Sur l'écartèlement de la Russie entre Asie et Occident, c'était le pari d'Emmanuel Macron dans son discours aux ambassadeurs de 2019 dans lequel il disait que la Russie ne veut pas être le partenaire minoritaire de la Chine et donc, en substance, c'était un encouragement à un rapprochement avec l'Europe. Mais je pense que cela ne suffit plus, la Russie n'est plus attentive à ce type d'arguments, dépassés par les évolutions internationales. D'une part elle est déjà allée trop loin dans son partenariat avec la Chine, qui repose sur d'autres intérêts que la seule confrontation avec les États-Unis. D'autre part il y a une déception très forte de la Russie vis-à-vis de l'Europe, que Moscou ne cesse de décrire comme la vassale des États-Unis. En outre, objectivement, la dynamique économique est du côté de l'Asie Pacifique.
Depuis le milieu des années 1990, la Russie et la Chine ont entamé des relations de bon voisinage. À cette époque, chacun avait des enjeux de développement interne et des priorités stratégiques qui faisaient qu'elles ne voulaient pas disperser leurs ressources sur un risque de confrontation entre elles. Aujourd'hui, des éléments de rivalité existent mais les deux pays ont beaucoup travaillé ensemble à la stabilité de l'Asie centrale et pour l'instant continuent de le faire. Ce fut l'un des facteurs de la création de l'Organisation de Coopération de Shanghai. Au fur et à mesure que la Russie a été soumise à des sanctions, elle a renforcé son partenariat économique avec la Chine.
Les Russes perçoivent le risque mentionné par Emmanuel Macron d'être un partenaire minoritaire de la Chine. Cette relation de plus en plus étroite avec la Chine est d'ailleurs un problème pour la Russie dans son effort d'insertion en Asie. Depuis son intervention en Syrie, elle s'y est de nouveau crédibilisée en tant que puissance militaire et diplomatique. Certains pays observent, pour voir si la Russie peut potentiellement jouer un rôle de puissance d'équilibre dans la zone. Mais en même temps, certains s'interrogent sur l'étroitesse de ses liens avec la Chine notamment sur les plans technologique, militaire et diplomatique. Dans quelle mesure, dans ces conditions, la Russie peut-elle avoir une politique asiatique qui ne soit pas dictée par les intérêts de la Chine ? Peut-elle, dans cette configuration, véritablement tenir ce rôle de puissance d'équilibre ?
Les Russes ont immédiatement indiqué qu'ils considéraient que la présence avancée renforcée à l'est était contraire à l'Acte Fondateur. Dès sa signature, ils avaient demandé à ce que soit définie la notion de « groupe de forces substantielles ». Selon moi, le dispositif (quatre bataillons multinationaux avec des dispositifs permettant un renforcement rapide en cas de menace imminente) constitue une présence équilibrée pour répondre à la nouvelle donne issue de l'annexion de la Crimée. Mais la Russie n'ayant jamais obtenu une définition de « groupe de forces substantielles », elle considère que la présence avancée renforcée est contraire à l'Acte Fondateur. Ce sont des éléments qui figurent en arrière-plan dans la discussion que la Russie impose actuellement avec son projet de traité, qui n'est dans sa substance pas si différent du projet de traité de 2008 proposé après la guerre en Géorgie. La Russie avait en effet déjà proposé un document définissant une autre architecture de sécurité européenne dont les conditions étaient difficilement acceptables pour l'OTAN.
Les Européens sont très divisés sur l'Europe de la défense. La situation actuelle renforcera-t-elle l'aspiration à une défense européenne, ou apportera-t-elle au contraire des arguments à ceux qui sont convaincus que la sécurité passe principalement par les États-Unis et par l'OTAN ? Je crains que la pression russe ne s'exerce dans un sens peu favorable à l'Europe de la défense.