Intervention de Clément Beaune

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 mars 2022 à 8h30
Institutions européennes – débat préalable au conseil européen des 24 et 25 mars 2022 – Audition de M. Clément Beaune secrétaire d'état auprès du ministre de l'europe et des affaires étrangères chargé des affaires européennes

Clément Beaune , secrétaire d’État :

– Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d’avoir pris l’initiative d’organiser cette audition.

Notre discussion se tient dans un contexte douloureux. Le conflit militaire qui sévit en Ukraine aux portes de l’Europe a des conséquences d’ores et déjà visibles au sein de l’Union européenne : je pense bien sûr à l’afflux et à l’accueil de personnes fuyant la guerre en Ukraine, mais aussi à un certain nombre de conséquences économiques et sociales ou de réflexions pour notre Europe sur l’indépendance ou l’autonomie en matière de défense, en matière agroalimentaire ou dans d’autres domaines clés.

Lors du sommet de Versailles, l’agression russe a de nouveau été condamnée avec la plus grande force par les chefs d’État ou de gouvernement et un accord a été trouvé sur plusieurs volets d’action pour renforcer un certain nombre de mesures qui avaient été prises depuis le premier jour du conflit, notamment en matière de sanctions, à la suite du premier sommet d’urgence qui s’est tenu à Bruxelles le 24 février.

Des discussions sur les mesures précises de sanctions par les ministres des affaires étrangères auront lieu lundi prochain et j’aurai moi-même l’occasion de réunir les ministres des affaires européennes, dans le cadre de la PFUE, mardi prochain.

Le principe de sanctions renforcées a été acté à Versailles et, dans la foulée, conformément à nos procédures, un quatrième paquet de sanctions a été adopté le 14 mars en étroite concertation avec nos grands partenaires internationaux, notamment dans le cadre du G7. Ces mesures, que je n’énumère pas, viennent s’ajouter à des sanctions déjà puissantes et inédites : le gel des avoirs de la banque centrale russe, plusieurs centaines de mesures individuelles importantes, des mesures d’interdiction d’import ou d’export dans plusieurs secteurs économiques. Ces mesures, différentes de celles que l’on a pu prendre par le passé, témoignent de la gravité de la situation : exclusion de l’espace aérien ou interdiction d’émission de certains organes de presse – en réalité de propagande au service de la Russie –dans tout le territoire européen, mesures ciblées dites restrictives d’interdiction dans les secteurs du luxe, de l’acier et du fer concernant quinze individus et neuf entités, interdiction de nouveaux investissements dans le secteur de l’énergie russe et restrictions à l’export pour des biens à double usage ou des technologies susceptibles de contribuer à tout renforcement technologique en matière de défense.

À cela s’ajoute une déclaration plurilatérale adoptée par les membres de l’Union européenne et nos grands partenaires pour, au sein de l’Organisation mondiale du commerce, retirer le bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée à la Russie et geler le processus d’accession à cette organisation pour la Biélorussie, ce pays s’étant de fait rendu complice ou coupable d’une coopération directe avec la Russie dans ce conflit.

Réaction supplémentaire à l’agression russe, le soutien à l’Ukraine dans les domaines humanitaire et militaire est renforcé. À l’occasion du sommet de Versailles, le Haut Représentant a proposé de mobiliser 500 millions d’euros supplémentaires de la facilité européenne pour la paix, en plus des 500 millions d’euros déjà mobilisés à titre exceptionnel, dès la fin du mois de février, pour livrer un certain nombre d’équipements militaires défensifs à toutes les forces armées ukrainiennes.

Le soutien humanitaire est lui aussi augmenté : à ce stade, il est d’au moins 500 millions d’euros mobilisables par l’Union européenne. De son côté, la France a, en complément, mobilisé 100 millions d’euros à titre direct. Pour être très concret, le plus difficile, plus que la mobilisation de financements, c’est l’approvisionnement d’une aide humanitaire et matérielle de secours à l’Ukraine, qui passe par la Pologne.

