Mon intervention portera sur les relations entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques dont l'Ukraine.
Nous avons célébré en décembre 2021 les trente ans de la chute de l'URSS. Mais la désintégration n'est pas terminée ; les transitions politiques dans les différents pays ne sont pas achevées. L'exemple du Kazakhstan nous le montre.
Les pays voisins figurent toujours comme la priorité dans tous les documents stratégiques russes. Cet espace, longtemps appelé « étranger proche », est une catégorie à part. C'est le cas par exemple dans les statistiques officielles du commerce extérieur russe. L'objectif majeur de la Russie est de préserver son influence dans cet espace post-soviétique, considéré comme essentiel pour la sécurité de ses frontières tant contre des menaces militaires que contre des menaces transnationales telles que le terrorisme et la circulation des drogues. C'est aussi un espace important pour asseoir le poids économique de la Russie comme puissance régionale et globale.
Des sondages montrent que ces pays sont perçus comme des pays très proches par la population russe. La Biélorussie est, en particulier, considérée comme un pays très amical dont on regrette la frontière avec la Russie. Il y a encore 3-4 ans, 25 % des Russes estimaient que la Russie devait garder ces pays sous contrôle, y compris par l'emploi de la force militaire. Les Russes restent encore très nostalgiques de l'époque soviétique et, curieusement, avec le temps, le taux de ceux qui regrettent l'URSS augmente.
Dans cet espace, le rôle de la Russie subit une transformation contradictoire. La plupart des liens se construisent d'une manière bilatérale et verticale entre la Russie et chacun des pays, qui ont très peu de liens horizontaux entre eux. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'Union économique eurasiatique peine à avancer.
La Russie garde avant tout un rôle d'arbitre sécuritaire. Plusieurs conflits gelés persistent. La Russie est le fournisseur d'armes majeur dans la région. Par exemple, dans le conflit du Haut-Karabakh, elle vend des armes à la fois à l'Azerbaïdjan et à l'Arménie.
Un nouvel élément est venu s'ajouter depuis le début de cette année. C'est le recours à l'Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), dont on disait qu'elle était mort-née, qu'elle n'avait pas d'influence notamment parce qu'elle ne s'était pas manifestée dans le conflit du Haut-Karabakh. Cette organisation a toutefois joué un rôle au Kazakhstan, positionnant désormais la Russie différemment. Le retrait rapide des troupes russes a été perçu positivement par les élites de ces pays, démontrant que la Russie pouvait venir au secours d'un régime déstabilisé, puis retirer ses forces en laissant sur place une situation stable.
La Russie continue à jouer un rôle économique très important dans l'espace post-soviétique. C'est un marché majeur pour beaucoup de produits malgré l'utilisation de l'arme de l'embargo qui a, par exemple, obligé la Moldavie à diversifier ses exportations de vins vers l'Asie et l'Europe. Chacun des pays de cet espace est à la recherche de plus d'indépendance, d'autonomie et de défense de sa souveraineté et de son intégrité territoriale.
Les liens culturels, informationnels et humains sont aussi importants. Ce facteur est sous-évalué. Il existe un espace unifié par internet, les réseaux sociaux russophones, les produits de culture de masse. Mais cet espace se transforme néanmoins avec des trajectoires différentes selon les pays.
Les tendances démographiques sont aussi différentes. Tandis que ces tendances sont positives en Asie centrale et en Azerbaïdjan, les autres pays subissent des crises démographiques.
En matière de religion, l'islam a une influence croissante dans les pays d'Asie centrale, qui ont été, avec la Russie, parmi les premiers fournisseurs de combattants pour l'État islamique.
Les trajectoires sont aussi tout à fait divergentes sur le plan des politiques étrangères : l'Ukraine et la Géorgie visent l'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne, un objectif qui figure désormais dans la Constitution de ces deux pays.
L'Arménie reste un pays très dépendant de la Russie et qui a peu d'options sur le plan régional et sur le plan global. L'Azerbaïdjan fait partie des pays qui mènent la politique la plus autonome et la plus indépendante à l'égard de la Russie. C'est un pays producteur qui ne dépend pas de la Russie économiquement et qui peut se permettre de se rapprocher de la Turquie, membre de l'OTAN. Cette évolution s'est manifestée dans la guerre du Haut-Karabagh. La Turquie a renforcé sa présence dans le Caucase du Sud, traditionnellement considéré comme le « fief » de la Russie.
Les pays de l'espace post-soviétique se transforment car il y a une nouvelle génération de leaders qui arrive au pouvoir. La population a accès à internet et voyage. Par exemple, en Biélorussie, la population se déplace davantage dans les Pays Baltes et en Pologne qu'en Russie. Les modèles et les repères se sont transformés.
Tous ces pays sont dans l'affirmation identitaire face à la Russie. On observe par exemple des changements d'alphabet pour renoncer aux lettres cyrilliques et adopter les lettres latines. L'influence russe demeure mais elle diminue.
L'influence russe décroît aussi au profit de la Chine. Certains pays ont envers la Chine une dette croissante et bénéficient de nouvelles infrastructures liées aux Routes de la soie.
Dans le cadre du club Valdaï, l'an dernier, l'une des sessions les plus intéressantes a porté sur l'Eurasie. Le dialogue a montré que la Russie avait encore une attitude de « grand frère » vis-à-vis de ses voisins, leur proposant de les défendre et de les représenter sur la scène internationale. Mais ces pays ont désormais un autre discours. La question qu'ils posent à la Russie est celle de l'attractivité de son modèle, comparé aux modèles chinois et occidental.
Le bilan de l'Union économique eurasiatique (UEE) n'est pas complètement négatif. Pour les travailleurs circulant entre différents États, par exemple, l'ancienneté est prise en compte quel que soit le pays dans lequel ils ont travaillé. Mais l'Union économique eurasiatique ne représente que 10 % du commerce extérieur russe. C'est la Chine qui est aujourd'hui le grand partenaire commercial de la Russie avec 20 % de son commerce extérieur.
Le Kazakhstan formule des critiques très ouvertes à l'égard de l'Union économique eurasiatique, qui n'auraient pas pour ce pays de retombées économiques directes. Les États de l'espace post-soviétique ne souhaitent pas aller vers plus d'intégration politique. Ils veulent défendre leur souveraineté. Un fait est très significatif : aucun de ces pays n'a reconnu l'annexion de la Crimée, en dépit des multiples tentatives de la Russie en ce sens.
Depuis quelques années, la politique russe à l'égard de cet espace se transforme, avec une attitude plus mesurée et équilibrée qu'auparavant. Vis-à-vis de la Biélorussie, par exemple, on a pu craindre que la Russie ne profite de la situation, pour se rapprocher, voire pour annexer ce pays. Il n'en a rien été. La Russie a été réticente à soutenir Loukachenko. En octobre 2020, il n'y a pas eu d'ingérence de la Russie dans le coup d'État au Kirghizstan. En novembre 2020, la Russie n'a pas cherché à déstabiliser la présidente pro-européenne, Maia Sandu, arrivée au pouvoir en Moldavie. La Russie a continué à travailler avec les autorités moldaves. Un arrangement a notamment été trouvé sur la crise énergétique et sur les prix des hydrocarbures russes. Enfin, la Russie est restée extérieure au conflit du Haut-Karabakh, jusqu'au dernier moment, retournant finalement la situation en sa faveur.
La Russie conserve de nombreuses bases militaires dans les pays ex-soviétiques, notamment en Arménie, au Tadjikistan et au Kirghizstan. C'est un facteur de présence très important.
Aujourd'hui, la politique russe vis-à-vis des anciennes républiques soviétiques est plus pragmatique et rationnelle qu'auparavant. La Russie souhaite que les gouvernements de ces pays restent amicaux et n'adhèrent pas aux alliances considérées comme hostiles : l'OTAN et l'Union européenne. Les pays qui ont cherché à le faire ont payé un prix élevé : la Géorgie, en 2008, a perdu 20 % de ses terres et l'Ukraine a perdu la Crimée et est en conflit dans la région du Donbass.