Intervention de Corinne Desforges

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 février 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur l'application de la loi sauvadet

Corinne Desforges, vice-présidente de Femmes de l'Intérieur, inspectrice générale de l'administration :

Pour notre association, la loi Sauvadet fut une bonne surprise. Lorsque j'ai vu le sujet avancer, très peu de temps avant l'élection présidentielle de 2012, j'ai cru qu'il n'aboutirait pas. Cette bonne surprise a ensuite été tempérée par les décrets d'application intervenus le 30 avril. Durant six semaines, vous pouvez imaginer les discussions qui ont eu cours dans les ministères lorsqu'ils ont commencé à comptabiliser ce qui allait se passer. Le ministère de l'intérieur s'en est bien tiré puisqu'il comptabilise de la même façon une préfète de région et une sous-préfète débutante : il s'agit toujours d'un effectif. Ce n'est pas le cas dans tous les ministères.

Au printemps 2013, nous avons fêté l'inévitable 8 mars. Nous avions fait venir, avec le secrétaire général du ministère de l'époque, Femmes et Diplomatie, association sur laquelle nous avons voulu prendre exemple. C'était une sorte de #MeToo avant l'heure. J'ai créé une association pour les femmes hautes fonctionnaires. Je voulais l'appeler Femmes d'Intérieur, nom qui me semblait très drôle. Il m'a été refusé par les commissaires de police, qui m'ont assuré qu'il leur vaudrait des moqueries dans les commissariats. Je continue toutefois d'appeler l'association ainsi puisque cet intitulé me semble infiniment plus porteur.

L'association a été créée. Contrairement aux autres associations du ministère (association du corps préfectoral, association des commissaires de police..), nous sommes une « trans-direction ». Le ministère de l'intérieur compte des policiers, des gendarmes, des sous-préfets, des pompiers, ainsi que l'administration centrale. Personne ne se parle, chacun étant dans son bloc. Pourtant, nous nous sommes regroupées entre femmes et avons une vision transversale. Nous organisons des réunions avec des commissaires de police, des gendarmes ou d'autres personnes qui ne se rencontrent jamais sur le terrain. C'est très intéressant et très utile. Un jour, nous avons organisé un dîner débat à l'Assemblée nationale avec Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur. Nous étions une centaine de femmes en responsabilités au ministère de l'intérieur. En arrivant, le ministre a eu un mouvement de recul. Il était seul avec son directeur de cabinet face à cent femmes. Cela ne lui était jamais arrivé. C'était très troublant pour lui. Nous nous connaissions toutes et discutions entre nous. Cet aspect de la loi Sauvadet nous aide beaucoup.

Nous sommes aujourd'hui une centaine de membres de catégorie A+, soit des hautes fonctionnaires de niveau supérieur. Nous venons de nous ouvrir aux hommes, après de longues discussions. Beaucoup de femmes, notamment policières, voulaient rester entre elles. Pour autant, les hommes ne viennent pas. Nous n'en comptons que deux.

Depuis neuf ans, nous organisons des conférences et des débats en régions. Nous y rencontrons des femmes issues des différents corps représentés sur le terrain. Nous aidons les femmes à préparer les oraux de concours nationaux. Nous les avons par exemple poussées à tenter le programme Talentueuses, après qu'elles nous ont dit qu'elles n'osaient pas le faire. Tant qu'elles n'ont pas posé leur candidature, elles ne sauront pourtant jamais si elles pourraient être prises ou non. Nous avons également tissé des liens avec les autres associations de femmes présentes aujourd'hui, avec les femmes du ministère de la culture ou de la commission femmes de l'Association des anciens élèves de l'ENA. Tout un réseau s'est constitué grâce à la loi Sauvadet. Nous nous sommes en effet créés pour exister et pour surveiller nos ministères. L'association Femmes de l'Intérieur a même reçu François Sauvadet au cours d'une réunion en 2018. Sa loi nous a mises en visibilité. Elle nous a permis d'exister. Je crois que d'une certaine manière, M. Sauvadet était féministe sans le savoir. Il nous aide beaucoup.

Nous aidons beaucoup de femmes. Nous sommes également sollicitées, comme par notre intervenant sociologue, pour des rapports de doctorat ou de maîtrise. Les écrits sur le sujet sont de plus en plus nombreux. Nous sommes solidaires les unes des autres.

Nous avons participé à la course La Parisienne l'an dernier. Nous portions toutes notre tee-shirt bleu Femmes de l'Intérieur. Nous étions très visibles. C'était très beau. Nous en avons fait notre carte de voeux.

