Intervention de René Troccaz

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 février 2022 à 9h30
Audition de M. René Troccaz consul général de france à jérusalem

René Troccaz, Consul général de France à Jérusalem :

Monsieur le président, merci beaucoup pour votre accueil et pour ces mots aimables. Comme toute mon équipe à Jérusalem, je suis ravi de cette mission importante par la qualité et le nombre de ses participants. Elle un double caractère : un segment israélien organisé par nos collègues et par mon ami Éric Danon, ambassadeur de France à Tel-Aviv, que vous avez récemment auditionné, ainsi que par le consulat général à Jérusalem et dans les territoires palestiniens.

Depuis ma dernière audition, en juin dernier, un nouveau gouvernement israélien a été nommé. Je ne l'évoquerai pas en détail, car j'imagine que mon collègue Eric Danon a eu l'occasion de le faire, mais je pourrai évoquer ses incidences sur le processus de paix. S'agissant de la perspective d'une relance diplomatique, dont nous sommes loin, nous constatons un attentisme américain. La situation de tension se poursuit, notamment en Cisjordanie. Comme vous l'avez évoqué, s'y ajoutent l'immobilisme et la paralysie des institutions palestiniennes et de l'Autorité palestinienne. Tout cela crée un paysage qui n'est pas satisfaisant, mais qui n'est pas non plus éternel. Nous sentons la montée d'une fébrilité généralisée à Jérusalem, dans les territoires palestiniens et en Israël, dans la perspective de l'arrivée du ramadan, au mois d'avril, qui coïncidera au demeurant avec les fêtes de Pâques juives et chrétiennes. Il s'agit d'un moment de grande tension potentielle, que nous devons garder à l'esprit. Je tiens à signaler les efforts, notamment des Américains, pour éviter que la situation ne déborde.

Dans ce contexte, le gouvernement français reste actif. Le 19 février s'est tenue une réunion du groupe dit « de Munich », qui réunit les ministres des affaires étrangères français, allemand, jordanien et égyptien. Ce « groupe des quatre » a réaffirmé la nécessité de fixer un horizon politique au processus de paix, alors même que l'actualité internationale, d'une part, et l'enlisement de la situation locale, d'autre part, créent le risque d'un certain découragement. Il est essentiel, de mon point de vue, de rester mobilisés sur ce sujet.

Le nouveau gouvernement israélien est hétéroclite et plus allant dans son discours vis-à-vis de la communauté internationale. Sur le terrain, la situation est toutefois plus nuancée. Ainsi, force est de constater que les violences des colons en Cisjordanie se poursuivent, posant la question du contrôle de ces personnes par les autorités. L'extension des colonies en Cisjordanie et à Jérusalem-Est continue. Plus fondamentalement, nous constatons une sorte de dualité et de répartition des rôles entre le Premier ministre, Naftali Bennett - qui a fait savoir publiquement qu'il ne rencontrerait pas le président palestinien, Mahmoud Abbas, et qu'il ne considérait pas qu'il y ait lieu d'envisager la création d'un État palestinien -, et le ministre de la Défense, Benny Gantz, qui a rencontré à deux reprises le président Abbas à Ramallah et l'a reçu dans sa résidence de Jérusalem. L'homme du dialogue israélo-palestinien est donc le ministre de la Défense.

L'approche israélienne, telle que nous la comprenons, est assez sécuritaire - d'où le soutien à l'Autorité palestinienne sous ce prisme. D'une part, Israël dit publiquement son souci d'accompagner et d'aider l'Autorité palestinienne ; d'autre part, nous observons un certain nombre d'entraves, notamment s'agissant du transfert des recettes et revenus collectés par Israël pour le compte de l'Autorité palestinienne, particulièrement en ce qui concerne les droits de douane, systématiquement versés en retard. La conséquence est que les fonctionnaires palestiniens ne sont payés qu'à 70 % ou 80 % depuis des mois, y compris les forces de sécurité, ce qui provoque un risque de démobilisation. Nous parlons ici de 30 000 hommes armés des services de sécurité palestiniens.

L'approche d'Israël est plus allante sur le discours. Elle se veut principalement concentrée sur l'amélioration du quotidien des Palestiniens, ce qui peut se traduire par l'augmentation du nombre de permis de travail, tant en Cisjordanie qu'à Gaza, ce qui a une incidence considérable pour l'économie palestinienne. La priorité d'Israël est la sécurité, mais nous n'avons pas le sentiment d'une volonté de relance qu'un quelconque processus de paix.

