Intervention de Jean-Michel Houllegatte

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 24 février 2022 à 8h35
Paquet « ajustement à l'objectif 55 » – examen d'un projet de proposition de résolution européenne

Photo de Jean-Michel HoullegatteJean-Michel Houllegatte :

rapporteur de la commission des affaires européennes. – J’aborderai le volet du paquet relatif aux secteurs aérien et maritime.

L’objectif de la Présidence française est de conclure des orientations générales à la fin du premier semestre 2022 sur la quasi-totalité des textes. Force est de noter que deux des textes les plus avancés dans la négociation entre États membres concernent les projets de règlement qui visent, d’une part, à obliger les fournisseurs de carburants à accroître la part des carburants d’aviation durables, et, d’autre part, à réduire l’intensité des émissions de gaz à effet de serre de l’énergie utilisée à bord des navires. L’utilisation de carburants d’aviation durables, qui permet de réduire les émissions globales de CO2 jusqu’à 80 % par rapport au kérosène fossile, constitue, en effet, l’un des principaux leviers de la réduction des émissions de l’aviation.

Plusieurs études montrent d’ailleurs que le transport aérien peut parvenir à la neutralité carbone à l’horizon 2050. Trois leviers de décarbonation sont actuellement identifiés : les carburants d’aviation durables (SAF), les avancées technologiques dans un avenir plus ou moins lointain – Airbus vient ainsi d’annoncer un premier test de moteur d’avion propulsé avec de l’hydrogène, qui sera réalisé en 2026, et qui pourrait être une étape importante vers la mise au point d’un avion zéro émission –, ainsi que la mise en œuvre du ciel unique européen qui implique un effort de la part des États membres pour moderniser et rationaliser le contrôle aérien, permettant des trajectoires plus directes au-dessus du territoire européen. Ces trois points sont exposés dans la proposition de résolution telle que présentée aujourd’hui.

Je voudrais aussi vous faire part de plusieurs points de vigilance.

Premièrement, le risque de contournement par les hubs et de distorsion de concurrence pour les compagnies aériennes européennes est un premier sujet d’attention. L’aéroport d’Istanbul, par exemple, pourrait à terme devenir un concurrent pour les aéroports européens.

Deuxièmement, la recherche et l’innovation dans le domaine des carburants alternatifs pour l’aviation doivent contribuer à la réduction de l’écart des coûts entre les SAF et le kérosène.

Troisièmement, le développement de la production de carburants d’aviation alternatifs à grande échelle conditionne la décarbonation du secteur.

Quatrièmement, enfin, il faut être attentif au coût de la transition énergétique pour le secteur de l’aviation.

L’objectif de réduction des gaz à effet de serre est également largement soutenu par les acteurs du transport maritime, mais plusieurs points de vigilance ont toutefois été identifiés, notamment la prise en compte de la disponibilité des carburants et de leur coût, alors que ce secteur repose, à l’heure actuelle, presque entièrement sur les combustibles fossiles.

M. Jacques Fernique. – Cette proposition de résolution constituera l’approche du Sénat sur le paquet « Climat » par lequel l’Europe donne corps à son nouvel objectif de réduction de 55 % des gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990. Il s’agit non pas d’en rester aux belles formules, mais de mettre en place des actions concrètes. Au travers de cette proposition de résolution, le Sénat prend la mesure de cet objectif en envisageant les nécessaires réformes structurelles et sectorielles pour transformer nos industries, nos transports, notre agriculture et nos conditions énergétiques. Il affirme également l’urgence de parvenir à un cadre clair et soutenable pour les ménages, les entreprises et nos territoires. On ne peut pas gagner le combat climatique dans un seul pays ou dans la seule Union européenne, qui représente 8 % du problème. Cette proposition de résolution insiste à juste titre sur la capacité d’entraînement dont l’Europe peut jouer, par l’ajustement carbone à ses frontières et par ses capacités de régulation des échanges économiques mondiaux. Les termes précis de cette proposition constituent donc un pas explicite vers la remise en cause des politiques ultralibérales de libre-échange ; les alinéas 200 et 201 sont éloquents à cet égard.

