Je vous remercie de nous donner l'occasion aujourd'hui, avec Nicolas Mérigot, directeur général de Korian France, de nous exprimer devant votre commission.
Nous connaissons le travail approfondi que vous menez de longue date au sein de cette commission, notamment sur les sujets liés aux politiques publiques de l'autonomie et de la dépendance. Il me semble essentiel aujourd'hui pour un acteur comme Korian, qui est l'une des entreprises actives dans ce secteur en France, mais aussi dans six autres pays européens, de pouvoir échanger avec vous lucidement, en responsabilité et, je l'espère, dans un contexte un peu plus apaisé que celui d'il y a quelques semaines.
Cette audition nous donnera l'occasion de revenir sur la situation dans les maisons de retraite de notre réseau et, au-delà, sur la conception que nous nous faisons, en tant qu'entreprise responsable, de notre rôle au côté des personnes âgées et des aidants. Il importe que nous étudiions ce qui fonctionne et ce qu'il convient d'améliorer incontestablement.
Deux mois après la sortie du livre Les Fossoyeurs, l'émotion reste encore légitimement très vive. Elle est très vive pour toutes les personnes qui ont été directement concernées par les révélations du livre sur Orpea, bien sûr, mais elle est très vive, plus largement, pour toute l'opinion publique. Vous l'avez souligné, madame la présidente, le sujet de la vieillesse et de la fin de vie touche intimement chacun d'entre nous, à la fois comme parent, comme aidant et aussi, évidemment, à titre personnel, pour soi-même.
J'ai déjà eu l'occasion de le dire publiquement à plusieurs reprises, j'ai personnellement été très choquée par les faits et par le système très cynique décrit dans l'ouvrage de Victor Castanet. Je considère - c'est la raison pour laquelle que je suis là aujourd'hui - qu'être un acteur privé actif dans le secteur du soin et de l'accompagnement des fragilités suppose une éthique, une culture d'entreprise, des valeurs, mais aussi des garde-fous internes à la hauteur des responsabilités exercées, et ce à tous les niveaux de l'entreprise : dans les établissements, mais aussi dans l'état-major et à tous les niveaux qui soutiennent le fonctionnement des établissements au quotidien. C'est à tout le moins ce que je m'efforce de faire prévaloir et de mettre en oeuvre chez Korian depuis 2016.
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas en train de vous dire que tout est parfait. Je vous dis juste quel est vraiment et très profondément mon état d'esprit, mais aussi celui de toutes celles et de tous ceux qui travaillent avec moi chez Korian.
Pourtant, au-delà du cas de l'entreprise mise en cause dans ce livre, le débat né des révélations suscite aujourd'hui un choc de défiance globale, comme vous l'avez très largement abordé, madame la présidente. Depuis plusieurs semaines, le fonctionnement des maisons de retraite, notamment des maisons de retraite privées, est devenu la cible de critiques parfois virulentes, au point que certains appellent aujourd'hui à leur suppression pure et simple.
Sur le terrain, je mesure combien ces critiques sapent la confiance aussi bien du côté des familles et des résidents que du côté des personnels, notamment des soignants. Je vous avoue que cette situation m'inquiète. Je passe beaucoup de temps sur le terrain, je circule énormément, j'écoute les résidents et les collaborateurs : ces dernières semaines, ce qu'ils me disent, c'est leur découragement et leur désarroi de se sentir directement ou à travers l'entreprise à laquelle ils appartiennent - en l'occurrence Korian - stigmatisés et mis en cause parce qu'ils travaillent dans une entreprise privée.
La semaine dernière, j'étais à Toulouse où j'ai entendu des infirmières et des médecins travaillant chez nous depuis longtemps et donc expérimentés dire, alors qu'ils n'avaient jamais pensé à baisser les bras au cours des deux années de pandémie extrêmement éprouvantes que nous avons traversé, qu'ils avaient le sentiment d'être face à la crise de trop. Ils m'ont exprimé leur envie de raccrocher et de quitte le secteur. Je crains cet effet de découragement et de désengagement irréversible, même parmi les plus fidèles et les plus expérimentés, alors qu'on a tant besoin d'eux pour accompagner nos aînés, mais aussi pour transmettre leur savoir et mettre le pied à l'étrier des jeunes soignants qui s'engagent dans la carrière, et dont nous avons un besoin impératif.
