. Nous rencontrons régulièrement la direction composée de M. Jean-Christophe Thiery, président du conseil de surveillance, de M. Maxime Saada, président du directoire, et de M. Gérald-Brice Viret, directeur des antennes et des programmes.
Ces trois dernières années, nous avons établi certaines règles. Le comité peut se réunir une fois par semestre, ainsi qu'à tout moment à la demande de la majorité de ses membres. Il peut entendre toute personne et demander au groupe Canal + la communication de tout document de nature à éclairer ses travaux dans le respect des secrets protégés par la loi. Notre mission se concentre évidemment sur la chaîne Canal +, dont la rédaction sportive est dense et traite de nombreux événements sportifs à travers un travail que nous considérons de bonne qualité. Nous nous concentrons également sur CNews, chaîne d'information en continu, et sur C8, qui diffuse quelques émissions qui ont retenu notre attention et dont certaines sont de qualité, je pense par exemple à l'Essentiel, animée par Philipe Labro. Nous scrutons d'un oeil plus lointain Planète et les chaînes documentaires, qui diffusent d'excellentes émissions assurant le pluralisme et une qualité d'intervention. Dans tous ces domaines, nous n'avons jamais eu à intervenir. Nous nous sommes positionnés sur les deux chartes de déontologie contresignées par les directions de Canal +, de CNews et les représentants des journalistes des deux chaînes. Globalement, ces deux chartes ont convenu aux deux sociétés de journalistes (SDJ) du groupe. Il y a déjà plus d'un an, nous avons émis l'idée auprès de l'Arcom de réunir régulièrement tous les comités d'éthique afin de faire un point annuel ou biannuel sur nos différentes activités. Cet échange d'expérience est souhaitable et pourrait profiter à tous. L'Arcom a accepté, mais cette réunion n'a eu lieu que le 16 janvier dernier en visioconférence en raison de la pandémie.
Comme M. Thomas Bauder vous l'a expliqué lors de son audition, nous avons signifié à la direction de l'information CNews qu'il serait judicieux de mieux maîtriser le temps d'antenne consacré aux manifestations des gilets jaunes en 2019-2020. Il était évidemment légitime de traiter ce sujet, mais pas au prix d'autres actualités tout aussi cruciales. Il nous a semblé justifié de préconiser un meilleur dosage, d'autant que le CSA avait suggéré en parallèle à toutes les rédactions d'être attentives à la sauvegarde de l'ordre public.
Le dossier Zemmour constitue le plus délicat que nous ayons eu à traiter. Nous avons pris les devants dès le retour du polémiste sur l'antenne de CNews en octobre 2019. Prévenir fait également partie de la mission CHIPIP. Cette personne avait été mise en cause par la justice et condamnée pour incitation à la haine raciale à plusieurs reprises, puisque, le 3 mai 2018, la Cour de cassation avait rejeté son appel, rendant sa condamnation définitive. En 2020, à la demande de la direction générale du groupe Canal +, nous sommes intervenus sur l'émission Face à l'info, la direction de CNews ayant proposé à Éric Zemmour de devenir le pivot éditorial central de ce grand rendez-vous quotidien. Étant donné les différentes mises en cause judiciaires qui le concernaient, nous avons alerté la direction générale du groupe et avons soumis l'idée d'enregistrer l'émission une heure avant sa diffusion. Notre objectif était alors de miser sur la prudence et d'indiquer de ce fait à la direction générale de CNews qu'elle pouvait éviter certains dérapages et maîtriser au mieux son antenne. Nous avons été entendus, puisque cette suggestion a été appliquée sans que cela pose de problème pendant un certain temps.
Toutefois, débattant un soir de l'actualité autour de la gestion des enfants mineurs étrangers venus clandestinement en France, débat par ailleurs légitime, l'émission du 20 septembre 2020 a été enregistrée tardivement. Le polémiste a alors tenu des propos globalisants à l'égard des jeunes migrants : « ils n'ont rien à voir ici, ils sont voleurs, assassins, violeurs, c'est tout ce qu'ils sont, il faut les renvoyer, et il ne faut même pas qu'ils viennent », avant d'atténuer légèrement ses propos en fin d'émission à la suite de la réaction de l'animatrice, qui s'étonnait de cette accusation. En tant que comité d'éthique, il ne nous revenait pas de savoir si ces propos tombaient sous le coup de la loi, mais de savoir si l'information avancée par le polémiste était honnête, puisque le respect de l'honnêteté fait partie de nos attributions. Après examen auprès d'autorités incontestables, il s'est avéré que seule une petite minorité de ces mineurs isolés placés sous la responsabilité des conseils départementaux commettait des délits. Nous étions loin des affirmations globalisantes de M. Zemmour. Nous avons pris la décision d'auditionner diverses personnes pour comprendre ce qui s'était passé et nous avons entendu le directeur général de CNews, M. Serge Nedjar, ainsi que l'animatrice de l'émission Christine Kelly, qui nous ont expliqué que cette émission avait été enregistrée avec retard. Nous avons entendu Loïc Signor, président de la SDJ de CNews, qui nous a spécifié que la rédaction de la chaîne se désolidarisait à 100 % des propos du polémiste. En vérité, il a agi à sa guise. Face à cette situation, nous avons proposé à la direction générale de CNews de placer un véritable contradicteur en face d'Éric Zemmour. Notre rapport annuel stipule que « l'avis du comité est donc que l'émission Face à l'info ne peut pas continuer à être diffusée sous sa forme actuelle ». Dans un premier temps, la direction de CNews a été confrontée à la difficulté de trouver des interlocuteurs, puisqu'un certain nombre de personnes refusaient en effet de débattre avec M. Zemmour. CNews a réussi malgré tout à programmer un débat contradictoire avec des personnalités de haut niveau. Ce dossier a connu une conclusion provisoire le 21 janvier dernier, le tribunal de grande instance de Paris ayant condamné le polémiste pour provocation à la haine raciale et à 10 000 euros d'amende.
Mon expérience me conduit à penser qu'il serait utile de spécifier davantage dans la loi ce que vous entendez par « exercice du pluralisme ». Il s'agit d'un concept dont l'application exige d'être mieux précisée, notamment dans le cadre des conventions passées entre l'Arcom et les chaînes. De même, je crois que le législateur doit expliquer ce qu'il entend par « honnêteté de l'information » dans la loi, car je considère qu'aucune rédaction ne peut atteindre cet objectif sans un traitement de qualité de l'actualité, surtout dans notre société qui subit la dictature de l'instant. Quant au statut des CHIPIP, nous pensons qu'il est légitime de mieux préciser leur rôle et les prérogatives qui en découlent, notamment dans leurs rapports avec l'Arcom. Le travail de votre enquête parlementaire nous apportera des réponses, mais sachez que notre comité est d'ores et déjà prêt à poursuivre une réflexion constructive avec la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat.