En ce qui concerne le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), il faut savoir qu'il date d'avant le lancement des routes de la soie. C'était un projet très ambitieux, mais les réalisations sont très loin des 62 milliards de dollars annoncés. Le port de Gwadar est très peu utilisé et celui de Karachi continue de concentrer le trafic. Un peu partout au Pakistan se posent des problèmes de sécurité ; le projet était donc très risqué et la Chine ne s'est pas dotée des moyens de son développement, notamment en termes de protection. La semaine dernière encore, trois ressortissants chinois sont morts à la suite d'un attentat à la bombe. Les mouvements qui sont à l'origine de ces attaques ne visent pas tant les travailleurs chinois que les autorités pakistanaises elles-mêmes.
Ce n'est pas la boussole stratégique qui a introduit le triptyque avec lequel l'Union européenne définit ses relations avec la Chine. Ce pays est considéré comme un partenaire, un compétiteur et un rival systémique depuis mars 2019, mais la pondération entre ces trois termes a évolué depuis lors : l'antagonisme entre les modèles politiques est devenu plus évident. Nos relations ont donc tendance à se durcir et à se complexifier et il existe dorénavant un certain consensus en Europe sur la perception de la Chine, la Hongrie constituant peut-être une exception à ce consensus.
La Chine a conclu avec les îles Salomon un accord de coopération et de sécurité. Nous n'en connaissons pas encore les termes exacts, mais il semble que la Chine pourra fournir au Gouvernement des îles Salomon une assistance tant matérielle qu'humaine en matière de sécurité publique et de maintien de l'ordre. C'est un texte important, le premier du genre dans la région, mais il faut prendre du recul : la Chine n'a jamais fourni ce type d'assistance par le passé et je doute qu'elle envoie des forces de sécurité à court terme dans un tel cadre.
En tout cas, la Chine a montré depuis le milieu des années 2000, encore plus depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, sa volonté de développer des partenariats dans cette région, qu'elle refuse absolument d'appeler « indo-pacifique ». Ces partenariats entrent dans les registres diplomatiques, économiques et sécuritaires.
En ce qui concerne les relations de dépendance entre l'Europe et la Chine, l'IFRI a publié à la fin du mois d'avril un rapport sur ce thème en collaboration avec d'autres think tanks européens. Il faut garder à l'esprit que cette dépendance est aussi une interdépendance : l'Union européenne est le premier partenaire commercial de la Chine. Nous devons comprendre les logiques de cette dépendance pour améliorer notre degré d'autonomie ; ce processus a commencé à l'occasion de la crise du covid-19.
J'en viens aux questions posées sur le domaine militaire. L'arsenal nucléaire chinois est préoccupant. De nouveaux sites de lancement de missiles balistiques intercontinentaux ont été récemment identifiés et ces missiles pourraient atteindre aisément le territoire européen. Les autorités chinoises ont montré leur volonté d'accroître leur arsenal tant en quantité qu'en qualité. Il existe de ce point de vue une certaine contradiction avec la doctrine d'emploi des armes nucléaires de la Chine qui n'a pas bougé depuis 1964 : selon cette doctrine, l'arme nucléaire a une visée uniquement défensive, elle ne peut être utilisée qu'en « second », pour répondre à une attaque elle-même nucléaire. Cette doctrine est moins crédible du fait de l'augmentation importante des capacités ; on peut donc s'attendre à ce qu'elle soit révisée.
Quand on parle des capacités militaires de la Chine, je crois qu'il faut aussi prendre en compte le facteur démographique. La démographie chinoise est un problème structurel qui va peser sur l'économie et le système social dans son ensemble ; d'importants investissements devront être faits dans la protection sociale, ce qui peut peser sur les capacités de financement du budget de la défense. L'évolution démographique pourra aussi poser des problèmes de recrutement.
L'armée chinoise présente des lacunes en termes d'expérience au combat, de formation et d'interopérabilité entre ses différentes structures et avec des armées de pays étrangers. Certes, la Chine et la Russie ont multiplié les exercices conjoints, mais il ne s'agit pas vraiment d'interopérabilité au sens où on peut l'entendre, au sein de l'OTAN par exemple.
Les technologies militaires chinoises sont très poussées dans un certain nombre de domaines, comme celui des missiles balistiques - la Chine dispose aussi de missiles hypersoniques. De même, le secteur nucléaire militaire est sanctuarisé depuis Mao et la Chine y a constamment investi.
En ce qui concerne la zone indo-pacifique, les relations de la Chine avec l'ASEAN sont déjà très denses. Elle pourrait aller plus vite et plus fort dans le Pacifique Sud, surtout si les États-Unis et l'Europe, concentrés sur l'Ukraine, s'intéressaient moins à cette zone. Mais je ne pense pas que les choses seront si simples : dès l'annonce du pacte avec les îles Salomon, le conseiller spécial de Joe Biden pour le Pacifique s'est rendu sur place et une ambassade américaine va ouvrir dans ce pays. Côté européen, je note que le Forum ministériel pour la coopération dans l'Indo-Pacifique s'est tenu comme prévu fin février, alors que la crise en Ukraine couvait.
Je ne note pas d'évolution récente majeure dans les relations entre la France ou l'Union européenne et la Chine. En fait, la perception de la Chine par l'Europe évolue progressivement depuis plusieurs années ; cette évolution est plus nette dans les « petits » pays, comme la Lituanie, l'Estonie, la République tchèque, la Slovaquie ou la Suède, que dans les « grands » pays. Dans la tribune que j'ai publiée et à laquelle il a été fait référence, je n'appelle pas à abandonner le commerce, à couper les relations avec la Chine ou à appliquer des sanctions, mais je demande davantage de clarté, en particulier en ce qui concerne le Xinjiang, Hong Kong, les velléités chinoises en mer de Chine méridionale, Taïwan, etc. La France a montré ces dernières semaines qu'il était possible d'entretenir un dialogue exigeant, même dans un contexte de grande tension.
Enfin, en ce qui concerne le secteur spatial, je suis sceptique quant au potentiel réel de la coopération entre la Chine et la Russie. D'importantes annonces ont été faites ces dernières années, mais la coopération est largement restée à un stade diplomatique. De plus, la guerre en Ukraine devrait avoir un impact important sur la coopération sino-russe, puisque le budget que la Russie y consacre, déjà faible, ne devrait logiquement que diminuer.