Je vais parler plus spécifiquement de la fonction publique d'État, qui est celle que je connais le mieux, à travers deux enquêtes sociologiques que j'ai menées avec plusieurs collègues : Le plafond de verre et l'État, ouvrage pour lequel nous avons mené des entretiens avec des hauts fonctionnaires de Bercy et des ministères sociaux, et une enquête plus récente qui fera l'objet d'une publication dans deux semaines, avec le soutien d'Agnès Saal, présente parmi nous ce matin, sur le ministère de la culture en administration centrale et dans les services déconcentrés.
Je vais me concentrer sur trois points.
D'abord, sur le bilan chiffré qui a déjà été évoqué. Je ne dispose que des chiffres de 2019, mais je vais insister sur trois constats que nous pouvons tirer des données chiffrées dont nous disposons depuis presque dix ans. Jusqu'en 2019, les trois années soumises à l'obligation de 40 % n'avaient jamais permis d'arriver à ce quota. Ce constat interroge sur la pertinence de l'outil de quota sur les flux qui avait été choisi. Il était perçu comme plus atteignable. Malgré la rigidité du quota, son efficacité reste corrélée à un soutien politique, à des soutiens individualisés à tel ou tel endroit de l'administration ou du champ politique. Il peine à devenir un outil structurel, permanent et efficace.
En dépit de cette critique, ce quota sur le flux a permis très modérément, non pas d'accélérer la féminisation du stock, mais en tout cas de ne pas la stopper. Les chiffres sont compliqués à analyser, puisque le périmètre Sauvadet n'existait pas en tant que catégorie statistique avant la loi du même nom ; nous ne disposons donc des chiffres pour ce périmètre que depuis 2015. Pour autant, si nous nous intéressons à d'autres indicateurs tels que la féminisation des directeurs généraux ou des chefs de service, nous constatons à peu près toujours les mêmes courbes. L'accélération date du milieu des années 2000 et le dispositif Sauvadet accompagne ce mouvement, évitant un plafonnement habituellement observé dans la féminisation des professions supérieures (à 25, 30 ou 35 %). Je ne sais pas si c'était l'objectif initial mais le dispositif a donc pour vertu principale de permettre le maintien de la hausse de la féminisation du stock. Il n'a toutefois pas produit d'accélération de sa féminisation.
Ensuite, si nous ne disposons pas toujours d'éléments très fins, le rapport annuel en comprend quelques-uns qui se rapportent à ce dispositif. Nous constatons que les postes féminisés par les administrations ne sont pas n'importe lesquels. Dans la fonction publique d'État, les chiffres les plus bas, au moins jusqu'en 2019, concernaient les postes les plus prestigieux, les plus rentables et les plus hauts placés : ceux dont la nomination relève du gouvernement, ceux de chefs de service ou de sous-directeurs ou sous-directrices. En 2019, ce sont principalement les primo-nominations à des postes de direction de projet ou d'expertes de haut niveau qui permettent à la fonction publique d'État de s'approcher des 40 %, avec 53 % de primo-nominations féminines à ces postes. Nous savons que malgré leurs vertus, ces postes sont les moins favorables aux carrières. C'est notamment le cas des postes d'expertes, qui n'offrent pas la possibilité d'encadrer une équipe, une expérience pourtant extrêmement valorisée dans les carrières des hauts fonctionnaires.
Deuxièmement, si le projet de loi Sauvadet a fait l'objet de relativement peu d'oppositions frontales et publiques, par rapport à d'autres, dont la loi Copé-Zimmermann ou les mesures de parité en politique, dix ans plus tôt, et si l'outil s'est légèrement normalisé dans l'action publique, nous voyons néanmoins des traces de résistance plus feutrées dans les institutions et dans les cercles du pouvoir politique et administratif.
D'abord, les chiffres sont publiés avec plus de deux ans d'écart. Ce décalage n'a pas toujours existé. Il n'est apparu qu'en 2017 et s'est maintenu depuis. En tant que sociologue, j'ai envie de mener une enquête sur les rouages de l'administration, pour identifier la bascule et comprendre dans quelle mesure ce constat peut témoigner d'une forme de résistance ou de frein à cette politique.
Ensuite, le 27 décembre 2018 était publié un décret réduisant d'un tiers le périmètre des emplois soumis aux quotas Sauvadet pour Bercy, mauvais élève des nominations équilibrées, bien que la courbe augmente visiblement. Cette diminution atteste probablement des formes de résistance dans les cercles du pouvoir pour réussir à contourner une obligation votée par la représentation nationale.