Cette PPRE pointe la nécessité d’accompagnement pour l’acceptabilité sociale, d’adaptation des politiques de formation professionnelle, de reconversion des métiers, de soutien aux territoires et aux appareils productifs affectés. Notre groupe propose de muscler la proposition de résolution en ajoutant, après l’alinéa 95, un alinéa sur le rôle clé des territoires dans la mise en œuvre concrète de politiques déterminantes en matière climatique. Il serait bon de pointer la nécessité, pour l’Union européenne, de présenter une stratégie globale pour abonder le financement de l’action climatique des territoires. La mobilisation et la mise en cohérence des différents fonds structurels, des fonds d’investissement et des divers programmes de soutien financier, doivent s’opérer au profit des collectivités territoriales – un accord sur cette proposition de rédaction devrait se dégager au sein de la Chambre des territoires.

Voilà les avancées positives qui caractérisent la proposition de résolution européenne. Restent deux écueils majeurs qui en compromettent la bonne trajectoire. L’énergie nucléaire et les biocarburants sont deux fausses solutions. La première ne doit pas être traitée comme les énergies renouvelables. Elle est dangereuse, coûteuse et porte en elle des conséquences néfastes au-delà de nos frontières nationales. Or il ne faut pas nier les divergences d’approche entre États membres en la matière et l’importance des objectifs de sobriété énergétique et de développement des énergies renouvelables. Quant aux biocarburants, notre groupe a la conviction qu’ils ne remplaceront jamais les carburants conventionnels fossiles dans les secteurs aérien et maritime. C’est pourquoi l’alinéa 148 ne peut rester en l’état. Il convient certes de promouvoir les biocarburants, mais pas « quelle que soit leur génération ». Les agrocarburants de première génération représentent une concurrence inacceptable.

Cette proposition de résolution prend effectivement le sujet à bras-le-corps, mais deux illusions la rendent inopérante : la foi nucléaire et la croyance dans les biocarburants.

M. Daniel Salmon. – Je reviendrai sur les deux points de divergence que vient de soulever Jacques Fernique. L’énergie nucléaire, tout d’abord, est très présente tout au long de cette PPRE. Elle est très différente des autres en ce qu’elle ignore les frontières – le nuage de Tchernobyl ne s’y est pas arrêté ! En réalité, la liberté de chaque pays de se doter du mix énergétique de son choix vient affecter celle des autres. Si un accident majeur devait intervenir en France, les autres pays européens seraient impactés. De plus, cette énergie est génératrice de déchets qu’il nous faut gérer pendant des durées dépassant notre échelle humaine. Par ailleurs, à nos frontières, les bombes tombent en ce moment. Or la vulnérabilité de la France en temps de paix est indéfendable en temps de guerre ! Cette donnée doit absolument être prise en compte, car demain, nous pourrions connaître de graves difficultés liées à l’énergie nucléaire. Les biocarburants sont une partie de la solution. Compte tenu de la situation en Ukraine, la surface agricole utile en France sera à l’avenir très sollicitée : pour l’alimentation, les fibres et l’énergie. Elle ne pourra pas alimenter le transport aérien et le transport maritime, très voraces en énergie. Ces problèmes s’ajouteront à ceux du commerce international. Nous devons faire preuve d’une très grande vigilance – car ce sont, en définitive, deux fausses solutions – et placer la sobriété en tête de nos priorités.

Mme Angèle Préville. – Je salue le travail très important qui a été réalisé face aux enjeux colossaux qui sont devant nous. Je ferai une proposition de rédaction concernant les alinéas 172, 177 et 180 qui mentionnent les carburants synthétiques susceptibles d’être élaborés à partir de fossiles, de charbon, de lignite, de pétrole. Il faudrait d’emblée les exclure et ne mentionner que les carburants synthétiques provenant d’énergies renouvelables, à l’exclusion de ceux provenant d’énergies fossiles. Se trouve actuellement dans l’atmosphère un stock inédit de dioxyde de carbone, inégalé au cours des 800 000 dernières années. Afficher simplement une neutralité carbone dans notre feuille de route ne suffira pas ; il nous faudra réduire ce stock à l’origine du dérèglement climatique.

