J'évoquerai les enjeux pour la Chine de la crise ukrainienne, les relations sino-russes, puis le contexte politique intérieur chinois, pour le moins volatil, avant d'aborder certains enjeux plus structurels de ces dix dernières années.
En dépit d'un discours de neutralité revendiquée, Pékin soutient Moscou tacitement et avec une certaine distance. Trois semaines avant la guerre, Xi Jinping avait reçu Vladimir Poutine lors de la cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques. Les deux chefs d'État avaient alors affiché leur amitié « sans limite », signant une longue déclaration conjointe sur leur vision du monde actuel. La relation sino-russe, y est-il indiqué, est « meilleure qu'elle ne l'a jamais été ».
Mais il faut préciser qu'elle revient de loin : de la fin des années 1950 jusqu'à la fin des années 1980, l'URSS et la Chine se considéraient plutôt comme des adversaires, allant même jusqu'à se faire la guerre à plusieurs reprises. Depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et l'isolement de la Russie qui en a résulté, la Chine est devenue pour celle-ci un partenaire indispensable, mais au prix d'une dépendance accrue. La guerre en Ukraine va nécessairement renforcer cette dépendance, dans tous les domaines : économique, diplomatique, technologique, spatial, voire militaire.
De plus, il existe toujours des divergences entre ces deux pays, même si elles tendent à être dissimulées : les ambitions chinoises dans l'Arctique, que Moscou voit avec méfiance ; l'influence croissante de la Chine en Asie centrale ; les stratégies de l'un et de l'autre en Afrique, qui parfois divergent ; la coopération de la Russie avec l'Inde dans les domaines militaire et spatial, que Pékin ne voit pas d'un bon oeil ; les disputes territoriales très anciennes qui pourraient réapparaître à mesure que l'ascendance chinoise sur la Russie se confirmera dans les années à venir.
Le seul intérêt commun à ces deux États, finalement, c'est leur opposition aux États-Unis, à l'OTAN et à son élargissement, géographique ou dans ses missions, et au pacte Aukus, annoncé en septembre dernier. Plus généralement, l'axe de convergence entre la Russie et la Chine, c'est leur opposition aux démocraties libérales.
Là est la raison principale du soutien de Pékin à Moscou dans la guerre en Ukraine, soutien essentiellement diplomatique et économique, dans la limite des sanctions internationales que la Chine respecte. Car elle n'a pas intérêt à s'impliquer plus avant dans ce conflit, bien au contraire. Les intérêts économiques de Pékin en Ukraine ont certes été touchés, mais ils ne sont pas vitaux. La Chine subit les effets des sanctions contre la Russie par l'arrêt de certaines de ses exportations et l'augmentation du prix de l'énergie et des matières premières.
D'un autre côté, elle en tire certains bénéfices : la guerre détourne l'attention des Américains, voire des Européens, de la région indo-pacifique, rend la Russie encore plus dépendante vis-à-vis d'elle, et donc plus docile, et constitue un défi pour les solidarités européennes et au sein de l'Alliance atlantique.
La Chine n'a donc aucun intérêt à s'impliquer dans un soutien plus direct à Vladimir Poutine ou dans un rôle de médiateur. Surtout, si Pékin se tient à distance de l'Ukraine, c'est parce que Xi Jinping doit traiter des dossiers plus pressants et plus sensibles en Chine.
Selon l'évolution du conflit, Pékin s'est toutefois fixé des limites à ce qui est acceptable, au nom de ses intérêts, et n'acceptera ni une défaite cinglante de Vladimir Poutine, voire sa chute, ni une escalade du conflit vers un conflit mondialisé.
Parmi les dossiers internes chinois sensibles auxquels je faisais allusion, citons la reprise de la pandémie, tout d'abord dans le nord-est du pays, puis dans le sud, à Shenzhen, et à Shanghai, capitale économique de la Chine. Pékin est désormais touchée, avec d'autres villes du centre.
Les autorités chinoises s'accrochent à cette politique « zéro covid » et imposent des confinements stricts, délétères pour l'économie, mais aussi pour la stabilité sociale. Elles semblent prises en tenaille entre une économie qui ralentit trop vite, une contestation populaire croissante, et l'impossibilité pour elles de faire marche arrière, alors que la politique sanitaire menée montre aujourd'hui ses limites.
Ce contexte très volatil intervient à quelques mois du vingtième congrès du PCC, au cours duquel le secrétaire général Xi Jinping briguera un troisième mandat, fait inédit depuis Mao. Ces périodes de congrès sont toujours hautement sensibles sur le plan politique, surtout s'ils sont l'occasion d'un renouvellement générationnel au sommet du pouvoir. Peu de spécialistes doutent de la reconduction de Xi Jinping dans la mesure où il a verrouillé le pouvoir, mais il faut rester prudent : un scénario alternatif est envisageable si son bilan politique, économique et social est jugé insatisfaisant au sein de l'appareil du parti. Le cas échéant, Xi Jinping, pour se maintenir au pouvoir, pourrait se montrer encore plus brutal et autoritaire.
Pour finir, je rappellerai quelques tendances lourdes de la politique intérieure chinoise depuis l'arrivée au pouvoir du secrétaire général, en 2012.
Sous sa direction, le PCC s'est engagé dans une voie autoritaire, voire néo-totalitaire. On peut citer la toute-puissance du parti sur les instances de l'État, la concentration des pouvoirs dans les mains d'un seul homme, le culte de la personnalité et l'omniprésence du secrétaire général dans la sphère publique, la constitutionnalisation de sa pensée et son enseignement obligatoire de l'école primaire jusqu'à l'université, mais aussi auprès des journalistes et des cadres du parti, l'abolition de la limite de deux mandats présidentiels, l'exacerbation du contrôle social sur toutes les sphères de la société et, enfin, le retour de l'idéologie et de la discipline comme valeurs cardinales de la société.
Depuis 2017 en particulier, le régime chinois se caractérise par une agressivité exacerbée à la fois sur la scène intérieure, mais aussi sur la scène internationale. Citons l'internement massif et indiscriminé des Ouïgours et d'autres minorités dans la région du Xinjiang, dont l'Assemblée nationale a relevé le caractère génocidaire, la répression généralisée contre les religions, la reprise en main brutale et contraire au droit local et au droit international de Hong-Kong, les droits et libertés battus en brèche, ceux des avocats des droits humains, ceux des journalistes - y compris étrangers - et des blogueurs indépendants, ceux encore des lanceurs d'alerte.
Sur la scène internationale, cette agressivité s'exprime par exemple par la pression militaire croissante sur Taïwan, l'éclatement d'un conflit meurtrier au printemps 2020 avec l'Inde, une diplomatie plus agressive avec la multiplication des menaces et des sanctions économiques contre un nombre croissant d'États - ainsi, depuis décembre, 90 % du commerce entre la Chine et la Lituanie est interrompu.