Ce rapport m'a été confié par le responsable de l'inspection générale de la justice, compte tenu des différents postes que j'ai occupé pendant ma carrière : des postes de magistrats, évidemment, mais également des postes d'élue, puisque j'ai été maire de Reims, présidente de l'agglomération rémoise, députée européenne, conseillère régionale. Je puis donc m'exprimer, si je puis dire, depuis les deux bouts de la chaîne. « Comment mieux articuler la justice avec les territoires ? » est le thème du rapport j'ai remis en mai 2021, après avoir auditionné des élus, des magistrats, des sociologues. Pour des raisons qui me sont un peu étrangères, qui d'ailleurs ne sont pas restreintes à ce rapport malheureusement, le cabinet du garde des Sceaux n'a pas encore donné l'autorisation de publication, alors que je suis intervenue publiquement à son sujet à plusieurs reprises. C'est dommage, mais peut-être pourrez-vous lui poser la question.
Le constat à partir duquel j'ai élaboré mes propositions, c'est, malheureusement, que la justice et les collectivités territoriales sont toujours deux mondes qui s'ignorent, ou, en tout cas, qui s'ignorent encore beaucoup trop. Pourtant, on ne compte plus les rapports proposant d'améliorer l'adaptation des juridictions au territoire, dont l'important travail des parlementaires Raimbourg et Houillon sur l'adaptation du réseau des juridictions, réalisé dans le cadre des chantiers de la justice, en 2018. Au début du processus de d'élaboration de mon rapport, j'ai organisé une table ronde, sous l'égide de l'Association des maires de France, et j'ai posé aux élus la question suivante : « Comment imaginez-vous une meilleure coopération avec les acteurs judiciaires de de votre territoire ? ». Il y avait beaucoup de maires, de présidents d'agglomération et quelques élus nationaux. Tous, sans exception, ont fait part de leur souhait d'une justice plus consciente des spécificités locales et d'une meilleure implication des magistrats dans la réalité territoriale de leur ressort. Quant aux chefs de juridiction, ils regrettent que les élus ne connaissent pas mieux le fonctionnement de l'institution judiciaire. Chacun se renvoie la balle sur une méconnaissance de l'institution qui est en face. Le fossé reste important mais, et cela permet de rester optimiste, la nécessité d'une meilleure collaboration entre l'institution judiciaire et les territoires est aujourd'hui non seulement acceptée par tous, mais également revendiquée. Cela n'a pas toujours été une évidence : dans les années 80 ou même 90, poser la question de l'articulation de l'institution judicaire avec les élus, c'était presque attenter à l'indépendance de la justice. Depuis, les choses ont avancé, et aussi bien les élus que les magistrats souhaitent une évolution.
Il y a eu un certain nombre de tentatives pour améliorer l'ancrage territorial de la justice. La décentralisation, en particulier, a rendu nécessaire et obligatoire l'instauration de coopérations entre l'État et les collectivités territoriales. Dans le domaine judiciaire, cette coopération a démarré dans le secteur de la prévention de la délinquance et de la sécurité, par les conseils de prévention de la délinquance et les conseils intercommunaux de sécurité et de prévention. Le succès de ces politiques partenariales s'est cependant heurté, à la fois à une méconnaissance par les élus de l'institution judiciaire et également, à une formation insuffisante des magistrats sur les dispositifs partenariaux. Les conseils de sécurité et de prévention de la délinquance (CSPD) ont été créés et généralisés en 2002, et si personne ne nie leur intérêt, leur bilan reste mitigé. Grand-messe, manque de pilotage sont les principaux reproches des élus et des magistrats. En outre, ils ne couvrent pas tout le territoire : en 2018, sur 1186 communes qui ont l'obligation d'en créer, seuls 805 CSPD étaient recensés, dont 624 déclarés actifs et 181 en sommeil. Dans mon rapport, je propose de former davantage les procureurs à la participation et à l'animation de ces instances pour qu'elles concourent effectivement à la mise en place de politiques partenariales.
Finalement, ce sont les conseils départementaux de l'accès aux droits (CDAD) qui fonctionnent le mieux dans un esprit de travail en commun. Créés en 1992, leur atout principal est de réunir à l'échelle du département, autour du président du tribunal judiciaire du chef-lieu du département, des membres représentatifs : préfet, président du conseil départemental, association départementale des maires, barreaux et associations. Les échanges y sont nourris, autour de compétences très vastes : éducation, santé, logement, formation, lutte contre la discrimination, droit de la famille. Il faudrait s'inspirer de leur méthodologie pour une diffusion à l'ensemble des territoires.
Au-delà des instances partenariales, le dialogue entre l'institution judiciaire et les élus a fait l'objet d'évolutions positives, notamment avec la loi « Engagement et proximité » du 27 décembre 2019, mais elle est insuffisante. Par exemple, son article 42 prévoit qu'après le renouvellement général des conseils municipaux, le représentant de l'État dans le département, et/ou le procureur de la République territorialement compétent, reçoivent les maires du département afin de leur présenter les attributions que ces derniers exercent au nom de l'Etat comme officier de police judiciaire de l'état civil (OPJ). Or, les maires n'ont pas pour seule activité celle d'officiers de police judiciaire de l'état civil, et puis c'est l'État, d'une certaine façon, qui explique au maire quel est son rôle, dans une approche qui n'a rien de bilatéral et qui en dit long sur un certain état d'esprit. Pour véritablement améliorer les liens entre la justice et les collectivités territoriales, il me paraît indispensable que l'action globale de l'institution judiciaire soit explicitée à l'ensemble des élus locaux.