Vous m’interrogiez sur l’accueil de réfugiés, Monsieur le président. Nous mobilisons d’ores et déjà le mécanisme de protection civile de l’Union européenne. L’ensemble des États membres, dont la France, y participent. Il peut aussi être activé – ce n’est pas encore le cas – dans l’accueil de réfugiés mais une partie de cette aide sert d’ores et déjà à soutenir l’Ukraine et les pays limitrophes – République tchèque, Slovaquie, Pologne, Hongrie, Roumanie, Moldavie – en médicaments et en équipements d’urgence.

Cette crise a aussi pour conséquence l’afflux de plus de 3 millions de personnes qui fuient la guerre, dont environ 2 millions pour la seule Pologne. Nous devons répondre présents à plusieurs titres.

D’abord, à l’égard des personnes concernées dans toute l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle nous avons activé, pour la première fois, la protection civile temporaire, cadre juridique européen existant depuis vingt ans mais encore jamais utilisé, ce qui témoigne de la gravité de la crise. Cette protection n’est pas équivalente à celle de l’asile, mais le contenu en est proche : elle est immédiate et reconnue dans toute l’Union européenne, avec un socle de droits d’accès aux soins, à l’éducation, à des prestations sociales de base équivalentes à celles qui sont octroyées aux demandeurs d’asile, afin de permettre aux Ukrainiens qui fuient leur pays d’être accueillis sans documents supplémentaires.

Ensuite, à l’égard de la Pologne, la Roumanie, la République tchèque, la Slovaquie, la Moldavie, par un appui matériel.

Enfin, à l’égard de notre propre pays, par l’organisation de l’accueil. Il est très difficile de donner des chiffres précis, je ne m’y risquerai pas : ce sont, à l’évidence, au moins plusieurs dizaines de milliers de personnes que nous devons nous préparer à accueillir, d’une part, des personnes arrivant directement par la route, d’autre part, même si ce n’est pas encore demandé explicitement par les pays concernés ou organisé à l’échelon européen, par un mécanisme solidaire de répartition plus structuré, des personnes se trouvant aujourd’hui dans les pays de première entrée qui se trouveront sans doute assez vite débordés. L’Union européenne a également mis en place une plateforme de solidarité pour partager les besoins matériels ou les données sur l’accueil de réfugiés.

Comme cela a été évoqué à l’occasion du sommet de Versailles, l’isolement de la Russie au sein des organisations internationales les plus diverses est renforcé de façon coordonnée avec nos partenaires. Plusieurs parlementaires y ont d’ailleurs directement participé par un vote de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Compte tenu des débats et de la pression politique légitimement exercée sur la Russie, celle-ci a en quelque sorte pris les devants en se retirant cette semaine du Conseil de l’Europe.

La réunion du Conseil européen des 24 et 25 mars sera donc l’occasion de faire un bilan sur la mise en œuvre de toutes ces décisions et d’amplifier, le cas échéant, les mesures de pression ou de sanction à l’égard de la Russie ou de soutien à l’Ukraine.

Un sujet a beaucoup occupé les débats du sommet de Versailles et pourra de nouveau être évoqué dans les semaines à venir, peut-être même dès la semaine prochaine au Conseil européen, même si, pour être tout à fait franc, il n’y aura pas grand-chose de plus à en dire : la perspective européenne de l’Ukraine. Un long débat a eu lieu sur les mots, même si, contrairement à ce que l’on a pu dire ou lire, il n’y a pas de division européenne. Si tout le monde est d’accord sur le fait qu’il convient de donner une perspective européenne claire à l’Ukraine et de ne pas déconnecter cette perspective d’une approche régionale concernant la Moldavie ou la Géorgie, mais aussi les Balkans occidentaux, la Serbie et le Monténégro étant déjà dans un processus de négociation, il faut être lucide, responsable et raisonnable : un pays qui est aujourd’hui envahi et soumis contre son gré à la guerre ne peut pas rentrer dans un processus de discussion ou d’accession à l’Union européenne.

