Intervention de Sophie Jehel

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 30 mars 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur l'accès des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences

Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 8 :

Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, permettez-moi tout d'abord de me présenter. En tant que chercheure, j'ai réalisé depuis quinze ans plusieurs recherches et enquêtes sur les pratiques médiatiques et numériques des adolescents, qui m'ont permis d'aborder la question de leur rencontre avec des images sexuelles et leur consultation de sites pornographiques. Je partage avec mon collègue qui vient de s'exprimer l'idée qu'il est important de replacer la pornographie dans un ensemble, notamment celui de la culture médiatique des adolescents.

J'ai réalisé en 2007-2008 une enquête, dont j'ai rendu compte notamment dans l'ouvrage Parents ou médias, qui éduque les adolescents ? J'avais recueilli les réponses de plus de 1 000 jeunes de CM2 et de sixième, et de plus de 800 parents. Bien avant que l'usage du Smartphone ne soit largement diffusé, les jeunes filles se plaignaient déjà que leurs camarades garçons consultaient des sites pornographiques et adoptaient avec elles des comportements hyper-sexualisés et des gestes déplacés qui perturbaient leurs relations avec eux.

J'accompagne depuis 2014 l'Observatoire des pratiques numériques de la région Normandie, pour un dispositif des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Cemea), Éducation aux écrans, qui permet de suivre chaque année l'évolution des pratiques numériques de 3 000 à 7 000 adolescents, selon les années. J'ai pu mener des entretiens avec plusieurs d'entre eux. C'est un dispositif intéressant, parce qu'il existe depuis plusieurs années et qu'il s'adresse à des jeunes de milieux sociaux variés, notamment avec une forte proportion de jeunes inscrits dans des filières professionnelles.

Les pratiques numériques des adolescents ne cessent de se développer en matière de nombre de comptes de réseaux sociaux numériques (RSN), de nombre de plateformes fréquentées. Plus de 70 % des 15-16 ans sont présents sur au moins quatre RSN, le plus souvent Instagram, Snapchat, Youtube, TikTok. La période de confinement que nous avons connue en France en 2020 a été particulièrement favorable aux RSN en général, et à TikTok en particulier : le pourcentage de filles ayant un compte TikTok a augmenté de 40 points, à 80 %, et de 44 points pour les garçons (58 %). Cette plateforme est connue principalement pour ses chorégraphies amusantes. Ce sont d'abord des publications « drôles » que réalisent les adolescents, mais les publications peuvent être assez sexualisées.

La plateforme Twitch, orientée notamment sur le visionnage et le commentaire de parties de jeux vidéo, accueille la majorité des garçons de cet âge (62 %). La culture vidéoludique, la pratique des jeux en réseau et l'actualité du jeu vidéo appartiennent principalement à la culture des garçons, même si de plus en plus de filles s'y intéressent.

Les pratiques numériques des filles se caractérisent par un usage plus intense des plateformes photographiques. Elles ont ainsi fortement investi Pinterest : 47 % en 2021. La plateforme est proche d'Instagram, qui reste pour elles un espace privilégié (94 % y ont un compte).

Ces plateformes jouent donc un rôle considérable dans la socialisation des jeunes. Il s'agit aussi de leur premier moyen de s'informer de l'actualité. Les RSN sont utilisés en tant que médias délivrant un contenu propre, souvent décliné sur différentes plateformes, ou comme infomédiaire en proposant à leurs usagers des contenus produits par d'autres médias.

Avec l'élargissement des pratiques numériques, du temps passé sur les plateformes, du nombre de comptes et la diversification des activités qui y sont menées, se sont accrues les occasions de rencontres avec des contenus sexuels qui étaient moins présents et moins accessibles sur les autres médias, en particulier dans l'audiovisuel ou le cinéma. Sur ces derniers, ils font l'objet d'une régulation plus stricte, qui combine des horaires de diffusion, des verrouillages par code, des restrictions en termes de nature des diffuseurs. Ce système a été élaboré par le CSA dans la durée.

Sur le web, rien de tel ou presque. Les adolescents sont confrontés à des images sexuelles de plusieurs manières : sur les comptes de réseaux sociaux numériques, sans l'avoir demandé, sur des sites de téléchargement illégal, ou bien sur des sites adultes dédiés. La consultation de sites adultes a fortement augmenté. Les données recueillies dans l'observatoire normand indiquent qu'en 2017 les garçons étaient 32 % à « utiliser » des sites à caractère sexuel comme Youporn ou Redtube contre seulement 3 % des filles. Il y a donc une dimension genrée très forte. En 2021, ils sont 40 %, soit un pourcentage très proche de celui déclaré en 2020 (39 %) ; donc l'effet du confinement, souvent commenté par les médias, semble avoir peu joué à cet âge mais la tendance semble en forte hausse pour les filles (10 % en 2021 contre 4,5 % en 2020). Cette consultation est particulièrement élevée à 15 ans. La consommation diminue ensuite.

Ces chiffres me semblent fiables, du fait de la stabilité de la question depuis au moins quatre ans. Les questionnaires sont remplis de façon anonyme, directement en ligne, dans des conditions de tranquillité au sein d'établissements scolaires partenaires. Ils sont plus faibles que ceux avancés et recueillis par l'Ifop dans son enquête de 2017.

Depuis 2013, des études britanniques nous ont par ailleurs éclairés sur la prégnance du sexting dans les pratiques numériques des jeunes, en particulier sur la réception non désirée d'images sexuelles, envoyées le plus souvent par des garçons.

Dans l'observatoire normand, nous ne séparons pas les images violentes ou choquantes reçues par les jeunes, et nous constatons une forte différence entre filles et garçons dans le niveau d'appréhension à l'idée de recevoir ces images : 48 % des filles le redoutent, contre 20 % des garçons. 20 % des filles en reçoivent effectivement.

Les réseaux sociaux permettent la diffusion, en échange privé ou en publication, d'images sexuelles. Sur Snapchat, 17 % des garçons disent envoyer des snaps intimes ou provocants, contre 12 % des filles. Sur TikTok, en 2021, 6 % des garçons et 5 % des filles ont publié des vidéos sensuelles ou sexy, dans un cadre qui n'est plus privé.

Telles sont les données quantitatives.

Pour mieux comprendre comment les images trash, violentes, sexuelles ou haineuses sont reçues par les adolescents et comment ils y réagissent, j'ai mené une recherche spécifique entre 2015 et 2017, qui m'a permis de rencontrer près de deux cents adolescents, au cours d'entretiens en petits groupes et individuels, mais aussi dans le cadre d'ateliers. Cette recherche était menée en collaboration avec des psychologues cliniciens, en particulier Angélique Gozlan. Elle avait l'intérêt d'enquêter auprès de jeunes de milieux sociaux très différenciés : favorisés, mixtes et vulnérables, suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou l'Aide sociale à l'enfance (ASE).

Cette enquête nous a appris que la rencontre avec des images sexuelles était d'abord involontaire pour les filles, souvent au moment d'un téléchargement illégal. Peu de filles entre 15 et 17 ans nous ont confié consulter ce type de site volontairement, ou seulement de façon très exceptionnelle, avec des copines. En revanche, de nombreux garçons ont pu le faire. Dans certains milieux populaires, il était cependant très difficile aux garçons d'en parler.

Mes observations sont très éloignées de celles de mon collègue qui m'a précédée à propos de la réflexivité immédiate que les jeunes pourraient avoir face à ce type d'images.

Si les filles ont reconnu la plupart du temps être choquées ou pas intéressées par ces contenus la première fois, les garçons n'ont pratiquement jamais reconnu que ces contenus pouvaient être choquants, quel que soit l'âge de la rencontre. Pour qu'ils soient choqués, il fallait avoir été en contact avec des images de scatophilie, des images d'homosexualité, des images sadomasochistes ou des images pornographiques avec des personnes âgées.

Il est apparu que l'accès à ces images, pour peu qu'on surfe sur des sites adultes, était très facile. Parmi les mesures qui restreignent l'accès à ces images, les adolescents ont pu évoquer des interdits familiaux et des interdits religieux, mais jamais d'impossibilité technique.

Ces images ne sont cependant pas reçues de la même manière par les jeunes. J'ai distingué quatre stratégies de réception : l'adhésion, l'évitement, l'indifférence, l'autonomie.

L'adhésion c'est la difficulté à se distancier, à considérer l'image comme une représentation, ayant un auteur, et l'auteur ayant lui-même des intentions, ayant un hors-champ, un cadrage...

Dans l'adhésion, j'ai distingué plusieurs modalités.

L'adhésion croyance, qui fait que l'adolescent spectateur se projette dans l'image et la considère comme vraie. C'est une réception très fréquente pour les jeunes adolescents garçons. Ils nous ont témoigné avoir reçu ces images comme une préparation à la sexualité. Cela nous a été confirmé aussi par des infirmiers dans des contextes de milieu populaire, qui étaient fréquemment interrogés par les jeunes sur la taille de leur sexe. L'expérience personnelle de sexualité relationnelle peut y mettre un terme, mais pas nécessairement.

Vient ensuite l'adhésion sidération. Angélique Gozlan a pu parler de punctum-choc pour qualifier des effets qui viennent déstructurer l'expression, faire blocage de la pensée. Nous avons ainsi rencontré un jeune, qui ne fait pas partie des jeunes les plus vulnérables, mais qui était en grande difficulté pour évoquer ces images, qu'il regardait de façon abondante.

Il y a d'autres formes d'adhésion, notamment l'adhésion jouissance, qui a pu être revendiquée par certains garçons.

Mais ces images ne suscitent pas seulement de l'adhésion, elles suscitent aussi de l'évitement. Elles viennent en quelque sorte réactiver un interdit majeur de représentation de la sexualité, particulièrement pour les jeunes croyants. Ces images sont perçues pour les filles croyantes comme un double danger : elles sont interdites pour les filles, et toute fille qui semblerait s'y intéresser pourrait voir sa réputation ternie en quelques secondes. Voir serait déjà faire, alors que, pour elles, la sexualité hors du mariage est un interdit religieux majeur.

D'autres, moins croyants, ou dans d'autres contextes sociaux, n'y voient pas un danger particulier.

L'indifférence est aussi une stratégie de certaines filles ou garçons qui subissent cet environnement, sans penser pouvoir y faire grand-chose.

Enfin, la dernière attitude est celle de l'autonomie, c'est-à-dire la possibilité d'avoir de la réflexivité, de la distanciation, de se penser comme sujet par rapport à ces images.

Le discours de la distanciation était plus souvent tenu par des filles mettant en cause la représentation de la domination masculine. Cela venait plus souvent de filles dont les mères leur avaient transmis ces valeurs. Il était plus présent dans les milieux favorisés, sans être dominant ; l'indifférence était l'attitude la plus fréquente dans les milieux favorisés.

Quels problèmes pose cet envahissement de la pornographie dans l'environnement des adolescents ?

La fréquentation de ces images ne conduit pas à leur mise à distance, mais plutôt à la banalisation des pratiques montrées. À cet égard, je m'oppose aux propos de l'orateur précédent.

Il faut savoir que de nombreux comptes de RSN sur Twitter ou Instagram font la publicité de comptes pornographiques, Onlyfans par exemple.

Cela tend également à renforcer la construction d'une culture viriliste de la sexualité des hommes, qui passe par la domination sexuelle des filles, et dont la consommation est vécue bien souvent par les filles, mais aussi par les jeunes homosexuels, comme une agression.

Je souhaite enfin insister sur l'invisibilisation des interdits et de la protection des mineurs, du fait de l'absence de barrières techniques face à ces sites spécialisés. La loi française est invisibilisée. Or l'accès ouvert à la pornographie aide à renforcer les discours intégristes et le contrôle sexuel des filles dans des contextes religieux. Cette banalisation renforce l'inquiétude des filles, en particulier, mais sans doute aussi celle des garçons sur la sexualisation de leur apparence, présentée à la fois comme recherchée et interdite.

La culture pornographique dans son ensemble vient renforcer les codes de la domination masculine et rend particulièrement difficile l'éducation à l'égalité et à la parité.

Enfin, ces images peuvent fragiliser les jeunes les plus vulnérables qui se retrouvent seuls face à ces images lorsque la médiation parentale est faible ou se limite à un simple interdit.

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