Je voudrais partager avec vous un message qui me tient à coeur. Si nous voulons faire progresser le grand âge et réformer ce qui doit l'être impérativement, il faut le faire non contre, mais avec les soignants et avec les institutions, publiques et privées, aujourd'hui investies dans le secteur.
Par ailleurs, les critiques qui se sont exprimées aujourd'hui ont le grand mérite de remettre la question du grand âge au coeur du débat public. Ce sujet a souvent été oublié alors même que nous savons que notre pays sera confronté, comme tous les pays européens, à ce défi démographique sans précédent. D'ici à 2030, le nombre de personnes âgées de plus de soixante-quinze ans augmentera de 40 % dans notre pays. C'est dès maintenant que, tous ensemble, nous devons nous organiser pour que chacun puisse être accompagné et entouré comme il ou elle le souhaite, pour que les aidants, qui sont en première ligne et qui sont souvent bien seuls, soient soutenus. C'est maintenant surtout - j'insiste - qu'il importe de planifier le nombre de soignants supplémentaires à former et c'est maintenant qu'il faut promouvoir la lutte contre l'isolement ainsi que les permanences des soins dans les territoires.
Nous avons commencé chez Korian, à notre échelle, modestement, à être actifs sur ces sujets, notamment en ce qui concerne la formation et l'accompagnement à domicile - j'y reviendrai dans le courant des échanges -, mais nous sommes évidemment prêts à y travailler beaucoup plus activement avec les pouvoirs publics.
Avant de répondre à vos questions, il est utile que je vous présente ce qu'est Korian, dont j'ai la responsabilité depuis six ans.
Korian, c'est d'abord une communauté humaine. C'est 56 000 femmes et hommes, dont 26 000 en France, qui ont choisi de se mettre au service des personnes âgées ou fragiles et des aidants, et qui font du respect de la dignité et du libre choix de chacun une valeur cardinale.
Nous sommes aussi, on l'oublie parfois, avant tout une communauté de soignants. Je n'en suis pas une, je le dis, modestement. Quoi qu'il en soit, 70 % des personnes qui travaillent pour Korian sont des professionnels de santé, paramédicaux ou médecins. Parmi les douze membres du comité de direction générale qui m'entourent, il y a quatre médecins de quatre nationalités différentes - un Français, un Allemand, un Belge, une Italienne -, qui ont tous une longue expérience clinique dans la gériatrie ou dans les spécialités qui y concourent.
Vous me croirez si vous le voulez, mais aucun des collaborateurs dans le groupe, quel que soit son rôle, quel que soit son parcours, n'est là par hasard. Plus important encore, aucun d'entre nous n'est là pour « faire du fric », pardonnez-moi la vulgarité de l'expression. Si tel était le cas, nous serions ailleurs.
Au-delà des maisons de retraite, qui est l'activité dans laquelle le groupe s'est historiquement développé, nous nous sommes efforcés ces dernières années de nous investir aussi dans la prévention des fragilités, dans le maintien à domicile, sous toutes ses formes. Certains d'entre vous connaissent peut-être le réseau des colocations Âges & Vie dans les territoires ou le réseau national d'aide à domicile Petits-fils ? Sans parler des cliniques et établissements de santé spécialisés, qui sont de plus en plus présents en matière de suivi ambulatoire des patients chroniques. Aujourd'hui en France, 80 % des personnes - patients, résidents, personnes fragiles - qui sont en contact avec l'une de nos structures le sont, en réalité, à travers l'un de ces réseaux d'aides de maintien ou de retour à domicile.
Notre dernier trait caractéristique est notre investissement dans la formation, l'alternance et l'insertion professionnelle. J'en ai fait l'un des objectifs principaux du groupe puisque nous avons pris l'engagement ferme de parvenir à 10 % de collaborateurs engagés dans une formation diplômante. Cela va du certificat d'aptitude professionnelle (CAP) au diplôme universitaire d'approfondissement pour les médecins. Nous avons pris ces engagements en 2019 où ce taux s'élevait à 4 %. L'année dernière, j'ai eu la joie de constater que nous avions déjà atteint notre objectif de 10 %, notamment en France. Nous avons énormément mis l'accent sur l'alternance et les formations d'approfondissement. Nous avons désormais nos propres écoles, nos propres centres de formation en alternance et nous avons noué des partenariats avec des universités, en particulier de médecine, dans chaque pays.