Nous organisons un débat le 10 mars sur l'égalité professionnelle, Jamais sans elles, jamais sans eux. Vous pourrez y prendre part si vous le souhaitez. Il vise à montrer que nous devons avancer avec les hommes, pas contre eux. Ce n'est pas si simple au ministère de l'intérieur, très masculin, du moins dans l'idée que l'on en a. Quand je demande aux gens d'imaginer un sous-préfet, un préfet, un commissaire de police ou un gendarme, ils se figurent un homme. Ce n'est pourtant pas tout à fait la réalité statistique.

Permettez-moi de vous présenter une évolution en chiffres. Je dispose de ceux de 2021, que je pourrai transmettre à M. Jacquemart s'il le souhaite. Le ministère de l'intérieur a globalement respecté les quotas Sauvadet chaque année, sauf une année où la police n'a pas joué le jeu. C'est bien elle qui a payé ses retards, pas le ministère dans son ensemble.

En termes de primo-nominations, nous avons toujours été dans les normes, en dépassant les 40 % entre 2019 et 2021. En 2020, 117 femmes ont été primo-nominées sur 268 personnes, soit 43,7 %. Le stock de niveau 1, soit les préfètes et directrices d'administration centrale, s'élève aujourd'hui à 30 % au ministère. Sachez qu'en 2005, il n'y avait que cinq femmes préfets. Elles sont aujourd'hui 39, dont trois femmes préfètes de région. Nous comptons également sept femmes directrices en administration centrale, sur vingt postes, soit 30 %. L'augmentation est très nette. Douze des quarante-huit sous-directeurs sont en outre des femmes. Ce sont les postes les plus difficiles à prendre, car les horaires sont impossibles. Certains chefs de bureau ne veulent pas y être promus car ils souhaitent avoir une vie personnelle. Les sous-directeurs rentrent chez eux à 21h30. La vie au ministère de l'intérieur est organisée ainsi, ce n'est pas acceptable pour tout le monde.

Nous sommes ensuite passés de 73 à 170 sous-préfètes entre 2005 et 2021. Elles représentent aujourd'hui 36 % du corps. Depuis la loi de transformation de la fonction publique, nous comptons également les directeurs départementaux des territoires. À la différence de Bercy, nous avons augmenté notre périmètre de postes, ce qui a également permis l'amélioration de notre quota.

Les résultats de la Police sont un peu moins bons que les nôtres, parce qu'il y a peu de postes et que le secteur a longtemps été masculin. Pour autant, il y a plus de femmes reçues au concours de commissaire de police que d'hommes. Il faudra un certain temps pour qu'elles atteignent les postes d'inspectrice générale ou de contrôleuse générale qui figurent dans la loi Sauvadet.

Je vous signale tout de même que Carine Vialatte, Cécile Berthon et Brigitte Julien sont respectivement à la tête de l'Union de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), de la Direction centrale de la sécurité centrale et de l'IGPN. Nous avons beaucoup travaillé pour obtenir ces progrès.

À la sécurité civile, les femmes sont très peu nombreuses. Le monde pompier est lui aussi majoritairement masculin. Nous ne parvenons pas à faire bouger les choses.

Nous avons parlé de chiffres. Abordons maintenant les évolutions dans nos mentalités. Je vous le disais, le ministère de l'intérieur est un univers masculin. On l'associe à la force, la virilité, l'urgence. Une fois que la loi Sauvadet a été votée, on a cherché des femmes. On en a trouvé et on leur a fait confiance. Notre association a pris part à beaucoup de réflexions. On nous a demandé notre avis concernant le Livre blanc de la sécurité intérieure. Il est aujourd'hui beaucoup moins surprenant de voir une sous-préfète sur le terrain. Pour autant, le préfet est encore souvent un homme. Comme je l'indiquais plus tôt, les postes de préfet ou de sous-préfet sont équivalents pour la loi Sauvadet.

J'ai moi-même essayé de faire bouger les choses. Dans les couloirs du ministère de l'intérieur n'étaient affichées que des photos d'hommes. J'ai estimé que ce n'était pas normal. A contrario, aujourd'hui, il n'y a presque plus que des photos de femmes. J'ai également dit à Bernard Cazeneuve, à l'époque ministre de l'intérieur, qu'il y avait plus d'hommes que de femmes dans le journal Civique. Je lui ai présenté un numéro portant sur le Gers, en indiquant qu'il comptait plus de canards gras que de femmes. Cette réflexion, si elle l'a fait rire, n'en était pas moins vraie. Je crois beaucoup à l'exemplarité et à l'identification. Si vous ne voyez pas de femmes dans les couloirs, vous ne pensez pas pouvoir accéder à un poste de responsabilités. Nous nous sommes battues pour que cette situation évolue. L'an dernier, Marlène Schiappa nous a donné une lettre de mission pour bâtir le plan d'égalité du ministère de l'intérieur. Nous y avons beaucoup travaillé. Elle ne nous a pas encore demandé de le remettre. J'espère qu'elle le fera avant la fin de son mandat.

