J'évoquerai la Russie et la sécurité européenne. La crise actuelle est surprenante dans ses modalités mais elle ne l'est pas si l'on considère les objectifs que la Russie formule sur l'ordre de sécurité européen, qui ne sont pas, eux, inédits. Les projets de traités proposés par la Russie aux États-Unis et à l'OTAN en décembre reprennent des demandes martelées par les autorités russes depuis 25 ans.
La Russie se considère comme une grande puissance ayant pleinement sa place dans le concert européen. Elle a toujours estimé que l'ordre politique et de sécurité établi après la guerre froide, autour de l'OTAN et de l'Union européenne élargies, ne lui réserve qu'un rôle marginal.
La Russie suppose en outre que ces deux organisations ont une orientation antirusse : l'OTAN, par nature, et l'Union européenne, du fait de l'adhésion de pays qui, comme la Pologne, la République Tchèque, et les États baltes, considèrent la Russie comme un danger.
Les préoccupations sécuritaires de la Russie sont pour nous difficiles à comprendre, compte tenu du renforcement de l'armée russe et de son arsenal nucléaire. Soit nous ne les comprenons pas, soit nous les jugeons insincères du fait que Moscou a un comportement de plus en plus offensif et de plus en plus corrosif et a tendance à mettre en avant ses outils militaires pour faire valoir ses intérêts. Pourtant le rapprochement de l'OTAN de ses frontières est bel et bien vu comme un problème de sécurité, ne serait-ce que parce que l'OTAN comprend l'appareil militaire américain. Telle est la vision russe du paysage de sécurité européen établi dans les années post-guerre froide.
Rétrospectivement, la situation actuelle donne tort à ceux qui répondaient « peu importe » à la question de savoir comment on allait gérer les possibles réactions négatives de Moscou à l'élargissement de l'OTAN ou au déploiement des défenses anti-missiles américaines. La question n'est évidemment pas de céder à toutes les exigences de la Russie mais de bien apprécier la sensibilité de ces questions.
Il y a eu un moment historique où la Russie, affaiblie, élaborait un projet d'intégration avec les puissances occidentales. Beaucoup ici l'ont lu comme une volonté d'alignement. Or il s'agissait déjà pour elle d'être reconnue comme étant une grande puissance, d'intégrer le « club » des puissances leader. Quand la Russie a recouvré des moyens militaires et diplomatiques, elle s'est progressivement désalignée des positions occidentales.
L'Acte fondateur Russie-OTAN de 1997 témoigne d'un effort de prise en compte des préoccupations russes, porté notamment par la France, l'Allemagne, et d'autres pays de l'OTAN. Cet Acte fondateur dispose qu'il n'y aura pas d'armes nucléaires ni de « groupes de forces substantiels » sur le territoire des futurs nouveaux États membres de l'OTAN. Certains d'entre eux s'en étaient d'ailleurs émus, craignant d'être des membres de seconde zone du fait de ces assurances politiques données à la Russie.
Certains estiment que la Russie ne s'est pas beaucoup manifestée lorsque l'élargissement de l'OTAN aux États baltes a été annoncé en 2002, ce qui montrerait que cette question n'est qu'un rideau de fumée. Or, c'était suite aux attentats du 11 septembre 2001. La Russie avait alors tendu la main à Washington, ayant compris que la politique extérieure des États-Unis allait se structurer autour d'un nouvel intérêt stratégique fondamental, la lutte contre le terrorisme. La Russie espérait en retour une reconnaissance par les États-Unis de ses propres intérêts fondamentaux, soit sa prééminence dans sa « sphère d'intérêts privilégiés », selon l'expression de Dmitri Medvedev quand il était président, c'est-à-dire dans l'espace ex-soviétique.
Mais ce calcul a été déçu. Il y a eu les révolutions de couleur, que la Russie interprète, comme vous le savez, principalement au prisme d'une ingérence occidentale, puis l'ouverture explicite en 2008 d'une perspective d'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN. Cette idée d'un deal entre grandes puissances revient aujourd'hui, les Russes espérant sans doute que le fait que les États-Unis veuillent concentrer leur attention sur l'Indo-Pacifique leur offre potentiellement une opportunité.
Aujourd'hui, les pays occidentaux affirment que les États candidats à l'OTAN ont le droit de choisir leur cadre de sécurité, au nom du principe de souveraineté. De son côté, la Russie, considérant que l'adhésion de certains pays à l'OTAN est un problème pour sa sécurité, nous interroge sur notre interprétation du principe d'indivisibilité de la sécurité. Quel est le lien avec l'Ukraine, puisque nous sommes face à une double crise (crise diplomatique sur les projets de traités russes, crise militaire avec l'accumulation de troupes russes à la frontière avec l'Ukraine) ? La Russie est persuadée que l'OTAN et l'Union européenne ont tout fait pour soustraire l'Ukraine à son influence. Elle est aussi persuadée que l'Ukraine est soutenue, si ce n'est encouragée, par les pays occidentaux dans son manque d'allant pour appliquer les Accords de Minsk. Dès lors, si nous n'allons pas dans le sens de ses exigences, serait-elle prête à en assurer a minima la satisfaction en faisant en sorte que l'Ukraine ne soit plus libre de ses choix géopolitiques, ce qui était l'objet des accords de Minsk - par une posture d'intimidation permanente, ou peut-elle aller plus loin, par une escalade militaire ?
Aujourd'hui sur les deux dossiers - sécurité européenne et accords de Minsk -, la Russie veut s'appuyer sur les États-Unis alors que dans le passé elle a tenté beaucoup de choses pour en limiter l'influence en Europe. Elle a longtemps misé, notamment, sur la France et l'Allemagne dont la sensibilité aux questions soulevées par la Russie paraissait plus grande, pour diluer l'influence des États-Unis et de l'OTAN en Europe au nom d'un « partenariat stratégique » UE-Russie. Aujourd'hui, la Russie juge que l'Union européenne n'a acquis aucune consistance stratégique et qu'elle a une position antirusse. La lecture russe est devenue caricaturale. Il n'y a plus beaucoup de nuances : l'Union européenne empêcherait les États membres d'avoir une position sur la Russie différente de la sienne ; elle souhaiterait marginaliser et miner les intérêts de la Russie notamment en resserrant ses liens avec les pays du partenariat oriental. J. Borrell dernièrement, commentant l'actuelle attitude russe, disait que la Russie veut « tenter un découplage entre les États-Unis et l'Europe ». Ce n'est pas faux, ni nouveau, mais parce qu'elle n'y est pas parvenue par l'Europe, elle essaie d'y parvenir par les Etats-Unis, dont elle présume qu'ils sont désormais moins intéressés à s'investir sur le continent européen.
Dans notre perspective, il nous semble que la Russie ait beaucoup à perdre dans cette escalade diplomatique et plus encore, dans une éventuelle escalade militaire. Mais on ne peut exclure qu'elle fasse des calculs différents des nôtres. Les Européens pensent que la Russie devrait craindre de s'enfermer dans un dilemme de sécurité en s'exposant à des sanctions supplémentaires ainsi qu'à un renforcement du dispositif de l'OTAN sur le flanc Est et en mer Noire. Ils jugent aussi que la Russie devrait anticiper que Washington, dans sa réponse à la posture russe, va faire en sorte de ne pas paraître faible pour ne pas donner des idées à Pékin, ce qui ne va pas forcément dans le sens d'une grande ouverture sur les propositions de la Russie ni d'un attentisme en cas d'attaque russe contre l'Ukraine.
J'ai toutefois le sentiment, à lire et à écouter les Russes, que leurs calculs pourraient être différents. À ce stade de la crise, certains experts russes pensent que la Russie a déjà obtenu des gains, notamment la discussion sur l'architecture de sécurité européenne qu'ils réclament depuis des années (un expert russe en vue a même pu dire que la Russie était maintenant et enfin partie prenante de l'architecture de sécurité européenne). Les Russes ont aussi obtenu des propositions sur de possibles arrangements relatifs aux systèmes FNI, ainsi que sur le besoin de transparence dans les exercices militaires sur les zones de contact entre la Russie et l'OTAN.
De plus, ils considèrent qu'en poussant la crise jusqu'à un risque d'affrontement, la Russie a mis l'Ukraine face à certaines réalités en amenant l'OTAN et les États-Unis à dire clairement qu'il n'y aurait pas d'intervention militaire au profit de l'Ukraine et à reconnaître qu'un consensus sur l'Ukraine au sein de l'OTAN paraît difficile à trouver. Les Russes pensent pouvoir accentuer, par leur pression militaire, les divergences entre membres de l'OTAN, alors que les États-Unis veulent une refondation pour pouvoir se concentrer sur l'Indo-Pacifique et la compétition avec la Chine, qu'un politologue russe, Dmitriï Souslov, a décrite comme une « orientation existentielle de la politique extérieure américaine ». Le Kremlin attend les réponses des États-Unis et de l'OTAN à ses propositions de traité faites sans doute sur la base de ces appréciations.
Il est intéressant à ce sujet de noter que depuis plusieurs mois, des politologues russes affirment que l'OTAN est affaiblie par son élargissement, que les conditions du retrait américain d'Afghanistan et AUKUS ont montré que les États-Unis ne prennent plus guère en considération les intérêts des alliés européens voire sont encombrés par cette alliance lourde qu'est l'OTAN et vont se tourner de plus en plus vers des formats de coopération de sécurité plus souples et opérationnels. La Russie cherche-t-elle, si telle est sa vision, à porter l'estocade à la solidarité transatlantique ?
Les perspectives sont donc assez différentes de part et d'autre, ce qui ne veut évidemment pas dire que la lecture de la Russie soit la bonne. Mais dans la perspective qui est la sienne, maintenir la pression et jouer la guerre des nerfs peut présenter pour elle des avantages. Vladimir Poutine est un homme du KGB. Il privilégie l'action indirecte, la pression psychologique et la subversion. La menace du recours à la force est pour lui un instrument, au même titre que le recours à la force lui-même.
Ainsi, la Russie peut agir d'une façon qui nous paraîtrait absurde, compte tenu du coût que cela représenterait. Se contentera-t-elle de miser sur l'effet de corrosion que son comportement pourrait avoir sur l'alliance atlantique et l'Union européenne ? Ou bien se dirige-t-elle vers une escalade militaire en Ukraine parce qu'elle pense pouvoir en maîtriser le cours (elle aura certainement apprécié la suggestion maladroite de Joe Biden que certaines formes d'intervention militaire contre l'Ukraine seraient plus acceptables que d'autres), et parce qu'elle anticipe que ne rien faire risque de la priver de prise sur la situation géopolitique dans cette partie essentielle de sa « sphère d'intérêts privilégiés » ? Je n'ai pas la réponse à cette question mais nous pouvons en débattre.