Nous faisons aussi du dialogue, notamment, social une priorité. L'une des caractéristiques de Korian en France est que 7 % des collaborateurs ont un mandat, ce qui est énorme. Il s'agit de représentants de proximité et des comités sociaux et économiques (CSE) pour les structures régionales. C'est un comité central et c'est aussi un comité européen, avec les quatre principales organisations syndicales, très actives dans le groupe.
Nous dialoguons également avec les familles et les élus locaux à travers les conseils de la vie sociale (CVS), on y reviendra dans la discussion, mais aussi à travers un conseil des parties prenantes, en France, aux Pays-Bas et en Belgique. L'objectif est qu'il y en ait dans chaque pays. On y retrouve à la fois des représentants des associations de familles, des organisations syndicales, des principales organisations de médecins et d'infirmiers ainsi qu'un certain nombre de personnalités qualifiées. C'est Françoise Weber, ancienne directrice générale de Santé publique France, qui préside depuis maintenant trois ans ce conseil des parties prenantes. Elle nous a aussi beaucoup accompagnés pendant le Covid pour trouver le bon réglage entre fermeture et protection des maisons, maintien des contacts avec les familles et organisation des visites.
Dernier trait caractéristique, l'ancrage territorial est au coeur de notre projet. Nous sommes un groupe local, décentralisé, présents dans 700 bassins de vie, à travers 1 000 établissements et réseaux de soins. Par ailleurs, 50 % nos implantations sont situées en milieu rural. C'est là que nous nous développons aujourd'hui le plus vite. À l'heure actuelle, nous ouvrons une collocation Âges & Vie par semaine et l'on constate que ces structures résidentielles de proximité correspondent à un besoin énorme dans les territoires.
Cet ADN de la proximité et de l'investissement durable dans les territoires, nous le devons à notre premier actionnaire, qui est Crédit Agricole assurances. Crédit Agricole assurances soutient le développement de Korian depuis l'origine. Avec Malakoff Humanis, il détient aujourd'hui un tiers de notre capital. Nous le devons aussi à notre collaboration avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et la Banque des territoires, qui sont nos partenaires avec le Crédit Agricole pour développer Âges & Vie, et qui sont aussi des actionnaires significatifs.
Parmi les acteurs privés du grand âge, nous sommes aujourd'hui les seuls à compter de tels acteurs institutionnels et de long terme à nos côtés. Cela fait la différence par rapport à un certain nombre de fonds d'investissement, qui ont des visions beaucoup plus financières et de court terme.
La mention de ces principaux actionnaires m'amène enfin à dire quelques mots sur le modèle d'activité, qui fait partie des questions que vous vous posez, et des profits.
En tant qu'entreprise, nous nous devons évidemment par nature d'avoir une activité profitable : c'est la seule manière d'assurer la pérennité de nos missions, pour les patients et les résidents au premier chef, et de garantir à nos collaborateurs des conditions d'exercice de qualité.
Compte tenu de la nature même de notre mission, qui participe du bien commun, j'en suis pleinement consciente, les profits que nous réalisons sont un moyen au service d'une prise en charge de qualité. Ils ne sont en aucun cas - j'insiste - une fin en soi. Plus encore, nos profits se doivent d'être raisonnables.
Il y a, sur ce point, un complet alignement avec nos principaux actionnaires et avec nos parties prenantes. C'est ce qui nous a conduits, d'ailleurs, après un cheminement qui a pris plusieurs années, à opter pour le statut d'entreprise à mission, qui nous permettra d'ancrer ces facteurs-là dans nos statuts afin d'en faire des éléments opposables et contraignants. Nous allons préparer ce statut d'entreprise à mission avec l'ensemble des collaborateurs de l'entreprise et des parties prenantes externes pour le soumettre à l'assemblée générale des actionnaires en 2023.
