Intervention de Clément Beaune

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 mars 2022 à 8h30
Institutions européennes – débat préalable au conseil européen des 24 et 25 mars 2022 – Audition de M. Clément Beaune secrétaire d'état auprès du ministre de l'europe et des affaires étrangères chargé des affaires européennes

Clément Beaune , secrétaire d’État :

– Monsieur Laurent, cette prise de conscience européenne sur les questions de sécurité et de défense n’est pas canalisée en ce moment vers un renforcement de l’OTAN. Il ne faut pas pour autant créer une compétition au sein de l’Union, et aucun pays membre ne souhaite que le renforcement de notre défense européenne s’effectue par la casse de l’outil qu’est l’OTAN – la France s’y est d’ailleurs engagée. Chercher ce type de querelle ou de désarticulation serait totalement contre-productif.

Plusieurs pays européens font de l’Union européenne un acteur de sécurité. Je ne suis pas naïf : je ne dis pas que tout est facile ou déjà fait en matière de défense et de sécurité au niveau de l’Union européenne. Mais quand la Première ministre de Suède préfère renforcer la politique de sécurité européenne plutôt qu’entrer dans l’OTAN, quand l’Allemagne – pays de l’Union européenne – dit qu’il faut investir davantage, il est d’abord question d’un renforcement non pas de l’OTAN, mais de l’Union européenne. La boussole stratégique que nous allons adopter est importante à cet égard. Je partage votre avis, nous devons pousser les feux sur cette Europe de la défense de l’Union européenne.

Nous avons fait des progrès ces dernières années. Le Fonds européen de défense qu’a évoqué M. Cyril Pellevat dispose de 1 milliard d’euros par an pour abonder le financement de projets de coopération, tels que le SCAF ou le Système principal de combat terrestre – Main ground combat system ou MGCS. Nous devrions pouvoir augmenter le montant de la dotation budgétaire de ce fonds dans les années qui viennent.

Il me semble que l’effort de sécurité collectif de même que les investissements nationaux se renforcent. L’OTAN est considérée comme l’un des fournisseurs de cette sécurité. La France déploie d’ailleurs dans ce cadre 500 militaires supplémentaires en Roumanie et 200 en Estonie. Avant tout, chacun des pays européens se tourne vers l’Union européenne pour essayer de renforcer ses moyens d’action, notamment financiers.

J’en viens aux investissements et outils budgétaires, qui concernent la défense et plus largement la souveraineté. Lors du discours de la Sorbonne, le Président de la République avait déjà mentionné les besoins agroalimentaires et énergétiques. Oui, nos besoins d’investissement seront renforcés. Un consensus politique s’est-il dégagé autour d’un deuxième plan de relance européen, une dette commune complémentaire ? Non. Peut-on y parvenir ? Je le crois, et le débat sur les règles budgétaires est rouvert. À cet égard, nous attendons les propositions de la Commission européenne pour le mois de mai. Il faudra tenir compte de nos besoins d’investissement au moins dans les trois domaines que j’évoquais. La réduction de notre dépendance au gaz russe devra passer par des plans d’investissement communs en vue de stockages plus importants, de la diversification des approvisionnements et de l’accélération de la transition écologique, ainsi que de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre.

Le débat européen est un chantier en cours qui s’est fortement accéléré. Au sommet du 24 février, les mesures liées à Swift ou l’exclusion de l’espace aérien n’étaient pas envisagées. L’interdiction de Russia Today, monsieur Reichardt, n’était même pas imaginable. Deux jours après, elle était effective. Et le surlendemain, le Chancelier allemand lui-même déclarait qu’il fallait investir plus dans la défense au niveau national. Même s’il faudra faire le maximum lors du sommet des 24 et 25 mars, la situation continuera à évoluer dans les semaines à venir.

Monsieur Fernique, je partage votre diagnostic sur nos dépendances. Concernant l’accélération en matière énergétique, je m’étais exprimé de manière un peu directe sur le projet Nord Stream. Avoir maintenu nos dépendances énergétiques collectives au niveau de l’Union européenne n’était pas une bonne idée. La France était plus conscience que d’autres de la nécessité d’apprécier au regard du critère de souveraineté les deux piliers que représentent l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables.