L'institution judiciaire n'est plus dans sa tour d'ivoire, mais sa volonté d'expliquer ce qu'elle fait aux élus, et particulièrement l'action publique, reste limitée. C'est pourquoi il faudrait lui imposer de présenter son action devant les assemblées nouvellement élues au niveau communal, départemental et régional. Je propose de rendre obligatoire, par voie législative, à chaque renouvellement d'assemblée communale, intercommunale, départementale et régionale, la présentation par les chefs de cour de la juridiction de leur action, suivie éventuellement d'une discussion, ainsi qu'à chaque nouvelle nomination de président, même si le mandat est en cours pour les élus.
Il est aussi indispensable d'améliorer la transmission d'informations procureur-maire, dont tout le monde se plaint. Dans son article 59, la loi « Engagement et proximité » précise que le maire est informé, à sa demande, par le procureur de la République, des jugements définitifs, lorsque des infractions ont été signalées par lui, en application de l'article 40. Or, il n'est pas rare que cette obligation ne soit pas respectée. Certains magistrats, celui de Valenciennes ou de Dijon notamment, ont voulu avancer et ont mis en place des dispositifs innovants, comme une matinée de formation sur le fonctionnement du parquet, la possibilité d'assister à des audiences de comparution immédiate, et surtout, l'installation d'une boîte courriel dédiée, directement gérée par le procureur, leur permettant d'être informés des difficultés auxquelles sont confrontés les maires avec une totale réactivité. J'ai proposé à l'inspection générale de la justice que ces initiatives de rapprochement entre les élus et les magistrats soient répertoriées et diffusées à des fins de généralisation, voire deviennent obligatoires. Une autre amélioration a vu le jour, sans être encore arrivée à un rythme suffisant, ce sont les conseils de juridiction, qui sont devenus obligatoires après l'expérimentation de 2015. Ces conseils de juridiction ont vocation à être un « un lieu d'échange et de communication entre la juridiction et la cité », ce qui les situe au coeur de notre problématique. Ils comprennent des représentants de l'État, avec la protection judiciaire de la jeunesse, et des élus. Leur objectif n'est toujours pas atteint à ce jour, notamment car la présence d'élus nationaux n'est pas obligatoire, ce qui constitue un frein à leur efficacité. La présence d'élus locaux est évidemment essentielle, mais celle des élus nationaux, députés ou sénateurs, peut-être encore plus sénateurs, l'est tout autant, puisque ce sont eux qui font l'interface entre le territoire et le niveau gouvernemental. Je propose que la création de ces conseils de juridiction reprenne un rythme soutenu, et surtout qu'il y ait une modification législative qui rendra obligatoire la présence des élus nationaux dans ces instances, le Conseil d'État ayant estimé qu'on ne pouvait prévoir une telle obligation par décret.
L'inadéquation du maillage judiciaire et du maillage administratif constitue également un frein à certaines tentatives d'amélioration des relations entre les élus et la justice. La réforme de la carte judiciaire de 2008 a permis un certain nombre d'adaptations entre la justice et les territoires, mais les cours d'appel sont restées en dehors de la réforme, et cela s'est avéré nuisible au dialogue entre les chefs de cour et les décideurs des services déconcentrés de l'État dans certaines juridictions. En PACA, pour établir les conventions relatives à la prévention de la délinquance, le préfet de région a trois procureurs généraux comme interlocuteurs, dans les cours d'appel d'Aix-en-Provence, Nîmes et Grenoble. On comprend pourquoi ça ne se passe pas bien évidemment. A l'inverse, certains tribunaux judiciaires relèvent d'une cour d'appel qui n'est pas dans la même région que le tribunal : le tribunal judiciaire de Chaumont, dans le département de la Haute-Marne et dans la région Grand-Est, relève ainsi de la cour d'appel de Dijon, située dans la région Bourgogne Franche-Comté. Comment dialoguer dans cette configuration kafkaïenne ?
Une réflexion intéressante avait été menée au début de ce quinquennat par Madame Belloubet, qui avait proposé un regroupement des cours d'appel par région, tenant compte de l'impératif de proximité pour les justiciables. Dans chaque région, une cour régionale se voyait attribuer les fonctions supports (gestion budgétaire, ressources humaines, informatique, formation) qui étaient retirées aux cours territoriales, celles-ci conservant la compétence juridictionnelle, pour les impératifs de proximité. Cette réforme, qui permettait de regrouper les 36 cours d'appel en 17 cours régionales, avait été présentée et acceptée à la quasi-unanimité de la conférence nationale des présidents des cours d'appel. Suite à des désaccords violents entre certains membres du barreau, et aussi certains élus, elle a été abandonnée, mais tous les acteurs que j'ai interrogés, qu'ils appartiennent au monde judiciaire ou occupent des fonctions électives, ont déploré cette situation. Je propose de reprendre la réflexion sur le regroupement des cours d'appel lors du prochain quinquennat, car il est indispensable à une meilleure articulation entre les élus et la justice.
J'ai également proposé, de façon plus iconoclaste, que les magistrats puissent participer à la procédure d'élaboration du SCOT, afin d'étoffer cette culture du terrain qui leur fait souvent défaut.
En conclusion, il est absolument indispensable pour le citoyen et le justiciable que l'on arrive à rapprocher ces deux mondes qui s'ignorent encore beaucoup trop de la justice et des territoires.