L'évolution de carrière des hommes au sein du ministère de l'intérieur soulève parfois des difficultés. En effet, ils ont occupé tous les postes qu'il fallait occuper mais il leur est maintenant indiqué que ce n'est plus leur tour, ce qui crée un sentiment d'amertume. Les femmes sont mal vues, puisque les hommes considèrent qu'elles prennent leur place. Il est difficile pour la DRH du ministère d'expliquer à des hommes qu'ils ne seront pas préfets. Nous aurions dû anticiper cette situation en trouvant des organisations leur permettant d'accéder à des postes leur donnant satisfaction.

Si les mentalités ont évolué, je connais encore des femmes opposées aux quotas. Certaines ont bâti leur carrière à la force du poignet et estiment que les autres devraient en faire de même. Elles refusent d'adhérer à notre association. Une génération de femmes a dû se frayer un chemin dans une certaine adversité et juge anormal que les suivantes puissent bénéficier de facilités.

Beaucoup d'éléments doivent être améliorés. Les établissements publics devraient être ajoutés dans la loi Sauvadet. Le ministère de l'intérieur compte huit établissements. Seul l'un d'eux est dirigé par une femme, et ce depuis peu. Puisqu'ils n'entrent pas dans le champ de la loi Sauvadet, on continue d'y nommer des hommes. Surtout, la Gendarmerie nationale devrait être intégrée au périmètre de la loi Sauvadet. Elle ne compte aucune femme à un poste de directeur. Bien sûr, ce sont des militaires. Pour autant, vous ne me ferez pas croire que le DRH ou le directeur des finances ne peut pas être une femme. Un gendarme est l'équivalent d'un policier, d'une certaine manière. Il n'y a aucune raison que les mêmes contraintes ne s'appliquent pas dans le même type de métier.

Il faudrait en outre ne plus comptabiliser, dans les statistiques de la loi Sauvadet, la sous-préfète d'Aubusson comme la préfète de Bretagne ou d'Aquitaine. Les postes de préfet et de sous-préfet doivent être distingués.

Ensuite, en termes de gestion, il est fréquent que des femmes soient nommées en fin d'année, lorsque l'on n'atteint pas le quota. De nombreuses sous-préfètes arrivent souvent en décembre. Les préfètes sont surtout nommées dans les petits départements. C'est anormal.

Il serait en outre pertinent de compter en stock. Lorsqu'une femme prend un poste, elle compte pour une. Si elle part et est remplacée par une autre femme, celle-ci compte aussi pour une. Les stocks augmentent lentement mais il est compliqué de mesurer combien de temps les femmes restent en poste. Elles occupent généralement un ou deux postes, puis s'en vont après avoir constaté les contraintes de disponibilité, de visibilité, de mobilité. Elles sont remplacées par d'autres femmes, ce qui répond aux quotas de flux de la loi Sauvadet. Dans le même temps, le stock disparaît.

Nous rencontrons le même problème de stock dans le vivier que nous devons constituer. À la sortie de l'ENA, il y a cinq ou six postes au ministère de l'intérieur. Certaines années, il n'y a pas de femmes. Dans ce cadre, comment pouvons-nous arriver à une moitié d'effectifs féminins des années plus tard ? On fait venir beaucoup de femmes de l'extérieur à l'heure actuelle. Si vous souhaitez vous présenter en tant que sous-préfète, vous serez certainement prise. On nomme des directrices d'hôpital ou de lycée, des architectes... Le métier est attractif, je le comprends. Vous bénéficiez d'une résidence, d'un uniforme, d'une voiture... Il est toutefois souvent très solitaire et les femmes partent. Nous ne disposons pas d'un vivier solidifié, parce que trop peu de femmes font carrière dans ce corps. Le fait que l'on contractualise ce corps fera venir, je le crains, plus d'hommes en contrat que de femmes. Ce sujet doit être approfondi, Femmes de l'Intérieur l'étudiera.

Au ministère de l'intérieur, nous avons signé la charte Jamais sans elles. Elle n'est pas respectée.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion