Intervention de Patricia Demas

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 29 mars 2022 à 15h30

Photo de Patricia DemasPatricia Demas :

rapporteure. – Je tiens à vous remercier, monsieur le président, ainsi que M. Didier Mandelli, pour la confiance que vous m’avez accordée pour l’accomplissement de cette mission.

J’ai le plaisir de vous présenter les conclusions du travail que je mène depuis le mois de janvier sur le thème « Renforcer l’inclusion numérique, indissociable de l’équité territoriale », qui m’a conduite à organiser près de quinze auditions, en plus des dix auditions communes auxquelles j’ai participé avec mes collègues rapporteurs sur les autres volets de la mission d’information.

Afin de mieux appréhender les enjeux de ce sujet dans les territoires, une consultation en ligne a permis de recueillir les témoignages de 1 668 élus locaux. Les répondants sont issus à 80 % de l’échelon communal et à 70 % de territoires ruraux ou à dominante rurale.

Consulter les élus locaux, en particulier ceux des territoires les plus éloignés des grandes métropoles et de la start-up nation, m’a semblé indispensable pour deux raisons : d’abord parce que les élus locaux sont en première ligne face à l’exclusion numérique, que ce soit pour détecter les publics fragiles ou pour leur proposer des dispositifs d’accompagnement ; ensuite parce que j’avais à cœur de proposer des solutions simples, pragmatiques et lisibles à ces élus, qui peinent déjà à se retrouver dans le « maquis » de l’inclusion numérique en France.

Alors, comment lutter plus efficacement contre l’exclusion numérique dans notre pays et combler les fractures territoriales qui existent en la matière ?

D’emblée, je souhaite relever deux difficultés méthodologiques liées à l’étendue du sujet : premièrement, l’inclusion numérique touche à de nombreux pans de l’action publique – économie, enseignement scolaire et supérieur, accès aux droits sociaux, santé –, comme en témoigne le riche travail effectué par le Sénat en 2020 sur la lutte contre l’illectronisme ; deuxièmement, si l’exclusion numérique a bien une dimension matérielle, autour de l’accès aux réseaux et aux équipements numériques, elle en a une autre, liée à la compétence, qui se rapproche de la notion d’illectronisme.

Je me suis concentrée sur deux thématiques : la réduction de la fracture numérique territoriale, qui inclut la question de l’accès aux réseaux internet, facteur d’exclusion numérique majeur dans de nombreux territoires ruraux, et le renforcement des capacités des collectivités territoriales à élaborer des projets d’inclusion numérique adaptés pour améliorer les compétences numériques des Français.

Au fil des auditions, trois axes se sont dégagés de manière distincte : d’abord, la nécessité de clarifier et de renforcer le pilotage de la politique d’inclusion numérique à l’échelon national, afin de permettre aux acteurs locaux de s’inscrire dans un cadre global à la fois clair et ambitieux ; ensuite, le besoin de mettre de la cohérence dans la gouvernance locale de l’inclusion numérique ; enfin, l’opportunité de renforcer les efforts pour combler les inégalités territoriales liées au numérique et de tisser plus étroitement la toile de l’inclusion numérique à l’échelle locale.

Pour chacun de ces axes, je vais à présent vous exposer mes principaux constats et les recommandations qui seront soumises à votre vote.

Au sein du premier axe – clarifier et renforcer le pilotage de la politique d’inclusion numérique au niveau national –, plusieurs constats sont ressortis des auditions et de la consultation en ligne des élus locaux.

Tout d’abord, on manque en France de données précises et actualisées sur l’exclusion numérique. Comment pouvons-nous concevoir des politiques d’inclusion numérique efficaces, que ce soit nationalement ou localement, sans connaître et comprendre finement le phénomène qu’il s’agit de combattre ? Une étude a bien été réalisée en 2019 par l’Insee sur l’illectronisme, mais les données n’ont pas été mises à jour depuis lors, alors même que les comportements des Français à l’égard du numérique ont été bouleversés par la crise sanitaire. Les autres données disponibles sur l’inclusion numérique sont éclatées entre de multiples sources, dont le Conseil national du numérique, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), ou même l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Nous avons besoin de centraliser les données sur l’exclusion numérique, afin qu’elles soient facilement accessibles à tous et puissent être mises à jour de façon régulière suivant l’évolution constante des pratiques et des outils numériques.

C’est la raison pour laquelle la première proposition de mon rapport est la création d’un Observatoire national de l’inclusion numérique.

Ensuite, de l’avis de nombreux acteurs locaux, le pilotage national de la politique d’inclusion numérique manque de clarté : une multitude d’acteurs interviennent et la stratégie nationale pour un numérique inclusif n’a pas été actualisée depuis 2018.

Je propose donc de refonder la stratégie nationale pour un numérique inclusif et de l’accompagner d’une feuille de route aux objectifs clairs pour les acteurs locaux et d’un calendrier pour les atteindre.