Ces tensions sont quotidiennes en Cisjordanie et extrêmement sensibles à Jérusalem Est, qui constitue le coeur du conflit. Ainsi, les évictions, démolitions de maisons en vertu de titres de propriété contestés, installations de colons dans des domiciles occupés par des Palestiniens créent un contexte très fragile et potentiellement explosif dans ce très petit territoire.

Par ailleurs, le gouvernement israélien, sans doute inspiré fortement par les Américains et par la pression de la communauté internationale, souhaite faire des gestes de report de certaines mesures - en matière d'évictions ou s'agissant du report d'un grand plan de reconfiguration du mont des Oliviers. La pression sur la tension politique nécessite de ne pas aller trop vite et de manier tout cela avec précaution.

L'approche américaine épouse les contours de l'approche israélienne et vise à gérer le conflit de basse intensité, sans débordements, tout en améliorant la vie des Palestiniens - ce qui suppose un investissement dans l'économie, les modalités d'existence et les permis de travail, mais pas nécessairement la relance d'un grand plan de règlement du processus de paix. Nous ne pouvons pas comparer l'action de l'administration Biden avec celle de l'administration Trump. Celle-ci a en effet réaffirmé son soutien à la solution à deux États et s'est réengagée financièrement. Ainsi, les Américains ont apporté 450 millions de dollars non à l'Autorité palestinienne, mais aux Palestiniens - l'essentiel de ces montants étant la subvention américaine à l'UNRA. L'US Aid revient dans les territoires palestiniens, avec un budget de 130 millions de dollars annuels. Il y a donc une certaine forme de retour américain, lié à l'aide humanitaire, au développement de la société civile et des projets, ainsi qu'au domaine sécuritaire.

La promesse de campagne du candidat Biden de réouverture du consulat général américain à Jérusalem reste une question non tranchée à ce stade. A l'évidence, les Israéliens n'en veulent pas. Ayant eu l'occasion d'en parler avec des collègues américains à Jérusalem, j'ai compris que de nombreuses discussions étaient en cours à Washington pour tenter d'honorer cette promesse, sans décision concrète à ce stade.

Trois terrains doivent être distingués. Premièrement, en Cisjordanie, la situation est plus tendue qu'au cours des cinq dernières années, du fait de micro-incidents presque quotidiens qui rendent la vie très compliquée dans ce territoire où un habitant sur quatre est un colon israélien. La question de la viabilité de l'État palestinien se trouve posée par cette géographie physique, humaine et sécuritaire. Deuxièmement, la situation à Gaza se caractérise par un calme relatif et précaire grâce au retour de certains financements. Par l'intermédiaire du Qatar, quelque 30 millions de dollars mensuels permettent d'honorer les factures de fioul, l'aide aux familles les plus démunies, ainsi que par un biais détourné le financement des fonctionnaires de l'autorité de fait - le Hamas. Tout ceci est assuré en intelligence étroite avec Israël, l'objectif étant de maintenir le cap dans la bande de Gaza, avec la reconstruction de Gaza après la guerre de l'année dernière. Le ministre des Affaires étrangères israélien, Yaïr Lapid, a présenté un plan qui mérite d'être précisé, mais qui repose sur une équation « sécurité contre amélioration des conditions économiques à Gaza ». Je signale au passage que l'envoyé spécial des Nations Unies, M. Tor Wennesland, que j'ai rencontré avant de venir à Paris, travaille beaucoup sur Gaza avec pour priorité d'éviter que le Hamas ne fasse main basse sur l'économie locale, afin que celle-ci reste en capacité de se développer.

Troisièmement, en tant que coeur religieux et politique, Jérusalem est la mèche susceptible d'embraser la situation. Je ne reviendrais pas sur les risques, expulsions et tensions quasi quotidiennes. J'insiste sur le fait que les Américains, de manière discrète, mais très mobilisée, ont en réalité un agenda de sécurité concerté avec les autorités israéliennes qui consiste à calmer le jeu et éteindre les débuts d'incendie pour éviter une tension généralisée comme l'an dernier. Les Européens et la France sont dans une politique d'accompagnement et de plaidoyer, qui a son importance pour le rappel des fondamentaux et des obligations du droit international. Je citerai l'ancien ambassadeur d'Israël à Paris, désormais retraité, Élie Barnavi, homme de très grande valeur et acteur incontestable du camp de la paix, qui lors d'une conférence donnée dans l'un de nos centres culturels à Jérusalem, affirmait que « Jérusalem n'a jamais été aussi divisée ». Je rappelle que 40 % de la population de Jérusalem est palestinienne - ou plutôt qu'il s'agit d'Arabes israéliens ayant un statut de résident à Jérusalem.

Quatrièmement, l'immobilisme et la paralysie de l'Autorité palestinienne. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, les élections ont été reportées. La prochaine échéance est constituée par les élections municipales, prévues le 23 mars. Si celles-ci se tiennent - et nous l'espérons, dans de bonnes conditions -, elles donneront une indication de tendance sur le rapport de force politique au sein de la société palestinienne. Dans les grandes villes, ces élections sont toutefois largement facteur de tractations entre grandes familles.

La récente réunion, les 6 et 7 février, du conseil central de l'OLP, a montré des jeux d'appareil qui se traduisent par le contrôle croissant du président palestinien et de son entourage immédiat. Nous le voyons au travers de la promotion d'un certain nombre de personnes, tout particulièrement Hussein Al-Sheikh, qui fait figure d'étoile montante et de potentiel dauphin. Il convient toutefois de prendre en compte l'état de l'opinion et de la rue, car il s'agit d'un homme d'appareil. Nous notons en effet une forte défiance vis-à-vis de l'Autorité palestinienne faute d'élections, ainsi qu'une incompréhension et une critique croissante de cette dernière par l'opinion palestinienne.

D'une certaine manière, l'Autorité palestinienne est peut-être davantage soutenue par la communauté internationale, et paradoxalement par Israël, que par sa propre population. Ainsi, l'assassinat cet été de Nizar Banat, activiste des droits de l'homme et blogueur palestinien, par des services de sécurité palestiniens, a provoqué un fort émoi dans les territoires palestiniens. J'en veux également pour illustration les manifestations massives contre la vie chère de ces derniers jours dans les territoires palestiniens. Par ailleurs, si l'économie palestinienne rebondit après la crise du Covid, elle n'est pas en capacité d'absorber l'augmentation de la population. De plus, l'Autorité palestinienne attend toujours ses financements de l'Union européenne pour 2021, dont les modalités de versement sont actuellement débattues à Bruxelles. Depuis dix ans, l'Autorité palestinienne reçoit dix fois moins de financements extérieurs qu'en 2010.

En conclusion de cet exposé liminaire, monsieur le président, vous avez évoqué la solution à deux États. De plus en plus de voix doutent de sa faisabilité, y compris côté palestinien. Ayant à l'esprit les violences d'avril et mai 2021, nous pouvons nous interroger sur l'État unique qui serait alors mis en place. La question de sa majorité démographique pourrait se poser, point essentiel qui suscite des débats en Israël, point qui suscite des débats en Israël. Il pourrait également prévoir deux statuts différents pour ses citoyens. Rappelons toutefois que la moitié de la population entre le fleuve du Jourdain et la Méditerranée est palestinienne et culturellement arabe, avec des statuts différents (Jérusalem Est, citoyens de Cisjordanie, bande de Gaza, Arabes israéliens). Par ailleurs, 70 % de la population palestinienne a moins de 30 ans. D'ici 25 ans, au regard de la croissance démographique continue, il y aura à peu près 14 millions de Palestiniens et 3 millions d'Arabes israéliens, soit un ensemble humain de culture palestinienne de l'ordre de 18 à 19 millions d'habitants. Le différentiel de niveau de vie entre la Cisjordanie - sans même parler de la bande de Gaza - et Israël est d'un à quatorze. Ces statistiques sont celles du bureau des statistiques palestinien, qui recense aujourd'hui 3 millions de Palestiniens en Cisjordanie, plus de 2 millions dans la bande de Gaza, 350 000 résidents de Jérusalem-Est palestiniens et 2 millions de citoyens israéliens arabes, soit 20 % de la population israélienne. Ce total représenterait, à date, la moitié des citoyens de la solution à un État.

Les événements d'avril et mai dernier, dont nous espérons qu'ils ne se reproduiront pas, constituaient la première réaction unie depuis 1948 de tous les Palestiniens, quel que soit leur lieu de résidence : Jérusalem, Cisjordanie, bande de Gaza ou villes mixtes au sein même d'Israël. Le ministre de la Défense israélien, Benny Gantz, a ainsi estimé que ces tensions et violences entre citoyens israéliens, parfois très fortes, sont plus graves pour l'avenir d'Israël que ce qui se passe dans la bande de Gaza.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion