Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, j'ai entamé en 2015 une thèse de doctorat sur la consommation pornographique des adolescentes. À ce titre, j'ai travaillé sur les différentes études sur la consommation pornographique des jeunes, sur les consommations culturelles des adolescents, et sur la manière dont ces consommations culturelles s'articulent dans la représentation et la construction de l'identité de genre, de la vie sexuelle et affective.
Mon travail porte donc sur les différentes consommations pornographiques, que des expériences de souffrance y soient associées ou non. Je me suis également penchée sur les discours de la sexualité entourant les jeunes, et en particulier les discours médiatiques sur les pornographies.
Ma thèse repose sur dix-huit entretiens qualitatifs avec des jeunes femmes de 18 à 25 ans pour comprendre avec elles l'articulation entre consommation pornographique et construction des représentations des sexualités et de leur identité de femmes. Je précise que toutes ne regardaient pas de la pornographie.
Avant même d'être confrontés à des contenus pornographiques, les jeunes ont déjà une idée, un avis, positif ou négatif, sur ce qu'ils vont voir. La majorité des contenus pornographiques vus par mes enquêtées étaient des contenus sexistes. L'une d'elles a déclaré que la pornographie n'avait fait que confirmer ce qu'elle savait déjà. En effet, avant la pornographie et dès le plus jeune âge, les jeunes baignent dans des discours sexistes présents dans les manuels scolaires et livres pour enfants, le cinéma, la musique, les vêtements, les jouets, la publicité, la littérature, la presse féminine. Les vagues #MeToo ont également mis en lumière des rapports sociaux sexistes n'épargnant aucune sphère : le cinéma, le journalisme, les grandes écoles, la médecine, la politique ou, plus récemment, la pornographie.
En d'autres termes, une production culturelle ou médiatique ne pouvant être séparée du contexte politique et social dans lequel elle est produite, le discours pornographique s'inscrit dans un continuum de discours majoritairement sexistes.
En définitive, mon travail de recherche confirme ce que d'autres études ont montré : les jeunes ont un avis, une grille du monde déjà modelée par les discours de la société - famille, école, pairs - avant même de voir de la pornographie.
Cela coïncide également avec les apports des sciences de l'information et de la communication montrant que les comportements en ligne ne sont pas différents des comportements hors ligne. Parmi mes enquêtées qui regardent de la pornographie féministe et alternative, cette consommation s'inscrit dans le prolongement de leurs idéaux politiques et féministes, c'est-à-dire prenant en compte les conditions de travail des travailleurs et travailleuses du sexe, mais également les représentations des sexualités à l'écran.
De la même façon que les discours de la pornographie sont imbriqués dans un système de discours sur la sexualité, ces discours sont perçus et traités comme un canal d'information du même niveau que l'école, la famille, les pairs, les autres productions culturelles et médiatiques ou les informations accessibles. Si les pornographies permettent aux jeunes de répondre à certaines de leurs questions, de fournir une nouvelle source d'information concernant la sexualité, ce n'est pas une source exclusive, mais bien complémentaire du reste de la société.
Si je devais résumer ces résultats, je dirais que les discours pornographiques sont tissés dans un ensemble de discours présentant déjà des rapports sociaux en majorité sexistes. On pourrait ajouter raciste, classiste, validiste, lgbtphobe, transphobe.
Les jeunes ont déjà un avis, une vision du monde modelée par ces discours.
Celles qui regardent des pornographies féministes ont une réflexion féministe parfois antérieure à la consommation de pornographies. Plus largement, les jeunes recherchent des contenus pouvant leur plaire ou répondant déjà à leur idée de la pornographie.
Les contenus pornographiques ne sont pas déclencheurs de représentations ou de comportements spécifiques, ce qui coïncide avec les nombreuses études sur la consommation pornographique qui ne parviennent pas à établir un rapport de causalité direct entre consommation pornographique et violences. Cette conclusion correspond aux apports théoriques indiquant qu'un média n'a pas d'effet direct et immédiat sur celui ou celle qui regarde, ou en tout cas pas sans prise en compte du contexte social et politique dans lequel le jeune vit et dans lequel le média est diffusé.
Les jeunes confrontés à la pornographie par accident sont assez rares. En majorité, les jeunes voient ce qu'ils cherchent ou acceptent de voir ce qu'on leur propose. Concernant celles et ceux qui ont vu de la pornographie par accident dans l'enfance, il apparaît qu'elles se rappellent peu des images vues, se souvenant surtout des réactions des adultes. Les sentiments de gêne et de honte exprimés par les adultes vont venir modeler leur représentation de la pornographie, voire de la sexualité : quelque chose de honteux dont il ne faut pas parler.
S'agissant des jeunes choqués par des images pornographiques, l'étude EU kids réalisée auprès de 25 000 enfants et leurs parents dans vingt-cinq pays indique qu'un quart des jeunes ont vu des images explicitement sexuelles, pas seulement pornographiques. Parmi ces jeunes, 4 % rapportent avoir été bouleversés par ces images. L'étude rapporte également que ces enfants bouleversés vivent majoritairement dans des contextes vulnérables, violents, avec une éducation et un rapport aux images difficiles. Un autre facteur favorise une réception bouleversante des pornographies, c'est l'impossibilité d'en parler en dehors de tout jugement avec un adulte de confiance et de confronter ce qu'il a vu avec quelqu'un d'autre.
En revanche, peu de jeunes qualifient leur expérience pornographique de positive. Ils vont plutôt l'imbriquer dans une découverte plus large de la sexualité.
Dans l'étude pornresearch menée par Smith, Backer et Attwood, les jeunes interrogés regardent des contenus pornographiques pour : se préparer à la sexualité ; découvrir des pratiques ; se masturber ; comme carburant du fantasme. Cette même étude indique que les jeunes font preuve de recul face à leur consommation de pornographie.
De façon plus spécifique, les pratiques et usages des jeunes face à la pornographie varient selon le genre et s'inscrivent dans une pratique genrée de découverte de la sexualité. Les garçons, pour être considérés comme des garçons, comme des hommes, doivent s'intéresser à la sexualité et à la pornographie. Ils découvrent les pornographies seuls ou en groupe, cette découverte faisant partie de la socialisation à la masculinité. Ils découvrent en général la pornographie et la masturbation de façon simultanée.
Les filles, deux fois sur trois, ont accès à la pornographie via un pair : frère, cousin, copain, petit copain. Les filles accèdent donc à la sexualité par l'autre, car la sexualité est pour elles l'expression du couple, alors que pour les garçons, c'est une expérience personnelle. Il apparaît qu'elles ont souvent eu au préalable accès à des productions culturelles mettant en scène des rapports sexuels (littérature, bande dessinée, fan fictions, true blood).
Malgré un accès technique quasi égal, l'accès social est restreint pour les filles, majoritairement à cause des identités de genre. L'accès restreint des filles à la pornographie s'explique par l'identité de genre - où les filles ne doivent pas s'intéresser à la sexualité - et par le discours médiatique présentant la pornographie comme l'unique endroit où l'image des femmes serait dégradée. Le sentiment de honte est de surcroît largement présent s'il y a une excitation devant un contenu pornographique.
L'investissement de la masturbation et de la consommation pornographique par les filles n'est pas forcément corrélé. C'est en tout cas plus tardif que les garçons.
En définitive, les politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ne doivent pas uniquement être tournées vers la pornographie. Elles doivent également inclure la prévention et l'apprentissage de la détection des situations de domination par l'âge, le genre ou le statut hiérarchique. En somme, il faut promouvoir une éducation critique aux images et, plus largement, aux représentations sexistes.