Pour ce qui est de l’entreprise Total, il faudra faire encore plus pour réduire nos dépendances, ce qui passera par des gestes forts à l’égard de la Russie. Mais le cadre auquel se conforment les grandes sociétés est défini par les autorités publiques. TotalEnergies a d’ailleurs anticipé certaines mesures, car son président-directeur général (PDG) a indiqué supprimer les investissements énergétiques en Russie avant même leur interdiction formelle à l’échelon européen. Des mesures complémentaires seront sans doute nécessaires, mais il convient d’assumer un cadre juridique public, le seul à même de garantir l’équité dans l’application des sanctions par les différentes entreprises européennes.

Monsieur Reichardt, avant l’invasion de l’Ukraine, nous avions déjà avancé sur l’immigration et l’asile. Le ministre de l’intérieur avait proposé à nos partenaires un pacte gradué comprenant la mise en œuvre de mécanismes ad hoc et d’éléments de responsabilité comme des contrôles systématiques aux frontières. Une deuxième étape prévoyait la mise en place d’un pilotage politique régulier et d’une vérification des mesures de contrôle aux frontières et par les différents États membres et par les agences concernées. Mais tout cela, c’était avant la guerre.

La feuille de route, dont nous avons tous compris la nécessité, est toujours d’actualité. J’espère que l’ensemble de nos partenaires, à commencer par la Hongrie et la Pologne, auront compris combien les mécanismes de solidarité européenne sont indispensables. Voilà quelques mois, lorsque le président Loukachenko a délibérément orienté les flux de migrants vers la Pologne, la solidarité européenne a joué. Or nous faisons face aujourd’hui à un afflux migratoire massif : en deux semaines, nous avons accueilli plus de réfugiés en Europe qu’entre 2015 et 2016. La solidarité est heureusement beaucoup plus forte aujourd’hui, sans vouloir refaire le passé.

En ce qui concerne la guerre de l’information, nous avions évoqué, dès 2017, la question des cyberattaques et de la désinformation. Ce qui apparaissait impossible à l’époque devient aujourd’hui possible : en quelques jours, la Commission européenne a trouvé les moyens juridiques d’interdire des organes de propagande au service d’un régime politique. Il faut sans doute aller plus loin. Nous avions ainsi proposé, fin 2020, avec les pays baltes, la création d’une agence européenne de cybersécurité en cas d’attaques redoublées à l’encontre d’un pays membre venant d’un État extérieur.

Le soutien à l’opposition pluraliste prend différentes formes : certains opérateurs, comme la BBC, réussissent à émettre et à diffuser des informations ; plusieurs journaux sont publiés en russe... Nous nous penchons également sur cette question avec les opérateurs audiovisuels français, mais je ne peux entrer dans les détails. Des initiatives seront sans doute prises dans les jours à venir.

Comme l’a relevé le Président de la République à la suite de la démonstration courageuse de la journaliste russe, nous devons pouvoir donner asile et protection aux personnes particulièrement menacées du fait de leurs actes de courage. Sans confusion ni amalgame, nous devons la même protection aux étudiants russes en France qui souhaitent aussi incarner cette liberté.

Monsieur le sénateur Chantrel, je ne tiens pas de décompte défensif, mais l’écart très important entre la France et l’Allemagne en matière d’accueil n’est pas lié à une quelconque frilosité de notre côté ou à une porte grande ouverte chez notre voisin. Il s’agit simplement de la réalité des flux. La présence de 2 millions de réfugiés en Pologne s’explique simplement par la géographie et la proximité. Le temps faisant, les flux vont sans doute se déplacer vers l’ouest. Nous préparons un dispositif d’accueil d’au moins 100 000 places à terme. L’État, le préfet Zimet, et les associations y travaillent main dans la main.

J’ai dénoncé les actions de discrimination en Pologne ou ailleurs quand elles existaient. Mais ne soyons pas naïfs, il existe aussi une part de désinformation : beaucoup de chaînes de télévision russes ont relayé des actes de maltraitance à la frontière polonaise à l’encontre de certains ressortissants, de certaines communautés... Ces informations n’ont pu être vérifiées. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être vigilant ou qu’il n’y a pas de sujet sur les questions de nationalité, comme le soulignait le sénateur Leconte. Il peut aussi arriver que des étudiants non ukrainiens en Ukraine souhaitent fuir la guerre et doivent passer par l’Europe avant de retourner dans leur pays. Nous y travaillons avec le HCR et nos partenaires européens.

La France ne procédera à aucune forme de discrimination dans l’accueil. Faut-il aller plus loin, plus vite pour certaines personnes, particulièrement menacées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur religion ? Aujourd’hui, tous les Ukrainiens sont menacés et tous sont accueillis. Si des difficultés particulières liées à l’une des situations que vous avez décrites apparaissaient, nous en tiendrions compte, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

J’ai visité des centres de réfugiés en Pologne et je n’ai constaté aucune discrimination de nature religieuse à l’égard de telle ou telle communauté. Dans une démocratie mature comme la nôtre, nous pouvons à la fois féliciter la Pologne pour son accueil et reconnaître que nous rencontrons des difficultés avec son gouvernement sur d’autres sujets.

M. Jean-Yves Leconte. – Les associations sont aujourd’hui les premières à agir à la frontière.

– Je le reconnais bien volontiers.

Si des discriminations étaient avérées, nous les dénoncerions. Aujourd’hui, il est urgent d’accueillir les familles ukrainiennes. Au-delà de la guerre, nous devons toujours asile aux personnes persécutées à raison de leur religion, de leur orientation sexuelle ou de leurs opinions politiques à travers le monde.

Plusieurs des pays européens qui avaient remis en cause le concept même d’asile ou la distinction entre les différents types de migrations constatent aujourd’hui combien l’asile fait sens au regard de nos principes républicains et européens.

Mme Colette Mélot. – Je voudrais tout d’abord exprimer tout mon soutien au peuple ukrainien, à son président et à tous ceux qui l’entourent et saluer leur courage et leur engagement.

Nous venons de fêter les trente-cinq ans du programme Erasmus, dont les effets positifs ne sont plus à démontrer. J’ai déjà eu l’occasion de souligner que l’augmentation des moyens dédiés à Erasmus + était une très bonne nouvelle. En cette année européenne de la jeunesse, nous devons continuer à nouer des liens forts avec nos partenaires, mais aussi avec nos voisins proches. Cela commence en apprenant à notre jeunesse à vivre ensemble et à partager les mêmes valeurs.

Monsieur le secrétaire d’État, le renforcement de la participation de la jeunesse ukrainienne à Erasmus + est-il bien envisagé ? Quelle nouvelle forme pourrait prendre cette participation approfondie ?

– La Commission européenne et les ministres européens de l’enseignement supérieur ont effectivement engagé une réflexion sur ce sujet. Nous avons commencé à recenser les étudiants déjà sur place, qui vont devoir rester en France ou dans un autre pays européen, soit dans le cadre d’Erasmus soit en intégrant un programme universitaire classique. La question dépasse le cadre d’Erasmus : à partir du moment où beaucoup de réfugiés sont jeunes, il faut leur permettre de poursuivre leurs études en Europe. Nous y travaillons avec nos partenaires de manière coordonnée.

Mme Marta de Cidrac. – Comme vous l’avez relevé, les Balkans occidentaux présentent des enjeux importants pour l’Union européenne en termes de stabilité, de sécurité ou de migration.

Vingt ans après la fin des conflits en ex-Yougoslavie, cette région connaît encore de fortes tensions que la guerre en Ukraine peut raviver. Je pense notamment à la Bosnie-Herzégovine, dont la partie serbe menace de faire sécession, aux tensions entre nationalistes et pro-Serbes au Monténégro, aux élections en Serbie ou encore aux relations entre la Serbie et le Kosovo.

Quelle est la position de la France vis-à-vis des Balkans aujourd’hui ? Peut-elle agir auprès de la Serbie pour jouer un rôle modérateur en Bosnie et au Monténégro et relancer le dialogue avec le Kosovo ?

Alors que l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord est toujours bloquée en raison du différend bilatéral entre Skopje et Sofia sur la langue macédonienne, la France fait-elle pression pour que la Bulgarie lève son veto ? Plus généralement, quelles seront les priorités du prochain sommet pour les Balkans qui doit se tenir en juin ? Enfin, quelles conséquences la guerre en Ukraine aura-t-elle sur le processus d’élargissement de l’Union européenne aux pays des Balkans ?

Mme Catherine Morin-Desailly. – Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous dire ce que font l’Union européenne et la France pour soutenir nos journalistes ? France 24, par exemple, en a envoyé une vingtaine sur place. Y a-t-il des contacts avec Deutsche Welle ou d’autres organisations spécifiques pour assurer leur protection ? Que fait l’Union pour soutenir Reporters sans frontières et les journalistes ukrainiens ?

Nous voyons un rideau de fer technologique s’installer en Europe avec la fermeture de la Russie à nos réseaux sociaux, désormais non interopérables. Où en sont les réflexions au moment d’adopter les fameux projets de règlement Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) ?

En ce qui concerne le DSA, la ligne de crête entre régulation par les plateformes, qui se traduit parfois par de la censure, et liberté d’expression est extrêmement ténue. Je m’inquiète notamment de voir le groupe Meta, anciennement Facebook, autoriser dans certains pays de l’Est les appels à la violence contre les Russes.

M. Jean-Michel Houllegatte. – L’été dernier, les prix de l’énergie ont connu une augmentation sans précédent en Europe, encore amplifiée par la guerre en Ukraine. La France a été contrainte de prendre des mesures telles que le bouclier tarifaire ou le plan de résilience. Comme vous l’avez souligné, un chemin européen est en train de se dessiner pour diminuer nos approvisionnements en gaz russe. Quelles mesures concrètes la France va-t-elle proposer au Conseil européen ? La crise actuelle fait-elle bouger les lignes sur une réforme en profondeur du marché de l’électricité, dont le prix est lié à celui des énergies fossiles ?

M. Philippe Bonnecarrère. – En cette fin de quinquennat, monsieur le secrétaire d’État, j’aimerais savoir si vous avez des suggestions à formuler pour mieux associer les parlements nationaux à l’élaboration de la règle européenne ? Je rappelle d’ailleurs que les parlements nationaux manquent de liens avec le Conseil qui exerce le pouvoir législatif au niveau européen.

M. Pascal Allizard. – La crise migratoire actuelle est liée à la guerre et à la recherche de sécurité des populations ukrainiennes, mais c’est aussi un effet recherché par la Russie dans une perspective de guerre hybride et psychologique : il s’agit de vider le pays de ses habitants et de saturer les pays voisins. Par ailleurs, la criminalité organisée cherche toujours à profiter de telles situations de détresse, d’autant que les réfugiés ukrainiens sont essentiellement des femmes, souvent jeunes, et des enfants, populations particulièrement vulnérables. Il faut donc nous montrer vigilants face aux risques de trafic d’êtres humains, d’exploitation sexuelle et de mauvais traitements. Une délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE vient de se rendre à la frontière polono-ukrainienne pour évoquer ces dangers ; de tels faits sont d’ores et déjà avérés, notamment sur la frontière avec la Moldavie. Quelles mesures sont prises ou vont l’être pour protéger les réfugiés ? Comment se coordonnent les autorités nationales et européennes compétentes en matière de lutte contre la traite des êtres humains ?

– Madame de Cidrac, concernant l’élargissement de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, nous assumons la nouvelle méthode de discussion que nous avons adoptée : l’élargissement ne peut être automatique ou strictement juridique, une réflexion géopolitique doit être menée et le processus doit pouvoir être réversible en cas de recul de l’État de droit ou de corruption massive. L’élargissement a une vertu : la stabilisation régionale. On pense à l’Ukraine, à la Géorgie ou à la Moldavie, mais il faut aussi penser aux Balkans occidentaux. Leur perspective d’adhésion à l’UE a été ouverte il y a plus de vingt ans, par une déclaration du président Chirac, en 2000, pendant une autre présidence française de l’Union. Ces engagements doivent être honorés, en suivant la nouvelle méthodologie. Il faut donc débloquer le démarrage des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Pour ce faire, des discussions sont menées avec la Bulgarie, de manière à réduire les points d’achoppement entre ce pays et son voisin macédonien. Le président Macron et moi-même nous sommes récemment entretenus avec le Premier ministre bulgare à Versailles. Je ne peux pas présager de l’issue des négociations bulgaro-macédoniennes, mais on peut espérer qu’un accord sera trouvé d’ici au mois de mai, ce qui permettrait l’ouverture effective des négociations d’élargissement au début de l’été.

Ces perspectives seront aussi à l’ordre du jour de la conférence sur les Balkans occidentaux qui se tiendra en juin prochain. Il faut une discussion concrète sur la stabilisation de la région au-delà des négociations d’élargissement, notamment par le biais d’investissements dans l’économie de ces pays, d’une influence culturelle et linguistique accrue et d’un accompagnement plus poussé dans le domaine médical ; l’Europe peut faire plus dans tous ces domaines et il ne faut pas laisser des influences extérieures, qu’elles soient turques, chinoises ou russes, se développer au détriment de l’Europe. J’ai rencontré avant-hier la ministre des affaires étrangères du Kosovo ; le dialogue que ce pays mène avec la Serbie est très difficile, il faudra essayer de relancer les discussions après les élections qui se tiendront en Serbie en avril ; la France et l’Allemagne veulent être garantes de ce dialogue très fragile.

Madame Morin Desailly, une réunion informelle des ministres européens de la culture et des médias s’est tenue à Angers la semaine dernière, sous la présidence de Roselyne Bachelot. Un engagement d’accueil des journalistes ukrainiens y a été pris. Les ministres ont aussi exprimé leur soutien à tous les médias européens qui couvrent la guerre dans des conditions très difficiles : il convient de partager avec eux les informations dont les Etats disposent sur les risques auxquels ils sont exposés. Je salue à ce propos le travail de notre ambassade en Ukraine, l’une des dernières à être actives dans ce pays, à Lviv désormais.

Quant aux messages à destination des Russes, les chaînes d’information de l’audiovisuel public y travaillent, elles doivent déterminer la meilleure façon de continuer à proposer et à développer des contenus à leurs auditeurs et spectateurs russes.

Nous ne disposons pas encore de tout l’arsenal juridique requis pour lutter contre la désinformation ; le Digital Services Act (DSA) sera crucial à cet égard, espérons qu’il soit adopté en trilogue avant la mi-avril. Nous devons aussi relancer les idées de cloud ou de métavers européens. Le DSA permettra en tout cas de sortir d’une logique où nous comptons sur les opérateurs privés pour réguler les discours tenus sur internet. Même si ces entreprises ont souvent une action bienvenue dans la lutte contre les contenus terroristes et la désinformation, ce n’est pas à eux de prendre des décisions sur tel ou tel compte, mais au législateur et au régulateur. Nous aurons sans doute rapidement besoin d’un DSA 2.0, mais dans l’immédiat, il nous faut mettre en œuvre rapidement le DSA qui sera adopté prochainement.

Monsieur Houllegate, concernant les questions énergétiques, on peut espérer un accord dès la semaine prochaine et des mesures législatives en avril sur le stockage, facteur essentiel de réduction de notre dépendance. La Commission propose des obligations harmonisées en la matière, ce que nous soutenons. Le problème est la préparation de l’hiver prochain : beaucoup de pays ont des stocks très faibles, notamment l’Allemagne.

Quant à la formation des prix, on observe désormais, à la suite de la France, une volonté de la Commission et d’un nombre croissant d’États membres, notamment l’Espagne, de procéder à une réforme. Il ne faut pas casser l’outil existant de formation des prix de gros : le marché européen interconnecté est un outil de réduction de la dépendance. Nos opérateurs rechignent parfois à un prix unique du gros, mais cela leur profite globalement. Le problème est la transmission au consommateur : sur ce point, on ne peut accepter de dépendre de la dernière centrale à gaz ou à charbon d’Europe. Nous avons fait le choix d’une énergie beaucoup moins chère, notamment nucléaire ; il ne faut pas que nos consommateurs soient pénalisés de ce fait. Cela passe par des outils délaissés jusqu’à présent par la Commission : les contrats de long terme, même s’il faut faire attention vis-à-vis de fournisseurs comme la Russie, et surtout la régulation des prix dans les situations d’urgence, par des mécanismes de bouclier tarifaire. Ensuite, il faut déterminer à quel rythme on s’affranchira des énergies fossiles russes ; les débats sont encore vifs, la proposition de la Commission est très ambitieuse. Certains pays de l’Est de l’Union ne sont pas complaisants envers la Russie, mais ils sont extrêmement dépendants du gaz russe.

Monsieur Allizard, nous avons bien des inquiétudes sur la traite des êtres humains ; des réseaux d’exploitation de la misère se matérialisent déjà. Les agences européennes Frontex et Europol, ainsi que l’OSCE, déploient de manière croissante des missions pour surveiller ce qui se passe concrètement aux frontières et partager l’information sur ces filières qui ne cessent de se réorganiser. À l’autre bout de la chaîne, les préfectures procèdent à une vérification systématique des hébergements individuels : on ne peut pas exclure certaines mauvaises intentions, ou une utilisation de ces dispositifs par des réseaux criminels. Face à l’urgence, c’était l’accueil qui primait ; on renforce maintenant l’action de nos agences, la Commission a d’ailleurs émis des lignes directrices à ce sujet le 2 mars dernier.

Je terminerai par les questions de M. Bonnecarrère sur les normes. De ce point de vue, je tire de ces deux années d’échanges avec votre commission quelques idées sur la manière de mieux combiner nos travaux respectifs. Les choses se passent bien, mais il me semble que nous pourrions faire beaucoup mieux. Des réflexions ont d’ailleurs lieu au sein de la Cosac et de la Conférence sur l’avenir de l’Europe sur ces questions.

Sur beaucoup de thèmes, des commissions au sein des parlements nationaux où des parlementaires s’impliquent intensément et sur la durée développent une expertise extraordinaire – je pense par exemple au député Michel Herbillon sur la question de l’influence française ou aux questions numériques ou climatiques. Or nos échanges interviennent parfois trop tard dans le processus de décision. Il est certes important que nous nous rencontrions à l’occasion des réunions du Conseil européen, mais cette instance n’a pas vraiment de rôle législatif, elle fixe plutôt de grandes orientations.

Le processus législatif européen a sa propre logique avec, d’un côté, la Commission européenne qui en a l’initiative et, de l’autre, le plus souvent, des colégislateurs – Parlement européen et Conseil. Nous devons travailler ensemble beaucoup plus en amont, en respectant les compétences des uns et des autres. C’est notamment important sur des sujets qui intéressent particulièrement la France, par exemple le DSA ou le projet de taxe carbone aux frontières. Je note d’ailleurs que beaucoup de ces sujets sont relativement consensuels dans notre pays.

Je n’ai pas de formule magique à vous proposer, mais je crois que nous pouvons avancer ensemble.

L’exemple caricatural de cette situation, ce sont les accords commerciaux. Les parlements nationaux, lorsqu’ils sont formellement associés, le sont tellement tard que seules de mauvaises solutions s’offrent à nous : dire non de manière abrupte ou tenter de réécrire un texte qui a été négocié durant de longues années et qui associe de nombreux partenaires. On peut évidemment penser à l’accord avec le Canada, le CETA, ou à celui avec le Mercosur. Je sais que diverses tentatives ont eu lieu pour améliorer les choses, mais il me semble que nous devons nous appuyer davantage sur les expertises des uns et des autres, et cela pas trop tardivement dans le processus afin de pouvoir peser utilement.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, pour conclure, je veux saisir l’occasion qui m’est donnée aujourd’hui, puisqu’il s’agit certainement de ma dernière audition avant les échéances électorales et peut-être de la dernière pour moi dans mes fonctions actuelles, pour vous remercier de votre disponibilité. J’ai trouvé un sincère plaisir à nos échanges. C’est la première fonction politique que j’exerce et, au-delà de nos sensibilités politiques et parfois de nos divergences, je vous remercie pour votre indulgence. J’ai apprécié la qualité, la franchise et la sérénité de nos échanges depuis deux ans.

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