Intervention de Aline Aubertin

Délégation aux entreprises — Réunion du 8 mars 2022 à 14h30
Table ronde sur la place des femmes dans l'entreprise

Aline Aubertin, présidente de l'association Femmes ingénieures :

Je suis directrice des achats chez GE Healthcare, dans un secteur très scientifique, et administratrice de la biopharma Oncodesign. J'ai fait toute ma carrière dans l'industrie et, depuis une trentaine d'années, je suis très engagée au sein de l'association Femmes ingénieures que j'ai le plaisir de présider depuis 2013. Nous agissons avec la conviction que l'égalité réelle est source de richesse, et sommes confortées par de nombreuses études montrant que plus une entreprise est féminisée, plus son « bas de page », diraient les financiers, est intéressant, plus elle est créative, plus elle innove, se développe et crée de la richesse. Forts de cette conviction, nous cherchons à valoriser les ingénieures pour inspirer notre société puisque, effectivement, seuls 30 % des élèves ingénieurs sont des filles.

Notre mission consiste à faire la promotion des métiers d'ingénieurs auprès des filles et des femmes. J'insiste sur le mot femme car il s'agit également de rendre les ingénieures plus visibles dans l'entreprise et dans la société en général, puisque les petites filles ne voient jamais d'ingénieures autour d'elles. Elles n'ont donc pas la possibilité de se projeter facilement et ne vont pas vers ces métiers.

Femmes ingénieures est une association d'intérêt général qui joue un rôle de think tank et d'influence. Elle existe depuis quarante ans et a été créée par des femmes ingénieures qui avait envie de se rassembler pour se sentir un peu moins seules. Progressivement, l'association s'est ouverte également à l'adhésion des personnes morales. Les nombreuses entreprises membres marquent bien leur volonté de recruter plus de femmes. C'est d'ailleurs désespérant : les entreprises viennent auprès de Femmes ingénieures et nous demandent : « Que pouvons-nous faire pour avoir plus de femmes ? », alors que les filles investissent des filières où il n'y a pas forcément autant de métiers différents ou le plein emploi comme chez les ingénieurs. Nous comptons aussi de nombreuses associations, notamment des associations d'Alumni.

Puisqu'on a parlé de changement de paradigme, la nouveauté depuis quelques années, c'est que des écoles d'ingénieurs commencent également à se saisir de cette problématique. Elles ne disent plus : « les filles sont les bienvenues, si elles ne viennent pas qu'y pouvons-nous, le problème se situe avant nous dans les classes prépa ». Aujourd'hui, les écoles elles-mêmes se disent qu'elles ne peuvent plus conserver cette posture et qu'elles doivent faire quelque chose. L'Observatoire des ingénieurs réalise chaque année une analyse statistique comparée de la population des ingénieurs hommes et des ingénieures femmes à partir des données statistiques de la Fédération de l'ensemble des associations d'ingénieurs, Ingénieurs et scientifiques de France, qui montre que la proportion de filles dans les écoles d'ingénieurs s'élève à 30 % aujourd'hui, soit dix points de plus qu'il y a trente ans. Les chiffres évoluent, mais très peu, et la tendance est plutôt à la stagnation depuis quelque temps.

C'est d'autant plus désespérant qu'en 2020, en pleine pandémie, 90 % des jeunes diplômées ont mis moins d'un an pour trouver un emploi et que 80 % avaient trouvé en moins de trois mois. Leur salaire d'embauche atteint deux fois le SMIC. Le chômage est inconnu dans la profession. Donc il n'y a aucune raison que les filles ne s'y dirigent pas. Une remarque quand même : dès l'embauche, les femmes ingénieures gagnent 4 % de moins que les hommes. Ce n'est pas toujours dans le même métier, d'accord, ce ne sont pas toujours les mêmes formations, d'accord, mais la posture qui est de dire : « On veut des ingénieures mais dès l'embauche, on commence à les payer moins que les hommes » pose problème et n'est pas très vendeuse.

Ceci étant posé, un autre chiffre extrait de l'enquête Gender scale à laquelle nous collaborons, donne une image de la perception des métiers scientifiques par des adolescents aux alentours de 11 ans. Il en ressort que les filles sont a priori beaucoup moins intéressées par ces métiers. S'agissant du numérique, 7 % des filles se montrent intéressées, contre 29 % des garçons à cet âge. C'est là où les propos de M. l'inspecteur général, avec tout le respect que je lui dois, me font bondir, car autant je n'ai jamais été favorable au fait d'avoir une filière d'excellence qui fausse les règles du jeu et qui menait certains élèves à choisir la filière S pour aller à Sciences Po, autant je ne suis pas d'accord avec ce que je viens d'entendre parce que, s'il y a un menu à la carte, on n'a pas expliqué aux filles que, suivant les choix qu'elles ont fait sur la carte, elles seraient potentiellement privées de dessert. Si elles n'ont pas fait les bons choix, elles ne pourront pas aller vers les filières scientifiques et techniques, elles laisseront la place à des garçons qui auront des emplois mieux payés qu'elles, qui auront des carrières qu'elles auraient tout à fait pu s'offrir si elles avaient fait les bons choix et si on leur avait donné les bonnes explications. Je veux bien croire que ce n'était pas du tout l'objectif de cette réforme qui fait sens par ailleurs, mais force est de constater ses résultats et, si on ne fait rien, la proportion de femmes ingénieures va diminuer.

C'est un enjeu de société parce que l'on va manquer d'ingénieurs et surtout parce que les outils du numérique sont omniprésents dans notre vie. L'idée que les femmes pourraient demain être exclues de ce monde de technologies est impensable. D'ores et déjà, l'intelligence artificielle reconnaît mieux les visages d'hommes que les visages de femmes, les femmes blanches que les femmes noires. Chez GE Healthcare, on fabrique des mammographes. Croyez-vous vraiment qu'on peut inventer le mammographe de demain sans que, dans les écoles et les équipes de recherche et développement, il y ait une femme ? Pour moi, c'est absolument inenvisageable, et c'est pourquoi l'enjeu d'avoir des femmes dans la technologie est crucial.

Dernier chiffre, les résultats d'une enquête sociologique de 2016, - elle date un peu mais la réalité n'a pas changé -, réalisée dans des écoles d'ingénieurs auprès de filles et de garçons cherchant à évaluer le vécu des filles et des garçons. Pour 72 % des filles et 75 % des garçons, la culture de leur école d'ingénieurs est encore très masculine. Le milieu n'est pas si accueillant que ça pour les filles, parce qu'il est hyper masculinisé. Les garçons disent que ça pourrait décourager les filles et ils le regrettent. Ils nous disaient « Nous, on voudrait qu'il y ait plus de filles dans les écoles d'ingénieurs ». Ce faible pourcentage de filles active dès le départ le syndrome de l'imposture. Il est difficile aujourd'hui d'être dans une école d'ingénieurs quand vous êtes moins de 10 % de filles et que l'on vous renvoie le message que vous n'êtes pas à la bonne place, parce que vous ne ressemblez pas au monde qui vous entoure.

À chaque élection présidentielle, nous soumettons des propositions concrètes aux candidats. Nous venons de les actualiser avec nos amis des associations Femmes et mathématiques et Femmes et sciences. Elles sont au nombre de 26 et les axes majeurs sont les suivants.

Tout d'abord, il faut agir sur le grand public, les professionnels, les parents et, surtout, il faut repenser la place des sciences dans l'enseignement primaire et secondaire. À l'école primaire, les enseignantes ont majoritairement fait des études littéraires et ne sont pas à l'aise avec les mathématiques et les sciences. Bien malgré elles, elles véhiculent des stéréotypes - il n'est pas question de stigmatiser, mais la réalité est là.

Il faut encourager l'orientation des jeunes filles vers les filières scientifiques et techniques. Des études scientifiques montrent que pour changer leur perception, il faut aller à leur rencontre à des moments clés de l'orientation et ce, à plusieurs reprises. La Fondation L'Oréal notamment a financé une étude qui prouve que lorsque des jeunes filles rencontrent des professionnels, elles vont davantage vers ces métiers mais que les résultats sont meilleurs quand elles les ont rencontrés peu de temps avant de faire leur choix dans Parcoursup, et encore plus si elles en ont rencontrés plusieurs fois.

Il faut également mettre en place un environnement non sexiste qui favorise la mixité dans les lycées et les établissements, et dynamiser la carrière des femmes pour éviter qu'elles ne se heurtent au plafond de verre.

4 commentaires :

Le 09/05/2022 à 16:02, aristide a dit :

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"puisque les petites filles ne voient jamais d'ingénieures autour d'elles."

Les ingénieurs garçons sont aussi très difficiles à détecter au premier coup d’œil...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 09/05/2022 à 16:03, aristide a dit :

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"et qui menait certains élèves à choisir la filière S pour aller à Sciences Po"

Sciences Po n'a de sciences que dans le nom...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 09/05/2022 à 16:05, aristide a dit :

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"Bien malgré elles, elles véhiculent des stéréotypes "

elle sont censées lutter contre les stéréotypes, mais elles ne font que les conforter...

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Le 09/05/2022 à 16:06, aristide a dit :

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"Il faut encourager l'orientation des jeunes filles vers les filières scientifiques et techniques. "

Si elles n'aiment pas, elles n'aiment pas, on ne peut pas les obliger non plus.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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