Par ailleurs, nous ne pouvons pas prendre une telle perspective à la légère pour l’Union européenne et pour ceux qui souhaiteraient y entrer. Ce serait un bouleversement majeur pour l’Union d’accueillir comme nouveau membre un État aussi peuplé, qui connaîtra des difficultés importantes après la guerre. Une réflexion globale sur l’Union européenne après la guerre doit être menée. Nous ne pourrons pas faire comme si le conflit en Ukraine n’avait pas eu lieu, comme si ce pays ne se battait pas au nom d’un modèle et de valeurs européennes : la liberté démocratique de choisir son destin et de préserver sa souveraineté. Il faut avancer par étapes, avec prudence. La solidarité concrète que l’on doit à l’Ukraine aujourd’hui, celle qui sauve des vies, c’est l’aide humanitaire et militaire que j’ai décrite et qui pourra être renforcée dans les prochains jours.

J’en viens aux questions de défense et de sécurité. Le renforcement des capacités de l’Union européenne sera de nouveau évoqué lors du Conseil européen la semaine prochaine. Mandat a été donné à la Commission européenne de lister d’ici au mois de mai nos carences, nos besoins et les compléments d’investissement nécessaires dans le domaine de la défense. Le Conseil européen des 24 et 25 mars adoptera la boussole stratégique européenne, qui prévoit des avancées importantes en matière de mobilisation de forces de réaction rapide, d’engagement de l’investissement militaire et d’articulation de l’effort de défense européen avec l’Otan, condition, je crois, de notre efficacité.

La réduction de notre dépendance énergétique est aussi l’un des thèmes que la présidence française a souhaité évoquer lors du sommet de Versailles. Il sera de nouveau abordé lors de la réunion du Conseil des 24 et 25 mars. À cet égard, j’ai pris connaissance des conclusions que le Sénat et l’Assemblée nationale ont conjointement adoptées lors de la conférence interparlementaire thématique sur l’autonomie stratégique et économique lundi dernier, qui s’inscrivent dans cette perspective.

D’ici à la fin du mois de mars, des propositions concrètes, y compris législatives, seront faites sur la reconstitution des stocks stratégiques. La Commission envisage de proposer l’obligation pour chaque État membre de remplir à 90 % les stocks stratégiques, notamment de gaz, au 1er octobre de chaque année, soit avant l’hiver. Il s’agit d’instaurer une obligation réglementaire forte et harmonisée au sein de l’Union européenne, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

D’ici au début du mois de mai, la Commission européenne doit préciser un plan qu’elle a esquissé et présenté à Versailles, qui vise à réduire, voire à supprimer notre dépendance aux produits énergétiques fossiles russes, notamment au gaz. Ce débat est en cours à l’échelon européen. La Commission européenne a proposé l’échéance de 2027 et envisage un bouquet de mesures de réduction de la consommation et de diversification des approvisionnements des deux tiers d’ici le début de l’année prochaine. Ces objectifs ne sont pas encore endossés à l’échelon européen, ils seront rediscutés les 24 et 25 mars. Pour sa part, la France pense que ces objectifs vont dans la bonne direction et qu’ils constitueraient des signaux forts. Il est important, pour que ces mesures produisent des effets, qu’un accord soit trouvé à vingt-sept.

J’indique par ailleurs que le système électrique ukrainien a été connecté à celui de l’Union européenne le 16 mars dernier. C’était très important pour l’approvisionnement de l’Ukraine et pour réduire sa dépendance à la Russie.

Nous avons aussi confié mandat à la Commission européenne de cartographier nos dépendances dans le secteur des semi-conducteurs et dans le domaine spatial et de proposer des mesures, y compris législatives, afin de les réduire de manière accélérée.

Dans le secteur agricole et agroalimentaire, nous devrons réinterroger certains éléments de la stratégie Farm to Fork de l’actuelle politique agricole commune. Je pense aux mesures de soutien d’urgence – mesures de marché, aide au stockage, mobilisation de la réserve d’urgence. Le ministre de l’agriculture a convoqué un Conseil à ce sujet. Aujourd’hui, alors qu’un tiers des exportations mondiales sont remises en cause, dans le domaine céréalier en particulier, par la guerre en Ukraine et qu’il existe de sérieux risques de pénuries ou de famines en dehors de l’Europe, nous ne pouvons pas réduire nos surfaces agricoles utiles de manière accélérée, comme cela était prévu. Ce serait incohérent et dangereux. Le Président de la République a assumé de rouvrir le débat sur ce sujet et l’a dit à la présidente de la Commission européenne.