Sur les alinéas 130 et 131 relatifs au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, nous aurions pu aller beaucoup plus loin eu égard aux interpellations régulières du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) à propos de l’impact carbone des produits finis. Au lieu de dire que l’intensité carbone des produits importés « peut être évaluée », je proposerais d’écrire : « devant être évaluée ».

M. Stéphane Demilly. – Je prendrai le contrepied des propos tenus sur les biocarburants. J’ai présidé des groupes de travail sur le sujet à l’Assemblée nationale durant vingt ans, publié de nombreux rapports et participé à de multiples tables rondes et colloques. Ce sujet a toujours déclenché des débats passionnés, souvent manichéens et caricaturaux comme tout à l’heure.

Parmi toutes les études sérieuses, pas celles financées par les lobbies pro ou anti-biocarburants, celle qu’a menée l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) démontre clairement l’intérêt environnemental des bio ou agrocarburants. Ceux-ci ne sont pas exempts de défaut, mais ils sont bons pour l’environnement – moins 50 % de gaz à effet de serre pour l’éthanol, et moins 66 % s’ils sont réalisés à partir de betteraves – et pour l’agriculture, car ils sont une source de diversification, notamment pour les betteraviers qui ont perdu 100 000 hectares en trente ans. Plus d’une exploitation disparaît chaque heure dans notre pays. Les biocarburants sont également une ressource favorable au pouvoir d’achat et à notre indépendance énergétique, car nous dépendons à 99 % des importations pour le fossile. Ils sont aussi utiles à notre indépendance diplomatique et économique, qui ne peut être assurée sans indépendance énergétique. Or celle-ci est mise à mal par le contexte international actuel et notre dépendance au gaz russe…

Ces carburants n’ont jamais eu pour objet de remplacer totalement les carburants fossiles, et nos terres arables ont vocation à être nourricières, pour reprendre les propos du ministre de l’agriculture. C’est pourquoi seulement 2,3 % de notre surface agricole utile est destinée aux biocarburants, contre 3 % en moyenne en Europe. La solution miracle n’existe pas, et la méthanisation a ses défauts, de même que l’éolien et le solaire. Quant au nucléaire, je vous laisse juges. Il ne faut pas tenir des propos excessifs, et le biocarburant est une des nombreuses pistes à explorer. C’est pourquoi je suis très heureux que cette proposition de résolution européenne lui consacre un beau chapitre.

M. Ludovic Haye. – Merci pour ces interventions qui représentent les différentes sensibilités. Ce sujet me tient particulièrement à cœur : les douze propositions législatives du paquet « Ajustement à l’objectif 55 » vont assurément dans le bon sens et s’inscrivent dans le droit fil des priorités françaises. Pour la présidence française, le présent semestre est crucial pour concilier investissements économiques et ambitions climatiques, avec en ligne de mire la justice sociale.

Cette approche globale correspond à celle que la France a adoptée dans le plan de relance, la loi « Énergie-Climat », puis le projet de loi « Climat et résilience ». Selon cette optique, la PPRE est compatible avec cette stratégie. Sur ce point, l’alinéa 90, qui sous-entend que nous devons nous appuyer sur le potentiel nucléaire pour valoriser nos engagements dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, nous satisfait.

Il en est de même pour la référence à la nouvelle taxonomie verte européenne énoncée à l’alinéa 60. Nous ne pouvons que souscrire à l’alinéa 93, en vertu duquel la transition vers une économie décarbonée ne doit pas être synonyme de décroissance. Nous sommes tous d’accord pour une écologie capable d’innovation, pourvoyeuse d’emplois, qui ne gaspille pas ni ne détruit, mais crée de la richesse.

De même, l’acceptation sociale figurant à l’alinéa 94 doit animer chaque responsable politique. Nous proposons sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières la même vision que la France a portée. C’est un paradigme indispensable si nous voulons nous tourner vers une géopolitique responsable. Cela représenterait un changement culturel majeur en Europe et une avancée diplomatique réelle.

Pour toutes ces raisons, je soutiendrai cette PPRE au nom de mon groupe.

M. Franck Montaugé. – À l’alinéa 93, il m’apparaîtrait plus adéquat d’écrire que la transition vers une économie décarbonée « doit s’inscrire dans le cadre d’une croissance mesurée par des objectifs de développement durable adaptés aux enjeux et à la planification qui en résulte. »

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