Intervention de Jonathan Lacôte

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 février 2022 à 9h30
Russie — Audition de Mm. Jonathan Lacôte directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité et frédéric mondoloni directeur de l'europe continentale au ministère de l'europe et des affaires étrangères

Jonathan Lacôte, directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité :

J'ai grand plaisir à retrouver ceux d'entre vous que j'ai eu l'honneur d'accueillir en Arménie, sur un sujet qui n'est pas sans rappeler le déroulement des événements dans le Caucase et le rôle particulier qu'y joue la Russie. Dans ce contexte de grande tension s'est ouverte une séquence diplomatique à partir de la mi-décembre, notamment après que la Russie a transmis deux projets de traité : l'un concernant les relations entre la Russie et les États-Unis ; l'autre ayant trait aux relations entre la Russie et l'OTAN. Cette démarche fait écho à d'autres initiatives du même type effectuées par la Russie dans le passé pour redéfinir une architecture de sécurité européenne à l'échelle du continent - on se souvient des propositions de Dmitri Medvedev en 2008 et 2009.

Ces documents nous ont d'abord posé un problème de méthode, car les Russes les ont immédiatement rendus publics, sur le mode « à prendre ou à laisser ». Cela a considérablement limité la marge de négociation par la suite. Il s'agit d'un défi pour la partie occidentale, en particulier pour l'Europe, car il n'y avait de dialogue qu'entre Moscou et Washington, essentiellement. De plus, les demandes figurant explicitement dans ces traités étaient pour nous inacceptables, dans la mesure où elles reviendraient à entériner la reconstitution de sphères d'influence au profit de la Russie sur le continent européen. Cela porterait préjudice à l'unité et à la sécurité européenne, et irait à l'encontre de la souveraineté, de l'indépendance et de l'intégrité territoriale d'États ayant fait partie de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).

En dépit de cette présentation peu avantageuse de ces traités, nous avons, avec les États-Unis, nos alliés et nos partenaires européens, fait le choix du dialogue et voulu donner suite à cette relative ouverture russe. Pour quelles raisons ? Tout d'abord, afin de ne pas donner un prétexte à la Russie en faveur d'une escalade ; ensuite, pour exposer notre conception de cette sécurité européenne et apporter une réponse à la Russie ; enfin, pour voir quels sont les champs possibles de discussion avec celle-ci.

Une séquence diplomatique s'est accélérée au début du mois de janvier, d'abord avec des discussions entre les États-Unis et la Russie dans le cadre de leur dialogue sur la stabilité stratégique - une rencontre les 9 et 10 janvier à Genève et une autre entre Antony Blinken et son homologue russe, Sergueï Lavrov, le 21 janvier. Nous avons immédiatement convoqué un Conseil OTAN-Russie le 12 janvier. Puis, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s'est réunie le 13 janvier. Ces discussions ont eu pour objet de montrer que nous allions prendre en compte les demandes russes au sein de ces instances et entamer une très forte concertation entre les membres de l'Union européenne. Tout cela s'est concrétisé par les conclusions du Conseil des affaires étrangères du 24 janvier, faisant suite, lui-même, au « Gymnich » de Brest organisé par Jean-Yves Le Drian. Pour avoir assisté à ces deux réunions, je peux témoigner d'un très fort consensus pour apporter une réponse ferme sur nos principes, mais d'ouverture et de dialogue avec la Russie sur un certain nombre de chapitres relatifs à l'architecture de sécurité européenne.

À l'issue de ces différentes séquences, la Russie a exigé une réponse écrite à ses propositions, ce qui a donné lieu à une nouvelle concertation très intense entre Européens et entre ceux-ci et les États-Unis. Deux textes, l'un émanant des États-Unis, en coordination avec les alliés, et l'autre issu de l'OTAN, à l'occasion desquels la France a manifesté une très forte implication, ont été transmis aux autorités russes le 26 janvier. Ces réponses visent à réaffirmer les principes fondamentaux sur lesquels repose la sécurité européenne, établis par la Charte des Nations unies, l'Acte final d'Helsinki et la charte de Paris. Elles tendent aussi à rappeler notre attachement à l'égalité souveraine et à l'intégrité territoriale des États, à l'inviolabilité des frontières, au non-recours à la menace ou à l'emploi de la force, et à la liberté des États de choisir ou de modifier leur propre dispositif de sécurité et leurs alliances. Ces principes marquent le rejet d'un retour à une conception selon laquelle tel ou tel pays pourrait s'octroyer des sphères d'influence pour passer par pertes et profits certaines normes internationales fondamentales.

Malgré cette opposition de fond, il est apparu que certains sujets pourraient faire l'objet d'une discussion utile avec la Russie. C'est le cas du renforcement des outils de transparence et de prévisibilité des activités militaires et de la relance d'un effort de maîtrise des armements nucléaires et conventionnels. Il s'agit souvent de reconstruire des dispositifs qui avaient été mis à mal par la Russie elle-même. Ce qui se passe à la frontière de l'Ukraine est d'ailleurs une illustration de la disparition de ces mécanismes d'information, au sein de l'OSCE, sur les mouvements de troupes.

La Russie souffle le chaud et le froid. Les déclarations de Vladimir Poutine et de Sergueï Lavrov ont d'abord été très fermées, avec, dans un second temps, des gestes d'ouverture. Le 27 janvier, le ministre Lavrov s'est référé à nos réponses pour noter que la question principale de la fin de l'élargissement de l'OTAN n'avait pas reçu de réponse positive. Nous constatons donc que cet élargissement, passé et potentiellement futur - notamment à l'Ukraine -, est le coeur des discussions pour la Russie. Ce sujet a d'ailleurs été assez central lors des échanges téléphoniques de ces derniers jours entre le président Macron et le président Poutine. Dans le même temps, le porte-parole du Kremlin a ajouté que, nos documents étant en cours d'analyse, la Russie ne tirait pas de conclusions définitives. Il reste donc un champ de dialogue possible.

Sans transiger ni sur nos principes ni sur l'unité entre les États-Unis et leurs partenaires européens, nous proposons de continuer le dialogue au sein des instances appropriées.

Des discussions bilatérales se tiendront évidemment entre les États-Unis et la Russie, notamment sur l'enjeu de la maîtrise des armements stratégiques et, nous l'espérons, un traité successeur au traité New Start. Nous sommes en contact très étroit avec les Américains sur l'ensemble de ces questions.

Le dialogue entre l'OTAN et la Russie portera sur la maîtrise des armements nucléaires et conventionnels, notamment les forces nucléaires intermédiaires (FNI) incluant certains missiles sol-sol, du fait de la fin du traité afférent en 2019. Un dialogue se tiendra également à l'OSCE, seule organisation qui réunisse l'ensemble des protagonistes, pour moderniser éventuellement le document de Vienne et rappeler les grands principes auxquels nous sommes attachés et que l'URSS avait approuvés. Par ailleurs, l'utilisation du format Normandie pour la mise en oeuvre des accords de Minsk a été concrétisée à Paris le 26 janvier dernier. Enfin, le dialogue entre l'Union européenne et la Russie doit être utilisé de manière complémentaire.

La volonté de la France est d'activer tous ces formats pour ne pas laisser les demandes russes sans suite, pour faire connaître notre attachement à un certain nombre de principes communs depuis les dernières décennies, et pour aborder de manière très ouverte une discussion dans des domaines où n'existe plus aucune base juridique. Nous avons la chance de nous trouver dans une situation favorable s'agissant de l'attribution des différentes présidences : nous avons la présidence de l'Union européenne, l'Allemagne préside le G7 et la Pologne l'OSCE, nous nous trouvons donc d'emblée dans un format Weimar de concertation. L'enjeu est d'assurer la bonne coordination de ces différents formats et de faire entendre la voix de l'Union européenne.

Les chefs d'État et de gouvernement ont estimé en décembre qu'une action de la Russie en Ukraine emporterait une réponse massive et un coût élevé en raison de sanctions, lesquelles sont discutées au sein de l'Union européenne, mais également avec les États-Unis. La France est prudente en la matière : de telles sanctions doivent avoir un impact au regard de notre objectif, mais il importe également de mesurer leurs conséquences sur nos économies et d'anticiper les rétorsions russes et les conséquences d'éventuelles mesures extraterritoriales des États-Unis. C'est ainsi que nous en discutons, mais il ne fait pas de doute que le Conseil européen adopterait un paquet massif de sanctions si la Russie devait porter une nouvelle fois atteinte à l'intégrité territoriale de l'Ukraine et le rôle de la France dans sa définition est très important.

La priorité est donc de maintenir la cohésion entre les Européens et leurs alliés, notamment les États-Unis, afin que nous n'offrions pas aux Russes le spectacle de la zizanie. Cette crise aura ainsi permis de revitaliser certaines organisations et de renforcer notre concertation.

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