Pour la première fois dans les conclusions du Conseil européen, nous avons inclus le secteur agroalimentaire dans la liste des secteurs stratégiques.

Trois autres sujets seront à l’ordre du jour du prochain Conseil européen, à commencer par la question sanitaire. Le covid n’a pas disparu ; le nombre de cas est en augmentation dans plusieurs pays, dont le nôtre. Toutefois, la couverture vaccinale nous protège globalement. J’en reviens à l’Ukraine : la population ukrainienne est faiblement vaccinée. Des campagnes de test et de vaccination sont donc déployées, dans le cadre du mécanisme européen de protection civile, dans les pays situés en première ligne pour l’accueil des réfugiés.

Le Conseil européen préparera aussi le vingt-troisième sommet Union européenne-Chine, qui aura lieu en visioconférence le 1er avril. Compte tenu de la situation internationale, ce sommet sera centré sur la guerre en Ukraine. Nous inciterons très fortement la Chine, via le canal européen, à user de toute son influence sur la Russie et à mettre fin à une certaine ambiguïté sur son soutien à la souveraineté ukrainienne.

Enfin, le dernier point à l’ordre du jour de ce Conseil européen sera la situation en Bosnie-Herzégovine, où la crise politique se prolonge. Les réponses que nous pouvons apporter doivent être précisées, notamment pour exercer une pression sur la République serbe de Bosnie, qui mène un certain nombre d’actions préoccupantes de déstabilisation, lesquelles ne sont pas sans lien d’ailleurs avec la situation russe.

En réponse aux questions que vous m’avez posées, monsieur le président, j’indique que l’investissement d’Intel en Europe sera très important, de l’ordre de 80 milliards d’euros. Un site sera installé en Allemagne, pour 17 milliards d’euros. Toutefois, tout ne dépendra pas d’Intel. Dans les domaines stratégiques des semi-conducteurs et des batteries électriques, plusieurs grands acteurs industriels réalisent des investissements importants. Dans le cadre du Chips Act, le règlement européen proposé par le commissaire Thierry Breton sur les semi-conducteurs, 43 milliards d’euros d’investissements européens pourront se décliner en nouveaux projets industriels, y compris sur le territoire français. Intel a choisi la France pour y implanter son centre de recherche en raison de ses capacités de calcul de haute performance et d’intelligence artificielle. Ce centre sera établi sur le plateau de Saclay, en Essonne, et permettra la création de 1 000 emplois, dont 450 d’ici à la fin de l’année 2024.

Dans le domaine militaire, je vais être franc : nous ne sommes pas, malgré les circonstances et certaines accélérations de notre partenaire allemand en termes d’investissements – 100 milliards d’euros dans la défense –, en train d’acter une forme de défense européenne, qui se traduirait par des achats militaires strictement européens. Ce n’est pas le cas et, comme vous, je le regrette. Permettez-moi néanmoins de vous livrer une version plus nuancée de la situation.

L’engagement allemand dans le Système de combat aérien du futur (SCAF) et dans le char du futur a été rappelé très clairement par le chancelier Scholz ces dernières semaines. Il est irréversible. D’autres partenaires ont fait le même choix que l’Allemagne d’acheter des avions américains, mais la Grèce, elle, a choisi le Rafale et en a commandé vingt-quatre en septembre 2021 ; la Croatie en a commandé douze en novembre. C’est un signal important. J’ajoute que le choix de l’Allemagne ne signifie pas que ce pays achètera systématiquement du matériel américain à l’avenir ni que le SCAF est remis en cause. Les autorités allemandes, je l’ai dit, ont été très claires à notre égard sur ce point.

J’évoquerai à présent le mécanisme de protection civile européen et ce qui est fait aujourd’hui pour venir en aide à la Moldavie, à la Slovaquie, à la Pologne et la République tchèque. Nous avons au total livré 2 000 tonnes de biens de première nécessité. Nous sommes prêts à accueillir des réfugiés ou à les répartir, si cela était nécessaire.

Enfin, il n’y a pas aujourd’hui de discussion avec Rosatom concernant une entrée au capital de notre industrie nucléaire civile. Je ne peux pas être plus précis sur ce sujet à ce stade, mais je suis à votre disposition, ainsi que le ministère de l’économie, pour suivre cette question.

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