Par ailleurs, le financement de la politique d’inclusion manque encore cruellement d’ampleur, alors qu’un Français sur deux rencontre des difficultés dans l’usage des outils numériques. Des moyens additionnels ont été prévus dans le cadre du plan de relance, mais ils restent en deçà des enjeux. Or, face à l’accélération de la dématérialisation des services publics, mettre en place une politique ambitieuse dotée de moyens financiers de long terme est impératif pour garantir l’accès aux droits des usagers.

Je préconise donc de dédier des financements pérennes à la politique d’inclusion numérique, en s’appuyant par exemple sur les préconisations formulées par le Sénat en 2020 sur ce sujet, comme l’institution d’un fonds dédié à la lutte contre l’exclusion numérique.

Enfin, j’ai constaté que les collectivités locales, en particulier les communes et les EPCI de petite taille, avaient du mal à s’approprier les dispositifs nationaux d’inclusion numérique. Lors de la consultation en ligne, certains élus issus de la ruralité ont indiqué ignorer l’existence du pass numérique, ou encore des hubs territoriaux pour un numérique inclusif, qui sont pourtant les clés de voûte de la stratégie nationale définie en 2018. D’autres ont souligné un manque d’information et de pédagogie de la part de l’État pour diffuser ces outils.

Je propose donc d’élaborer un guide national présentant de façon pédagogique l’ensemble des outils mis à la disposition des collectivités.

J’en viens à présent au deuxième axe de mon rapport – mettre de l’ordre dans la gouvernance locale de l’inclusion numérique.

Trois problématiques me semblent importantes au sein de cet axe : clarifier l’articulation des différentes interventions territoriales sur l’inclusion numérique, à commencer par celles des collectivités territoriales ; mieux prendre en compte l’inclusion numérique dans les outils de planification locale ; enfin, renforcer le rôle des hubs territoriaux de l’inclusion numérique dans les écosystèmes locaux.

S’agissant de l’articulation des interventions territoriales en matière d’inclusion numérique, je me suis heurtée à une difficulté majeure. Dans un premier temps, la solution la plus évidente pour mieux coordonner l’action des différents échelons de collectivités m’a semblé être la désignation d’un chef de file dans le code général des collectivités territoriales. Toutefois, les nombreuses auditions menées sur le sujet m’ont conduite à réviser ma position pour deux raisons principales : premièrement, chaque échelon de collectivité a sa pertinence d’intervention sur le sujet de l’inclusion numérique, qu’il s’agisse de la région, du département, ou du bloc communal ; deuxièmement, désigner un chef de file ne permet pas de tenir compte des dynamiques locales, qui varient fortement d’un territoire à l’autre : si dans les territoires ruraux le département apparaît comme l’interlocuteur principal en matière d’inclusion numérique, dans les territoires urbains l’EPCI semble davantage identifié comme l’acteur incontournable. Il m’a dès lors semblé préférable, plutôt que de désigner un chef de file, de faciliter la constitution de coalitions locales de l’inclusion numérique de manière souple.

Je propose donc d’encourager la constitution de commissions territoriales de l’inclusion numérique.

S’agissant de la prise en compte de l’inclusion numérique dans les outils de planification locale, j’ai constaté avec surprise que très peu de territoires avaient mis en place des schémas directeurs d’inclusion numérique, alors que le Gouvernement avait annoncé leur généralisation dès 2018.

Je propose donc d’inclure dans les schémas directeurs d’aménagement numérique prévus par le code général des collectivités territoriales un volet consacré à l’inclusion numérique.

Enfin, s’agissant du rôle des hubs pour un numérique inclusif, j’ai constaté avec inquiétude que certains d’entre eux rencontraient de réelles difficultés à se financer et étaient amenés à développer des activités économiquement rentables pour assurer leur survie, ce qui les éloigne de leur mission originelle de coordination des réseaux d’inclusion numérique et d’accompagnement des collectivités territoriales pour élaborer des projets d’inclusion numérique.

Je propose donc d’attribuer aux hubs une dotation financière pérenne, destinée à assurer l’accomplissement de leurs missions les plus centrales.

J’en arrive au troisième et dernier axe de mon rapport – renforcer les efforts pour combler les inégalités territoriales liées au numérique et tisser plus étroitement la toile de l’inclusion numérique au niveau local.

Deux problématiques m’ont ici intéressée : les disparités territoriales dans l’accès aux réseaux internet et les difficultés rencontrées par les collectivités pour accompagner les publics éloignés du numérique.

S’agissant d’abord de la fracture numérique territoriale, si le déploiement de la fibre avance à bon train, y compris dans les zones à réseaux d’initiative publique (RIP), il reste beaucoup de chemin à parcourir : seule la moitié des locaux prévus a été raccordée dans les RIP et les derniers raccordements seront sans doute les plus difficiles à effectuer. En outre, les alternatives à la fibre peinent à se déployer dans les territoires, alors que le Gouvernement vient de renouveler le dispositif « Cohésion numérique des territoires », qui permet aux ménages dotés d’une connexion internet inférieure à 8 Mbit/s de bénéficier d’une subvention pour recourir à l’une de ces alternatives.

Je formule donc deux propositions : d’une part, pérenniser le fonds de financement des raccordements complexes à la fibre aussi longtemps que nécessaire et l’augmenter si besoin est ; d’autre part, encourager les ménages à recourir au dispositif « Cohésion numérique des territoires » en communiquant plus largement sur cet outil et, surtout, permettre à tout ménage ne disposant pas d’une connexion à très haut débit d’y recourir. Je souhaite également que ce dispositif soit reconduit jusqu’en 2025 a minima.

S’agissant à présent de l’accompagnement des usagers éloignés du numérique à l’échelon local, je souhaite tout d’abord que les cartographies de l’exclusion numérique et des acteurs de l’inclusion numérique soient plus largement diffusées au niveau local, avec l’appui des hubs. Ces instruments sont un préalable indispensable à l’élaboration de toute stratégie locale d’inclusion numérique ; ils permettent, à partir du diagnostic de la fragilité numérique de la population, de faciliter la bonne répartition des moyens d’accompagnement dans chaque territoire.

Ensuite, il importe d’outiller les collectivités territoriales afin qu’elles soient en mesure de concevoir de véritables parcours d’accompagnement. À cet égard, plusieurs évolutions me paraissent essentielles.

Premièrement, il convient de mieux former les agents publics territoriaux chargés de l’accueil des usagers à la détection et à l’orientation des personnes rencontrant des difficultés numériques. Il importe aussi que ces agents soient en mesure d’apporter une aide d’urgence à ces personnes pour la réalisation de démarches en ligne, notamment dans les mairies, en particulier dans les territoires ruraux qui pâtissent de la fermeture de nombreux points d’accès administratifs.

Deuxièmement, il faudrait diffuser plus largement les bonnes pratiques d’inclusion numérique identifiées dans les territoires, afin que les collectivités territoriales puissent s’en inspirer.

J’en arrive au dernier point de mon propos, qui porte sur les moyens de renforcer l’offre de médiation numérique dans les territoires.

Dans le cadre de la consultation en ligne, 52 % des répondants ont indiqué ne pas disposer d’une offre de médiation numérique sur le territoire de leur commune ou à proximité. Plus inquiétant encore, 81 % d’entre eux ont indiqué ne pas disposer sur leur territoire d’une offre de médiation numérique en itinérance, alors qu’il s’agit d’une innovation très intéressante pour les territoires ruraux. Près d’un quart des participants ont indiqué que l’insuffisance de moyens financiers était le principal obstacle à l’élaboration d’une politique d’inclusion numérique sur leur territoire.

La dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR) constituerait un outil adapté pour financer plus largement des équipements destinés à l’accompagnement numérique des habitants au sein des communes et des EPCI de la ruralité. Or, sur les 20 000 projets financés par cette dotation en 2020, moins de 500 concernaient des équipements numériques et tous n’étaient pas liés à l’élaboration d’un service de médiation numérique.

Je souhaite donc que les commissions départementales intègrent l’inclusion numérique parmi les catégories d’actions prioritaires de la DETR.

Je propose également que le financement par l’État des 4 000 conseillers numériques France Services soit pérennisé au moins jusqu’en 2025 et que leur nombre soit augmenté si besoin est.

Enfin, je me suis penchée sur le pass numérique, dispositif qui est au cœur de la stratégie nationale pour un numérique inclusif et qui est censé permettre aux personnes en difficulté numérique d’accéder à une formation gratuite. De l’avis de la Cour des comptes et de nombreux acteurs, cet outil produit des résultats peu convaincants : moins de 600 000 pass ont été déployés depuis 2019, alors que le Gouvernement avait fixé pour objectif d’en déployer plus d’un million. Plusieurs facteurs sont invoqués pour expliquer ce chiffre, parmi lesquels la complexité de la procédure d’achat, l’insuffisance de l’offre de lieux de médiation numérique, ou encore la durée de validité du pass, limitée à un an, et sa valeur insuffisante. En outre, on observe une forte déperdition entre l’achat du pass par la collectivité, sa distribution et son utilisation par l’usager, notamment du fait de l’insuffisance des relations entre les multiples acteurs de cette chaîne de distribution.

Je préconise, à court terme, de consolider cet outil afin de tenter d’intensifier son déploiement, notamment en simplifiant la procédure de commande et en encourageant l’institution d’une véritable chaîne de distribution des pass. À plus long terme, il me semble indispensable d’évaluer l’efficacité et la pertinence de ce dispositif afin, si cela se révèle nécessaire, de le recalibrer ou d’envisager l’élaboration d’un outil plus opérationnel.

Tels sont, mes chers collègues, mes principaux constats et l’essentiel des recommandations contenues dans mon rapport.

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