Enfin, j'aborde souvent dans mes enseignements la règle de l'arrondi inférieur. Il s'agit d'un des points négatifs de la loi de 2019, malgré les avancées ayant été rappelées aujourd'hui. Cette règle permet de considérer que l'objectif de 40 % est atteint à l'unité inférieure. Il est donc inscrit dans la loi que la nomination de trois femmes sur neuf nominations totales respecte l'obligation de 40 % au moins de personnes du sexe sous-représenté. 40 % de neuf personnes équivaudraient en réalité à 3,6 femmes. Le texte demande pourtant au moins 40 % de femmes. Pourquoi, dans ce contexte, autoriser un dispositif permettant la nomination de moins de 40 % ? Cette loi témoigne à mon sens de résistances puissantes, bien que discrètes.
J'en viens à mon troisième point : que produisent ces quotas sur les hauts et hautes fonctionnaires ? Le dispositif reçoit de plus en plus de soutien de la population en général, et de la haute fonction publique en particulier. Pour autant, un tiers des concernés évoquent encore une réticence à l'idée de ces quotas dans les enquêtes qualitatives que nous menons. Les femmes sont plus susceptibles de les soutenir. C'est d'autant plus vrai lorsqu'elles évoluent dans des administrations peu féminisées, où elles perçoivent une possibilité d'impact rapide. Les femmes des ministères sociaux expriment par exemple beaucoup plus de réticences vis-à-vis des quotas qu'à Bercy, où elles y voient un moyen d'accélérer un processus de féminisation très ralenti. À l'inverse, des réticences ou vives oppositions s'expriment parfois du côté des hommes, d'autant plus qu'ils se sentent directement menacés. Dans les administrations peu féminisées, ils y sont les plus opposés. Ces réticences se retrouvent également dans les corps ou postes un peu inférieurs aux plus prestigieux. Les hommes y expriment la crainte de voir leurs perspectives de carrière bloquées par ces dispositifs.
Les jeunes hommes ont été évoqués plus tôt. Il est assez compliqué de savoir si nous observons un effet d'âge ou un effet de génération. Nous allons effectivement retrouver des préoccupations de jeunes hommes parfois assez proches de celles des jeunes femmes, notamment en termes de conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. Dans les entretiens, les trentenaires ou jeunes quadragénaires peuvent exprimer plus d'intérêt pour cette question, y compris à titre personnel. Il y a probablement un effet durable de génération. Ces hommes sont plus souvent en couple avec des femmes ayant suivi des études et carrières proches des leurs. Le couple hétérosexuel homogame est peut-être le meilleur moteur d'égalité professionnelle. Les femmes sont de moins en moins peu diplômées et à l'écart du marché du travail dès la mise en couple. Néanmoins, il s'agit peut-être aussi d'un effet d'âge. À 30 ou 35 ans, les hommes font part d'aspiration à la vie familiale et à l'égalité des carrières entre les femmes et les hommes. Lorsque nous les revoyons à 40 ou 45 ans, nous sommes surpris de voir que dans ces couples, c'est encore la carrière professionnelle du conjoint homme qui passe en priorité. Quand ils nous expliquaient qu'un passage en cabinet ministériel était perçu comme une bonne opportunité, mais que c'était compliqué en termes de conciliation et de vie de famille, ils se dirigent tout de même vers ces carrières. Ils sont pris dans un conflit de loyauté entre des normes égalitaires auxquelles ils ont pu être socialisés et auxquelles ils ont pu adhérer sincèrement, et des normes professionnelles pour faire carrière, auxquelles ils ont également été socialisés, et auxquelles ils croient sincèrement. Si on leur propose d'aller en cabinet ministériel, il y a un conflit, qui est encore tranché en faveur de la carrière.
Le dispositif Sauvadet a eu deux effets positifs importants. Parce que c'est un quota qui fait parler, il rend visible le fait que l'égalité professionnelle est un enjeu dans la fonction publique en général, celle de l'État en particulier. Il permet aussi de ne pas écraser la courbe de féminisation de la haute fonction publique.
Je terminerai par une interrogation, voire une crainte. Sur la question des « talents », nous devons être attentifs. Les effets de corps peuvent avoir des effets négatifs pour les femmes, mais aussi des effets protecteurs lorsque celles-ci sont dans le corps. L'approche par talents peut avoir un effet pervers, qui n'est absolument pas propre à la fonction publique. Les parcours marginaux ou atypiques des hommes seront beaucoup plus facilement valorisés que ceux des femmes, qui doivent cocher les cases attendues des modèles de carrière dans leur secteur professionnel. Le talent, le génie, le charisme sont historiquement des notions favorables aux hommes. La plus grande attention doit être portée à ces sujets, notamment lorsqu'il s'agit de réformer les manières de faire carrière.