Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 mars 2022 à 8h30
Institutions européennes – débat préalable au conseil européen des 24 et 25 mars 2022 – Audition de M. Clément Beaune secrétaire d'état auprès du ministre de l'europe et des affaires étrangères chargé des affaires européennes

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin :

président. – Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà trois semaines que l’Ukraine subit l’agression de la Russie, qui déstabilise le monde, particulièrement l’Europe, et a déjà contraint plus de 3 millions d’Ukrainiens à fuir leur pays.

Les chefs d’État ou de gouvernement de l’Union européenne se sont réunis en urgence dès le 24 février, au premier jour de l’agression, puis il y a une semaine à Versailles, à l’invitation de la présidence française. Une réunion du Conseil européen se tiendra encore dans une semaine, les 24 et 25 mars, comme prévu. Même si le Parlement a suspendu ses travaux en raison des prochaines échéances électorales, nous tenions à échanger en amont avec vous, monsieur le secrétaire d’État, comme nous en avons pris l’habitude. Étant donné les circonstances, cet échange, que je vous remercie d’avoir accepté, se tient sous la forme non pas d’un débat en séance comme à l’accoutumée, mais d’une réunion de la commission des affaires européennes, à laquelle ont été invités l’ensemble des sénateurs, et qui donnera lieu à une série de questions-réponses, après votre propos liminaire.

Nous nous trouvons devant une situation particulièrement grave. La guerre est à nos portes. L’Ukraine se bat pour sa liberté, mais aussi pour la nôtre. Si l’Ukraine tombe, qui sera le prochain ? C’est la question que nous nous posons tous.

Notre première tâche, dans l’immédiat, est d’accueillir les Ukrainiens qui viennent trouver refuge dans les pays limitrophes de l’Union européenne, mais le flux est si important que ces pays ne peuvent l’assumer seuls. La République tchèque, notamment, a demandé de l’aide à l’Union européenne, souhaitant qu’elle active le mécanisme de protection civile européen : quelle réponse le Conseil européen pourra-t-il apporter à cette demande ? Est-il envisagé une répartition européenne des réfugiés ?

Hier, lors d’une réunion du conseil régional des Hauts-de-France, l’homologue de Xavier Bertrand pour la Silésie indiquait étouffer sous l’arrivée massive de réfugiés : des problèmes techniques d’accueil commencent à se poser.

Deuxième volet de la réaction européenne : les sanctions envers la Russie. Sur ce volet, le réveil est brutal pour l’Union européenne, qui réalise sa dépendance au gaz russe. Nul autre choix pour certains États membres que de revenir au charbon, ce qui ne peut manquer d’interroger au vu des ambitions du Pacte vert. Même notre pays, qui se targue d’être le moins dépendant de la Russie grâce au nucléaire, n’est pas aussi indépendant que cela : le nucléaire reste à l’écart des sanctions prises contre la Russie et, de fait, notre pays coopère étroitement avec elle en ce domaine. Le géant du nucléaire russe Rosatom doit d’ailleurs entrer au capital de l’entreprise qu’EDF va bientôt racheter et qui produit les turbines Arabelle équipant les EPR. Comment, dans ces conditions, assurer véritablement l’indépendance de la filière nucléaire française et, par conséquent, notre indépendance énergétique ?

Troisième réaction européenne à l’agression russe : le soutien apporté à l’Ukraine en matière d’armement. À cet égard, le sommet de Versailles a acté que cette agression constituait « un bouleversement tectonique dans l’histoire européenne ». De fait, elle déplace les positions de nos partenaires européens, jusqu’aux plus frileux en la matière. Les chefs d’État ou de gouvernement ont ensemble décidé de renforcer leurs capacités de défense, chacun s’engageant à relever ses investissements en ce domaine. La déclaration de Versailles prévoit de « développer les capacités de défense de manière collaborative au sein de l’UE ». Or, à notre grande surprise, l’Allemagne a annoncé le lendemain commander des F-35 pour assurer ses missions nucléaires dans le cadre de l’OTAN, acceptant de facto d’entrer dans le cloud de combat associé, aux mains des Américains. Pouvez-vous nous dire si le fabricant français d’appareils concurrents a seulement été approché par l’Allemagne ? Et quel sort celle-ci entend-elle réserver au système de combat aérien du futur (SCAF), l’avion du futur qui représente aujourd’hui la seule alternative crédible à l’hégémonie américaine ? Les propos du Président de la République laissant miroiter une autonomie européenne en matière de défense ne sont-ils pas finalement ceux d’un illusionniste ? Cette annonce est en effet contredite par tous les signaux que nous percevons.

Plus largement, les Vingt-Sept réunis à Versailles ont paru décidés à construire l’autonomie européenne en matière économique. Dans le domaine industriel, la reconquête de notre souveraineté passe notamment par la relocalisation sur notre sol de la fabrication de semi-conducteurs : Intel a annoncé miser sur la France et l’Allemagne pour la première étape de son projet d’investissement européen à 80 milliards d’euros. On peut regretter que la France n’accueille que le pôle recherche et innovation sur son sol, l’usine étant prévue en Allemagne : n’y a-t-il pas un risque que nous payions deux fois pour accueillir ce pôle, à l’échelon européen, puis par le crédit d’impôt recherche (CIR) français, alors même qu’un tel pôle de recherche peut se déplacer très rapidement ?

Dans le domaine alimentaire aussi, les Vingt-Sept semblent déterminés à reconquérir une souveraineté largement menacée par les stratégies européennes déclinant le Pacte vert. Le Sénat tire la sonnette d’alarme sur le sujet avec constance depuis le lancement de la réforme de la Politique agricole commune en 2017, et il n’est pas entendu. Nous comptons d’ailleurs le faire encore, par une prochaine résolution européenne qui redira l’urgence qu’il y a à réorienter le tir. La déclaration de Versailles reste muette à ce sujet. Il semble toutefois que s’amorce un début d’évolution, même s’il aura fallu la tragédie ukrainienne pour cela, et je suis heureux que le Président de la République, en présentant hier son programme de candidat à l’élection présidentielle, ait appelé à réviser la stratégie « De la ferme à la fourchette ». Mieux vaut tard que jamais ! Ce ne sont toutefois pas les voix que l’on entend à Bruxelles ou à Strasbourg : il y a chez certains une volonté jusqu’au-boutiste...

Pour finir, un mot de l’hypothèse évoquée par le président Macron à l’issue du sommet de Versailles : le lancement d’un nouvel emprunt mutualisé pour financer ces nombreux projets destinés à consolider l’autonomie européenne. Cette perspective d’emprunt ne figure pas dans la déclaration de Versailles, et pour cause, puisque j’imagine qu’elle fait frémir les pays frugaux, qui avaient consenti au premier emprunt à condition qu’il ne soit pas suivi d’un autre et à condition qu’il soit remboursé par des ressources propres : aujourd’hui, nous connaissons l’ambition de la présidence française en matière de nouvelles dépenses, mais quelle est son ambition en matière de nouvelles ressources propres ? Ce changement de pied nous pose problème au regard de notre ambition de ressources propres. L’inquiétude est grande en la matière.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion