Intervention de Éric Chenut

Mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale — Réunion du 30 mars 2022 à 14h30
Audition de M. éric Chenut président de la fédération nationale de la mutualité française

Éric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française :

Je vous remercie de nous permettre de nous exprimer sur l'articulation entre l'assurance maladie obligatoire et les assurances maladie complémentaires, en particulier les acteurs mutualistes. Nous avons largement contribué au rapport du Hcaam, et nous avons souhaité sa publication. Même si aucun des quatre scénarios proposés ne nous convient, cette discussion nous paraît utile, car il nous semble que le statu quo n'est ni souhaité ni souhaitable. Nous regrettons que la fuite du rapport à l'automne ait nui à la sérénité des débats.

Nous partageons avec le Hcaam le même diagnostic sur l'intérêt et les limites du système existant, mais nous divergeons sur quelques éléments, notamment concernant l'évaluation de certaines décisions publiques.

Des insuffisances existent, en particulier au sujet de la soutenabilité des cotisations complémentaires pour certains publics fragiles comme les retraités, les chômeurs et les jeunes, c'est-à-dire les publics ne bénéficiant pas d'abondements fiscaux.

Pour autant, il ne faut pas oublier que le système actuel permet une large socialisation et une mutualisation des dépenses de santé. De l'ordre de 202 euros par an en moyenne par personne, le reste à charge en France est le plus bas des pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).

Les disparités que j'ai évoquées proviennent des décisions prises au cours de ces dix dernières années, notamment au moment de l'ANI (Accord national interprofessionnel), qui, en organisant une solidarité via des couvertures collectives pour les salariés actifs, a déconstruit un certain nombre des solidarités préexistantes au sein des mutuelles, empêchant ainsi le fonctionnement des transferts entre actifs et retraités.

Ces inégalités dépendent également des catégories d'assurés sociaux, puisque les retraités, les jeunes et les chômeurs ne bénéficient pas de dispositifs d'abondement fiscal.

Nous constatons aussi un renchérissement des coûts de gestion des organismes complémentaires au cours des dix dernières années, qui est notamment lié à un certain nombre d'impacts prudentiels lors de la mise en application de Solvabilité II, ou à certaines décisions comme la mise en place de la résiliation infra-annuelle, qui a augmenté certains coûts liés au système d'information.

Les hausses les plus importantes des coûts de gestion sont tout d'abord liées à l'évolution naturelle des dépenses de santé. En l'espace de vingt ans, les dépenses de santé ont augmenté de 94 % dans notre pays, alors que dans le même temps les cotisations des complémentaires santé ont augmenté de 91 %. Cette hausse est notamment liée à l'évolution exponentielle des affections de longue durée, principalement du fait d'un manque d'investissements sur la prévention. Il n'y a pas de fatalité en la matière : d'autres pays européens font mieux que nous, parce qu'ils investissent davantage dans la prévention.

Ensuite, le deuxième élément qui justifie la hausse des dépenses de santé, c'est le vieillissement de la population. Mécaniquement, les besoins sont plus importants. On le perçoit dans les équilibres globaux : les dépenses de santé sont passées de 9 % à 11,2 % du PIB.

Un autre élément explique que, du point de vue des assurés sociaux, l'impact des organismes complémentaires pèse plus lourdement sur leur pouvoir d'achat : la fiscalité est passée de 1,75 % il y a vingt ans à 15 % en 2021. Cette augmentation est donc bien plus rapide que celle des dépenses de santé.

Nous pointons quelques limites des travaux du Hcaam, notamment leur focalisation sur la question des coûts de gestion, qui sont parfois appréhendés de manière polémique et péjorative. On ne peut pas comparer les coûts de gestion des organismes complémentaires à ceux de l'assurance maladie, car cette dernière n'est pas chargée de recouvrir les cotisations - l'Urssaf s'en occupe. Certaines conséquences liées à la réglementation Solvabilité II, qui pèsent lourdement sur les coûts de gestion, ne s'appliquent pas non plus à l'assurance maladie.

Dans un récent rapport, l'Institut Sapiens, un think tank travaillant dans le champ de la protection sociale, a démontré que si l'on affectait aux organismes complémentaires les mêmes charges que celles de l'assurance maladie, les coûts de gestion des complémentaires santé seraient non plus de 5 milliards d'euros, mais de 1,5 milliard d'euros, montant qu'il faut comparer aux 7 milliards d'euros de dépenses de l'assurance maladie en la matière. Si l'on rapporte les prestations versées aux complémentaires et celles versées à l'assurance maladie à leurs frais de gestion, 3 % des prestations versées à l'assurance maladie correspondent à leurs charges de gestion, contre 4 % des prestations pour les complémentaires santé. Nous ne faisons donc pas du tout le même constat d'une nécessité absolue de tourner la page de l'utilité des complémentaires et des mutuelles en particulier.

Quelles que soient les décisions qui seront prises, l'enjeu est de recalibrer le décret sur les coûts de gestion des complémentaires santé. Les coûts de distribution et de commercialisation, pour lesquels une trajectoire exigeante doit être fixée, doivent y apparaître clairement. En revanche, un certain nombre de prestations en nature et en services, comme la prévention, la gestion de l'action sociale, les réseaux conventionnés ou le tiers payant ne devraient pas apparaître péjorativement dans les coûts de gestion.

Par ailleurs, nous regrettons que l'analyse du Hcaam ne prenne pas en compte l'évolution comportementale que pourraient induire les scénarios proposés, notamment celui d'une « grande sécu ». Plus on éloigne l'assuré social de sa couverture, moins il décide de sa protection sociale, et plus on induit un comportement de consommation et non de responsabilité ou de solidarité. Cet élément doit être pris en compte : la protection sociale est là pour pallier les aléas de la vie, et non seulement pour assurer la solvabilisation des dépenses de santé, à moins de changer radicalement le sens de notre protection sociale.

En définitive, l'approche du Hcaam est trop comptable. Une telle approche ne permet pas d'anticiper les besoins futurs, alors que nous savons que le vieillissement de la population fera fortement augmenter le nombre de personnes dépendantes.

Ce manque d'approche dynamique est regrettable : les scénarios ne prennent en compte ni les besoins de prévention nécessaires pour endiguer l'augmentation exponentielle des affections de longue durée, ni le vieillissement de la population, ni les difficultés actuelles dans l'accès effectif aux soins. Aujourd'hui, la réalité des dépenses de santé ne reflète pas le renoncement aux soins : si les 7,4 millions de Français qui vivent dans des déserts médicaux étaient pris en compte, si les 5 millions de Français n'ayant pas de médecin traitant en avaient un, la réalité des dépenses de santé ne serait pas la même. Si l'on n'anticipe pas ces besoins, la vision des dépenses de santé demeure parcellaire. Sans compter les mesures spécifiques prises à la suite de la crise du covid-19, le déficit de l'assurance maladie est de l'ordre de 15 milliards d'euros, selon le dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Les différents scénarios ne prennent pas non plus en compte les dépassements d'honoraires, qui représentent des dépenses de l'ordre de 10 milliards d'euros. Ce rapport ne prend donc pas en compte une certaine réalité.

Vous connaissez les quatre scénarios. Que le Hcaam place en annexe de son rapport une remise en perspective de la nécessité d'un bouclier sanitaire montre bien que ces scénarios ne permettent de garantir ni un accès effectif aux soins, ni une solvabilisation des dépenses, ni de garantir que le reste à charge moyen reste aussi bas qu'aujourd'hui.

Si jamais la « grande sécu » était réalisée, il y aurait un impact en matière de ressources humaines : dans les mutuelles, entre 35 000 et 40 000 salariés seraient concernés sur l'ensemble du territoire. Sur le champ de la prévention, des actions ne pourraient plus être financées, ce qui aurait un impact inexorable sur les capacités d'innovation et d'investissement des services de soins d'accompagnement mutualistes dans les 2 800 établissements de la mutualité. Les excédents que nous dégageons, de l'ordre de 1 %, nous permettent de développer des réponses contribuant à la régulation des dépenses de santé sur les territoires.

Pour finir, comme nous l'exprimions en janvier dernier dans une tribune publiée dans Le Monde, cosignée par un certain nombre d'organisations du Hcaam, nous souhaitons une refondation durable des protections sociales, afin de répondre à la triple transition écologique, démographique et numérique à laquelle notre pays doit faire face.

L'impact de l'environnement sur la santé n'est plus à démontrer. Au regard de leur impact, les modes de production et de consommation seront nécessairement touchés pour endiguer le réchauffement climatique, ce qui aura une incidence sur les flux actuels de financement de la protection sociale solidaire.

Nous devons permettre à la jeunesse de s'émanciper, car nous allons aussi lui demander d'assumer un certain nombre de transferts de solidarité en raison de l'avancée en âge de la population.

Les opportunités et les enjeux de la transition numérique ne sont pas assez appréhendés, alors que l'innovation pourrait nous permettre de mieux orienter les soins et d'éviter des pertes de chance. S'il faut bien évidemment encadrer les risques éthiques posés par le numérique, nous ne devons pas nous laisser imposer des usages et des pratiques issues des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Nous devons développer nos propres solutions françaises et européennes.

Il nous semble nécessaire d'investir massivement tout au long de la vie dans la prévention si l'on veut que l'espérance de vie sans incapacité augmente dans notre pays, qui plus est si l'âge de la retraite est repoussé. Aujourd'hui, les hommes partent à la retraite en moyenne à 63 ans, les femmes à 64 ans et demi : il est nécessaire d'investir massivement sur ces questions pour réduire ces inégalités majeures.

Les mutuelles sont aux côtés des pouvoirs publics pour servir l'intérêt général sur l'ensemble du territoire, sous réserve que soient levés un certain nombre de freins économiques, fiscaux, réglementaires et prudentiels, qui aujourd'hui brident les capacités d'innovation et d'investissement des acteurs mutualistes dans les territoires.

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