Intervention de Isabelle Facon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 février 2022 à 9h30
Politique étrangère russe et sécurité européenne — Audition de mmes isabelle facon directrice adjointe à la fondation pour la recherche stratégique frs et tatiana kastouéva-jean directrice du centre russie

Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique :

S'agissant de l'armée ukrainienne, l'accent a été mis, dans sa réforme, sur ce qui avait provoqué la débâcle de 2014-2015. En 2014, beaucoup d'officiers et de généraux de l'armée ukrainienne regardaient encore vers Moscou. Une remise à plat a été effectuée pour s'assurer de la loyauté des militaires à l'État ukrainien. Ce fut l'un des premiers axes de la réforme. L'armée est aussi mieux équipée et mieux organisée, grâce à l'aide occidentale. L'antenne de l'OTAN à Kiev a fait un gros effort de promotion des meilleures pratiques. Mais évidemment, en termes de budgets et d'équipements, l'armée ukrainienne est dans une relation déséquilibrée face au « rouleau compresseur » russe. Il est certain que dans cette nouvelle configuration l'armée ukrainienne pourrait causer plus de tort à l'armée russe, mais elle ne pourrait pas tenir très longtemps.

Depuis 2014, la Russie a une présence militaire beaucoup plus importante à la frontière avec l'Ukraine. Il y a des rotations régulières des troupes, ainsi que des exercices réguliers.

Concernant l'Ukraine, il y a aussi eu un mouvement de constitution d'unités de défense territoriale, qui seraient prêtes à prendre les armes en cas d'agression de la Russie. Il est très difficile de mesurer la valeur de cette défense territoriale. Mais depuis 2014 la population ukrainienne voit la Russie comme un adversaire. Le sentiment national ukrainien s'est beaucoup renforcé contre la Russie ces dernières années. Ce n'est pas unifié à l'échelle de tout le territoire ukrainien mais cet élément est à prendre en considération.

La « fièvre obsidionale » fait partie de la culture stratégique russe. À plusieurs reprises dans l'Histoire, la Russie, dont le territoire est une grande plaine ouverte avec peu de défenses naturelles imposantes, a fait l'objet d'invasions à des moments où elle était vulnérable sur le plan politique. Le sentiment de vulnérabilité qui en découle a nourri ce trait de la culture stratégique russe et le réflexe de vouloir disposer de zones tampons pour se prémunir contre les menaces extérieures. Elle explique aussi la méfiance à l'égard des révolutions de couleur, dont les militaires russes pensent qu'elles peuvent être le prélude à la déstabilisation d'un État, avec ou sans recours à la force (c'est cela la « doctrine Guerassimov »).

La vision russe de la sécurité est maximaliste. Lorsque les Russes parlent d'indivisibilité de la sécurité, leur approche est tellement absolue qu'il est difficile de leur donner satisfaction, que l'on se demande s'ils peuvent estimer obtenir un niveau suffisant de sécurité, c'est problématique. Le régime autocratique joue, aussi, sur le thème de la menace extérieure. Mais je ne pense pas que ce soit uniquement de l'instrumentalisation à des fins de politique intérieure. Les deux dimensions doivent être prises en compte.

Dans quelle mesure peut-on répondre à ces perceptions russes et aux exigences qui en découlent ? Certains pays ont accordé plus d'intérêt que d'autres aux perceptions russes. Les États-Unis, dans les années 1990 et la première moitié des années 2000, ne considéraient plus la Russie comme un problème, ni comme un adversaire, ni d'ailleurs comme une terre d'opportunités. La Russie était beaucoup plus faible. Ils se sont donc moins intéressés au dossier.

Mais cette culture stratégique russe explique pourquoi la Russie a tendance aujourd'hui à interpréter toute initiative de « l'Occident collectif », pour reprendre son expression, comme étant destinée à miner ses intérêts géopolitiques. Nous ne pouvons pas régler le problème posé par ces traits complexes de la culture stratégique russe. Mais c'est un enjeu réel, qu'il faut prendre en compte !

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