Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je vais vous présenter très rapidement quelques éléments issus d'une recherche que j'ai menée avec Yaëlle Amsellem-Mainguy à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire et à l'École des hautes études en santé publique. Il s'agit d'une enquête de sciences sociales réalisée en 2017-2018, dont nous avons tiré un certain nombre de résultats, notamment sur la question de la pornographie à l'adolescence et au moment du passage à l'âge adulte. L'objectif de cette recherche était de comprendre l'ensemble des usages d'Internet à l'adolescence, sans isoler une question, par exemple la pornographie ou la recherche d'informations sur la sexualité. Il s'agissait de saisir la diversité des usages et leur articulation.
Nous avons choisi d'interroger des jeunes au moyen d'un questionnaire que nous avons fait passer en ligne via les réseaux sociaux et des canaux associatifs, notamment de jeunesse d'éducation populaire, pour tenter d'avoir une vision globale des pratiques, des applications, etc. À ce questionnaire ont répondu 1 427 jeunes de 18 à 30 ans.
Nous avons également réalisé des entretiens auprès de jeunes adultes de 18 à 30 ans sur les effets d'Internet au regard de la sexualité et de la vie affective. L'originalité était de poser la question à de jeunes adultes en faisant porter les entretiens sur l'adolescence, y compris le début de l'adolescence. Il s'agissait donc d'entretiens rétrospectifs, ce qui nous a permis d'analyser une évolution chronologique et d'être assez libres dans les questions que nous pouvions poser puisque nous interrogions de jeunes adultes, et non pas des mineurs. Nous avons rencontré 66 jeunes, 32 garçons et 34 filles, de tous milieux sociaux, de différents territoires en France métropolitaine, scolarisés pour certains, en filière professionnelle ou générale, étudiants ou déjà en emploi.
La pornographie est une dimension parmi d'autres de l'enquête, mais elle apparaît évidemment dans nos entretiens. Elle peut être analysée comme l'un des usages centraux d'Internet à l'adolescence, en lien avec la sexualité. On obtient dans ce questionnaire un résultat massif qui corrobore ce que l'on sait aujourd'hui, à savoir que 92 % des filles et 98 % des garçons disent avoir déjà été confrontés à des contenus sexuels explicites en ligne, de manière volontaire ou pas. Cela semble corroborer d'autres données, qui sont finalement assez nombreuses, notamment en France.
Si l'on regarde les résultats de l'enquête Contexte de la sexualité en France, qui va bientôt être renouvelée avec l'enquête E3S (Sexualités et Santé Sexuelle) menée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on se rend compte que ces données doivent être actualisées. En effet, elles datent d'avant la massification d'Internet.
Il faut se méfier des sondages qui sont menés très régulièrement par des instituts et qui portent sur des panels très restreints de jeunes, avec des questions parfois un peu biaisées sur l'âge des premiers visionnages, sans que l'on définisse quels sont les contenus visionnés ni la fréquence. Cela donne une vision un peu faussée, voire parfois catastrophiste, des usages sexuels des jeunes.
Ce qu'il nous a paru important de souligner dans cette recherche, c'est que le visionnage de la pornographie est peu dissociable, dans le récit qu'en font les jeunes, d'autres dimensions de leurs activités en ligne, notamment la recherche d'informations. Ainsi, certains jeunes nous ont dit avoir visionné des contenus pornographiques la première fois parce qu'ils voulaient savoir à quoi ressemblait un rapport sexuel en réalité. C'est la seule manière qu'ils avaient de trouver des images explicites. Il ne s'agit pas ici de dire que c'est de l'éducation à la sexualité, mais c'est le récit que nous ont fait les jeunes.
La pornographie occupe une place parfois importante chez les adolescents, notamment au début de l'adolescence, mais, en réalité, cette place évolue dans le temps, au cours de l'adolescence. C'est, en outre, assez divers d'un adolescent à l'autre.
Pour les besoins de l'exercice qui nous réunit, je vais me centrer sur la question de la pornographie elle-même. La question qui est souvent posée au chercheur qui travaille sur la pornographie et les jeunes est celle de l'influence des contenus visionnés sur la sexualité elle-même, notamment sur l'entrée dans la sexualité, c'est-à-dire les premiers rapports. C'est une question assez vaste à laquelle on a finalement peu de réponses.
En sociologie, on a recours à la parole des premiers concernés, ce qui peut donner des résultats à la fois durs à interpréter et malgré tout intéressants.
Par exemple, on a des jeunes qui nous expliquent assez spontanément dans les entretiens qu'effectivement la pornographie a pu avoir une influence sur leur sexualité en matière de normes corporelles. Toutes et tous nous ont parlé de ce que l'on appelle le porno mainstream, c'est-à-dire ce que tout le monde regarde. Et ils voient bien que tous ces corps sont identiques, épilés, minces. C'est cette dimension qui a pu avoir un effet sur eux, avec la nécessité de coller à des scénarios de la sexualité, l'enchaînement des pratiques, la comparaison de la taille des organes sexuels. Cela peut mettre une pression sur certains. Cependant, finalement, beaucoup nous disent avoir vite compris que ces images étaient montées et que ces normes étaient largement dépassables. Une adolescente nous a aussi confié qu'elle avait eu le sentiment qu'elle devait avoir un corps entièrement épilé, mais qu'après avoir visionné des contenus plus féministes, elle s'était rendu compte que ce n'était pas la norme et avait pu passer outre.
En fait, beaucoup de jeunes nous expliquent qu'ils anticipaient dès le départ que leur premier rapport sexuel, de toute façon, ne ressemblerait pas à ce qu'ils pouvaient voir dans ces films.
Au-delà de la question de l'influence, ce qui est sans doute plus problématique dans certains des récits auxquels nous avons pu être confrontés dans cette recherche, ce sont des expériences de pornographie sous contrainte. Je pense notamment ici à ce qui a pu apparaître dans les récits comme étant des formes de contraintes sur la sexualité, avec des partenaires sexuels, justifiées par la pornographie. On peut dire à certains égards que le discours autour de la pornographie vient nourrir ce que l'on peut qualifier de culture du viol ou, en tout cas, de culture oppressive sur la sexualité : « J'ai vu dans des films que cela se passait de cette façon donc ça doit se passer comme ça ». Cela peut être vécu comme une pression et une forme de violence. Une jeune fille nous expliqué comment sa sexualité avait été marquée par la pornographie car son partenaire lui imposait d'en regarder pendant leurs rapports. Ce n'était pas consenti de sa part et vécu comme une violence.
En l'espèce, la question centrale n'est pas tant celle de la pornographie que celle de l'éducation au consentement. Or l'éducation à la sexualité est relativement malmenée en France. Un rapport du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes a montré à quel point nos établissements scolaires étaient encore très peu respectueux du cadre de la loi en matière d'éducation à la sexualité. Le fait d'être confronté à la pornographie lors de son entrée dans la sexualité, sans éducation à la sexualité, pose évidemment problème.
Cependant, je voudrais souligner que la plupart des jeunes rencontrés dans notre recherche font preuve de la réflexivité dont je parlais sur leurs pratiques. Ils ont bien intégré qu'il ne s'agit pas de la réalité. Ils apprennent à sélectionner les images avec du recul. Ils apprennent à ne plus regarder certains types de vidéos, certaines représentations dans ces vidéos, par exemple celles où sont représentées des scènes de viol ou d'agression, des vidéos où on ne voit pas les visages, etc. Certains jeunes nous ont même précisé avoir cherché à atteindre des formes de pornographie plus éthique, où les actrices et acteurs sont à l'évidence mieux traités. Les jeunes ne sont pas que des victimes naïves de la pornographie.
De nombreux jeunes, y compris ceux qui n'avaient pas une culture féministe, nous ont expliqué que ce qu'on trouve dans la pornographie se trouve partout ailleurs dans la société, pointant notamment le sexisme dans les médias, la publicité, les discriminations partout présentes. Pour eux, les adultes, le corps médical véhiculent d'autres normes tout aussi discriminantes. Est également évoquée la dimension hétéro-normative des quelques séances d'éducation à la sexualité qui ont pu leur être dispensées. Nos travaux nous amènent à dire qu'il faut resituer la pornographie et ses usages dans un contexte de rapports sociaux inégalitaires qui peuvent prendre appui sur la pornographie entre autres instruments de domination.
Pour le dire autrement, la question ne devrait pas tant être celle de l'influence de la pornographie sur les adolescents que celle des rapports de domination basés sur le genre, la race, la classe, la sexualité, qui traversent les vies des jeunes et qui irriguent leurs expériences quotidiennes. La pornographie est une illustration parmi d'autres de rapports sociaux violents dont ils peuvent faire l'expérience à l'école, dans l'espace public, mais aussi au sein de leur famille.
Pour conclure, deux remarques sur les âges de la vie.
Nous avons tendance à considérer les âges de la vie comme des blocs : enfance puis adolescence. Notre recherche montre, grâce aux récits chronologiques que font les jeunes de leurs usages d'Internet, que certes il peut y avoir des phases dans la vie des adolescents où la pornographie prend une place très importante, et ce sont des périodes qui inquiètent souvent beaucoup les parents et les éducateurs. Cependant, sur le cours de l'adolescence, cela peut apparaître comme assez marginal. Le schéma le plus classique est celui de phases de visionnage assez intense de pornographie avant l'entrée dans la vie sexuelle, au début de l'adolescence, et non pas dans l'enfance, très rarement avant 11 ou 12 ans. Ensuite, dès que commence la sexualité relationnelle, ces phases de visionnage s'espacent et laissent place à d'autres expériences, reléguant la pornographie à de l'accessoire.
Enfin, il ne faut pas confondre enfance et adolescence. Tout le monde s'accorde sur la nécessité de protéger les enfants les plus jeunes de la pornographie, mais toute politique prohibitrice me paraît inutile pour les adolescents. Ces derniers ont besoin d'éducation à la sexualité, ils ont d'ailleurs des attentes en la matière, et le recours à des contenus pornographiques est peut-être révélateur des failles de notre système éducatif. L'enjeu n'est pas de protéger les adolescents de la pornographie. Il s'agit de leur donner des grilles de lecture pour qu'ils puissent s'approprier ces usages d'une manière qui ne soit pas vécue comme normalisatrice ou violente.