Ce sont les profits que nous réalisons qui nous permettent aujourd'hui d'investir dans nos établissements, dans nos structures d'accueil, et d'améliorer l'accompagnement ainsi que la prise en charge que nous pouvons offrir. Je citerai quelques chiffres précis pour appuyer mon propos. En France, nous avons généré en 2020 un peu plus de 1,8 milliard d'euros de revenus. Sur cette somme, presque 60 %, soit 1,1 milliard, ont été consacrés aux salaires et aux charges des collaborateurs. Près de 500 millions ont été dépensés en achats externes et en loyer. Le résultat net de 74 millions a représenté 4 % du chiffre d'affaires français.
Dans le même temps, les actionnaires ont perçu sur la totalité du périmètre du groupe, c'est-à-dire 3,8 milliards d'euros de chiffre d'affaires - donc pas seulement sur la France, qui est aujourd'hui une partie un peu minoritaire -, 30 millions de dividendes, soit moins de 1 % du chiffre d'affaires total du groupe. Sur ces 30 millions, ils en ont réinvesti 15 millions dans l'entreprise, soit la moitié.
Au cours de ce même exercice 2020, nous avons pu investir 400 millions dans le seul réseau français. Nous avons engagé depuis 2017 un plan de rénovation très vaste sur le parc médico-social, qui sera terminé d'ici à 2025, soit plus de 1 milliard d'euros dans les 270 établissements médico-sociaux du groupe. Il s'agit de les adapter aux situations de grande dépendance, notamment cognitives, madame la présidente, de revoir complètement la configuration des bâtiments et de prévoir des espaces de vie aux étages. Je n'oublie pas non plus les grandes salles à manger du rez-de-chaussée qui ne fonctionnent pas du tout et les investissements en termes de domotique pour détecter les chutes. Repenser ces établissements est un gros travail, c'est long, les établissements sont évidemment exploités et l'investissement est considérable. Nos actionnaires soutiennent financièrement et politiquement, année après année, le déploiement de ce programme. C'est pour moi essentiel.
Nous pouvons le faire sans nous endetter de manière déraisonnable et - j'insiste - sans recourir à des ventes à la découpe. Nous n'avons pas recours chez Korian - cela se pratiquait avant mon arrivée - aux fameuses locations meublées professionnelles (LMP). Nous recevons tous, en tant qu'épargnants, de telles publicités qui offrent des rendements invraisemblables. Je considère aujourd'hui que ce n'est pas le bon dispositif pour investir durablement. Nous ne voulons pas risquer de nous retrouver dans des situations de propriétés morcelées, avec des loyers exorbitants, ce qui pourrait nous mettre dans l'incapacité totale d'assurer durablement l'activité.
Dernier point de ce propos liminaire, je voudrais insister sur un élément qui me paraît essentiel : nous ne réalisons aucune marge sur les dotations publiques perçues au titre du soin et de la dépendance allouées à nos maisons de retraite en France.
Sur chacun des quatre exercices de la période 2017-2020, soit après l'entrée en vigueur de la loi ASV, les dépenses réalisées à ce titre ont été chez Korian supérieures aux financements alloués. Cela se traduit dans l'évolution comparée des dotations soin, d'une part, qui ont progressé d'un peu plus de 12 % sur ces quatre exercices sous l'effet de la convergence tarifaire, c'est-à-dire de l'effort consenti par la représentation nationale pour le grand âge, et de la masse salariale sur cette section, d'autre part, qui a progressé dans le même temps de 16 %, ce qui traduit l'augmentation du taux d'encadrement moyen qui est d'un peu moins de 0,7 % aujourd'hui, la progression des salaires et le renforcement du temps des médecins, le recrutement d'infirmiers référent, de psychologues ou d'ergothérapeutes. Bref, le renforcement du soutien médical et paramédical de proximité.
J'ai bien conscience que cette question du bon usage de l'argent public est essentielle dans le rétablissement du climat de confiance. De ce point de vue, les mesures de transparence, de clarification et de contrôle renforcé qui ont été annoncées par le Gouvernement il y a quelques jours sont les bienvenues. Elles permettront, je l'espère, de lever les doutes pour l'avenir. C'est indispensable. Bien entendu, nous y contribuerons pleinement, c'est d'ailleurs notre devoir.