Intervention de Marie-Arlette Carlotti

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 février 2022 à 10h00
Projet de loi autorisant la ratification de la convention du conseil de l'europe contre le trafic d'organes humains — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Marie-Arlette CarlottiMarie-Arlette Carlotti, rapporteure :

Nous sommes saisis du projet de loi autorisant la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe contre le trafic d'organes humains.

Ce texte, déposé à l'Assemblée nationale en juillet 2021, a été examiné le 27 janvier 2022 seulement, soit 6 mois après. Il a été déposé le jour même au Sénat et le gouvernement avait demandé son inscription à la séance du 15 février dernier, entendant donc ne laisser au Sénat que 15 jours pour l'examiner. Le Gouvernement ayant omis d'engager la procédure accélérée, le texte a été retiré de l'ordre du jour de la séance, et nous ne savons pas aujourd'hui quand il sera examiné.

Nous avons travaillé dans des conditions extrêmement difficiles, mais il ne pourra pas être reproché à la commission d'avoir fait prendre du retard à la ratification de la Convention.

La transplantation d'organes représente une avancée scientifique considérable qui permet de sauver la vie de nombreux patients.

Mais, au niveau mondial, il existe un fort décalage entre les besoins et les organes disponibles. Ce sont 35 000 transplantations par an qui sont réalisées en Europe alors que 150 000 personnes seraient dans l'attente d'une transplantation et que des milliers de personnes meurent sans être greffées. Les délais pour obtenir un greffon sont de trois ans environ et augmentent chaque année.

C'est dans ce contexte de pénurie que se développent, depuis les années 80, les trafics et le tourisme de transplantation. L'Organisation Mondiale de la Santé estime que près de 10 000 transplantations illicites sont réalisées chaque année. Ce trafic fait partie des dix activités les plus profitables générant près de 1,4 milliard de dollars de profits par an, selon le Conseil de l'Europe.

Les victimes de ce trafic, ces donneurs malgré-eux, sont les pauvres, les mineurs isolés, les personnes vulnérables, les migrants. Tous sont exposés, comme les receveurs, à des opérations sans garantie médicale. Le plus souvent les points de trafics suivent le trajet des migrations, notamment dans les pays de transit (Egypte, Irak, Syrie) où le migrant est prêt à vendre son rein pour quelques milliers d'euros afin de continuer sa route.

Le 25 mars 2015, 14 pays ont signé en Espagne, à Saint-Jacques de Compostelle, le premier traité international de prévention et de lutte contre le trafic d'organes humains. La France l'a signé le 25 novembre 2019. Ce texte crée un délit pénal de prélèvement d'organes humains sur les donneurs vivants ou décédés, sans le consentement libre, éclairé et spécifique du donneur.

La Convention requiert l'accès équitable aux services de transplantation, des mesures de prévention et de transparence et des mesures de protection et de dédommagement des victimes. L'article 26 prévoit un mécanisme de suivi de la Convention au travers du « Comité des parties » chargé de la mise en oeuvre de la Convention et de la collecte, l'analyse et l'échange d'informations, d'expériences et de bonnes pratiques entre les Etats, qui doit être mis en place prochainement.

Mais cette Convention porte en elle plusieurs caractères restrictifs à cause des réserves que les Etats ont émises. En effet, l'article 30 donne la possibilité aux Etats de formuler des réserves ainsi que la possibilité à tout moment de les retirer. Sur les 26 Etats ayant signé la Convention à ce jour, seuls 6 ont posé des réserves, celles émises par la France sont les plus étendues. Elles sont de trois ordres et il convient de s'interroger sur leurs portées.

La première porte sur la notion de « tentative » de corruption (des articles 7 et 8 de la Convention), que le gouvernement français se réserve le droit de ne pas appliquer car la tentative de commission d'infractions n'est pas incriminée en droit pénal français. Les deux autres réserves portent sur les règles de compétence. La première ne permet pas la compétence juridictionnelle française lorsqu'une infraction est commise à l'étranger par une personne ayant sa résidence habituelle sur le territoire français. La deuxième, et plus importante réserve de compétence concerne les délits commis hors du territoire national par l'un de ses ressortissants. Dans ce cas, la France n'exercera sa compétence que si les faits sont également punis par la législation du pays où ils ont été commis et que ces méfaits ont donné lieu soit à une plainte de la victime ou de ses ayants droits, soit à une dénonciation officielle des autorités du pays où ils ont été commis. Il s'agit du principe de « double incrimination ». On peut aisément concevoir qu'il ne soit pas facile pour une victime de se plaindre auprès de ceux qui ont commis le délit. Malgré la gravité des faits, la France entend conserver cette approche restrictive, en ne souhaitant pas modifier sa législation, pour ne pas porter atteinte à la souveraineté des Etats. Il me semble évident que les réserves émises par la France affaiblissent la portée de la Convention.

Une autre limite à la lutte contre le trafic d'organes tient à ce que nous n'avons pas d'outil performant d'évaluation et de contrôle. L'Agence de la biomédecine gère la liste nationale des malades en attente de greffe et le registre national des refus au prélèvement. Elle est chargée de réaliser une enquête tous les deux ans auprès des services de dialyses et les centres de greffe pour évaluer le recours des patients résidant en France à des greffes à l'étranger, le plus souvent pour le rein. Entre 2000-2019, l'agence de la biomédecine a recensé 81 personnes dans ce cas. Or, ces enquêtes étant anonymes et déclaratives, elles ne peuvent en aucun cas être considérées comme exhaustives.

Il est donc impossible pour l'Agence de la biomédecine d'affirmer qu'aucun ressortissant français ne se soit fait transplanter au cours des 10 dernières années par l'intermédiaire d'un réseau mafieux.

La Convention de Compostelle a un autre caractère restrictif : elle n'apporte pas de réponse à la situation singulière de la Chine. Si dans la plupart des pays touchés par le trafic d'organes, c'est le crime organisé qui structure le trafic, certaines enquêtes indépendantes et témoignages soutiennent qu'en République populaire de Chine, ces actes ne seraient pas le fait d'organisations criminelles mais seraient directement organisés par l'État. Tout cela est difficile à vérifier car il est impossible de mener des enquêtes sur place. Les autorités chinoises invoquent la « non-ingérence » pour refuser toute évaluation et tout contrôle.

Enfin, cette Convention ne porte que sur les organes et exclut la transplantation de cellules, de cornées, de moelle osseuse et autres tissus humains. Nous préconisons que ces questions fassent l'objet d'un protocole additionnel.

La Convention de Compostelle du 25 mars 2015 a une large dimension internationale car elle n'est pas limitée aux Etats membres du Conseil de l'Europe mais ouverte à tous les pays.

De nombreux pays l'ont déjà signé :

 · 26 pays ont signé la Convention ;

 · Seuls 12 États l'ont ratifiée (dont le Costa-Rica qui n'est pas membre du Conseil de l'Europe).

Alors que les trafics sont aux portes de l'Europe, plusieurs pays importants n'ont pour le moment, ni signé, ni ratifié la Convention comme l'Allemagne, le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas... Il est à souhaiter que la présidence française de l'Union Européenne en fasse une de ses priorités.

Mais surtout, la non-adhésion des principaux Etats à l'origine des trafics d'organes risque d'affaiblir considérablement sa portée.

Pour conclure, même si nous en avons souligné les limites, la Convention de Compostelle représente une avancée et marque le début d'une mobilisation de la communauté internationale contre un trafic innommable. Je propose donc à la commission d'adopter le projet de loi autorisant la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe contre le trafic d'organes.

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