Intervention de Thomas Rohmer

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 avril 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur la protection des mineurs face aux contenus pornographiques

Thomas Rohmer, directeur de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open) :

Depuis sept ans, l'Open fait partie des structures particulièrement mobilisées sur la question de la protection des mineurs. Dès 2016, la ministre Laurence Rossignol nous avait confié l'animation d'un groupe de travail avec la DGCS (Direction générale de la cohésion sociale), en vue de réfléchir aux questions de régulation et de protection des mineurs face à la pornographie. Suite au changement de gouvernement, ces travaux avaient été repris par Agnès Buzyn, ministre de la santé, puis Adrien Taquet, secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance. Ils se sont traduits, dans la lignée du discours du président de la République à l'Unesco lors des trente ans de la Convention internationale des droits de l'enfant, par un travail sur la modification du code pénal, qui a abouti dans le cadre de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, grâce au travail particulièrement efficace à la fois des députés, mais aussi de la sénatrice Marie Mercier, qui a été très impliquée à nos côtés sur le sujet.

Dans la foulée, nous avons entamé une saisine de ce qui s'appelait encore le CSA, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, à laquelle se sont joints l'Unaf ici présent, et le Cofrade (Conseil français des associations pour les droits de l'enfant), qui représente plus de cinquante associations de protection de l'enfance. Récemment, l'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) a décidé de saisir la justice. Nous attendons les résultats de cette saisine dans le courant du mois de mai, et si la justice devait décider de bloquer l'accès aux sites pornographiques visés, cette première mondiale ferait de la France un pays pionnier dans la protection des enfants face à la pornographie en ligne et enverrait un signal fort aux plateformes.

Pour autant, les enjeux ne sont pas seulement en ligne, en termes de régulation des plateformes existantes, mais aussi sur le terrain, concernant les actions de prévention qui peuvent être mises en place à destination des enfants et de la communauté éducative. Nous avons été critiqués pour avoir été parmi les premiers à oser afficher le mot pornographie au sein de nos modules de formation et d'accompagnement, terme qui a longtemps dérangé le monde de la formation, y compris les professionnels de l'enfance. Aujourd'hui cette thématique, parmi celles que nous proposons, est la plus réclamée, tant par les parents que par les professionnels de la protection de l'enfance. Qu'il s'agisse des directions d'aide sociale à l'enfance, ou de la protection judiciaire de la jeunesse, ces acteurs sont les témoins directs des impacts de cette consommation excessive de pornographie qui peut inciter nombre d'enfants à des conduites à risques.

Parents et professionnels de l'enfance sont de plus en plus en alerte sur ce sujet et les sollicitations que nous recevons par centaines illustrent malheureusement l'état de la situation en France, qui a plutôt tendance à se dégrader, puisque nous sommes désormais sollicités au niveau de l'école primaire, alors que nous sommes demeurés longtemps cantonnés au collège et au lycée.

La situation se dégrade également au regard des conduites à risques qui découlent souvent de cette immersion forcée des jeunes dans cette bulle pornographique, qui affecte fortement, comme toujours, les plus fragiles. Nous sommes particulièrement mobilisés et impliqués sur la problématique de la prostitution des mineurs, qui prend une ampleur phénoménale et inquiétante dans notre pays.

La situation se dégrade malheureusement aussi au niveau du climat scolaire, de nombreux chefs d'établissement nous alertant au sujet de comportements inquiétants et de difficultés relationnelles marquées et souvent très genrées. Elle empire également dans les espaces numériques, notamment sur les réseaux sociaux, où les inégalités entre filles et garçons s'illustrent souvent dans la multiplication des violences numériques à l'égard des jeunes filles, allant jusqu'à l'envoi de photos dénudées non sollicitées émanant de garçons, qui leur adressent à tout-va des photos de leur sexe en érection et sans distinction aucune. Il s'agit là d'une véritable agression, d'une violence extrême et traumatique, pour de nombreuses adolescentes.

Au-delà des constats, l'Open essaye de trouver des solutions, qui peuvent être de plusieurs ordres. Il s'agit tout d'abord de la régulation de l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne. La décision de justice que nous attendons pourrait constituer un signal fort. Mais il faut aller plus loin, notamment sur les réseaux sociaux. En ce moment, des discussions et des signaux forts sont envoyés au niveau de l'Europe, mais je reste quelqu'un d'assez pragmatique et j'attends de voir dans les faits comment ces directives en cours de négociation vont se traduire en termes d'applicabilité par les plateformes concernées. On a malheureusement un triste exemple en la matière, le RGPD (Règlement général sur la protection des données) qui, en termes de protection de l'enfance, constitue plutôt un échec.

Concernant la protection des enfants sur les réseaux sociaux, je ne prendrai qu'un seul exemple, concernant un réseau social très en vogue, Twitter : est-il normal et acceptable, en 2022, qu'en quelques clics seulement, on tombe sur des vidéos de pédophilie, de pédopornographie, de zoophilie ou de viol ? On oublie souvent que certains réseaux sociaux échappent à toute régulation et Twitter en est malheureusement la triste illustration.

À côté des enjeux de régulation, il y a également des enjeux techniques. Vous avez évoqué le contrôle parental, faisant allusion, je suppose, à la proposition de loi du député Bruno Studer qui a été discutée à l'Assemblée nationale et au Sénat. Tout cela va dans le bon sens, notamment pour protéger les plus jeunes, mais il faut garder à l'esprit que les solutions techniques ne peuvent pas tout résoudre. Le contrôle parental, on l'a bien vu en France, a souvent été présenté à tort comme une sorte de solution miracle : les parents avaient l'impression qu'à partir du moment où ils l'avaient installé, et c'était d'ailleurs malheureusement le discours des campagnes de communication des pouvoirs publics, il ne pouvait plus rien arriver à leur enfant. C'est un peu comme la ceinture de sécurité en voiture, on sait très bien qu'elle n'empêche pas d'avoir des accidents !

Lors de nos auditions avec Bruno Studer et au Sénat, nous avons mis en exergue les écueils principaux du texte : être très vigilant sur les campagnes de communication qui pourraient en découler, ne pas faire de fausses promesses aux parents, leur éviter de tomber dans le piège dans lequel nous-mêmes sommes tombés pendant de nombreuses années, à savoir engendrer de facto, sur le terrain, des parents qui avaient l'impression que le job était fait à partir du moment où les outils étaient déployés dans la famille. Or je rappelle aussi qu'en termes d'enjeu éducatif, ces questions doivent donner lieu à discussion.

L'étude que nous avons publiée avec l'Unaf au mois de février dernier sur l'usage du numérique dans les familles en France comporte d'ailleurs des chiffres inquiétants, montrant, d'une part, la faible installation de ces dispositifs de contrôles parentaux et, d'autre part, que plus de 40 % des familles en France installent un logiciel espion sur le téléphone de leur enfant, qui permet d'écouter les conversations, de lire les messages, d'accéder au répertoire du téléphone, à la photothèque, etc. Leur caractère intrusif doit, selon nous, être interprété comme le signe de l'extrême inquiétude des parents sur ces sujets.

Après les enjeux de régulation et les enjeux techniques, le volet des enjeux éducatifs nous tient particulièrement à coeur. À ce sujet, soyons lucides et demandons-nous d'abord pourquoi certains jeunes vont chercher ces contenus. La réponse est assez simple : voici trois décennies en France que l'on rencontre un échec cuisant en matière d'éducation sexuelle. Il est grand temps de faire évoluer les choses. Vous avez auditionné Ovidie, avec laquelle je travaille régulièrement et nous partageons ce point de vue, peut-être même faudrait-il retirer le mot « affective » de l'expression « éducation à la vie affective et sexuelle », parce qu'elle peut bloquer certains jeunes, qui expriment parfois des réticences concernant cette dichotomie. Cela ne signifie pas qu'il ne faut pas faire passer des messages de prévention, mais pour séduire les jeunes en termes de politique de prévention, il faut aussi entendre ce qu'ils nous disent.

Ce qui est tout à fait primordial et, me semble-t-il, le plus important, c'est d'installer une logique de prévention primaire. En tant qu'opérateurs sur le terrain, nous passons beaucoup de temps à jouer les sapeurs-pompiers, que ce soit dans les établissements scolaires ou au sein d'endroits type PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) ou foyers de l'aide sociale à l'enfance (ASE), où il s'est passé parfois des événements très traumatiques pour les équipes ou les parents. Comment voulez-vous avoir une réflexion apaisée dans des espaces d'émotion tels que l'on peut juste tenter d'éteindre l'incendie ?

De toute évidence, l'enjeu est de pouvoir démarrer ces actions de prévention éducatives dès la maternelle, afin de lutter contre le piège de ces espaces d'émotion, de revenir à de la prévention primaire impliquant, selon nous, l'ensemble de la communauté éducative. Il ne faut pas se contenter de faire de la prévention autour des enfants et des adolescents. Les parents, la communauté éducative, les professionnels qui gravitent autour des enfants et des adolescents sont souvent perdus eux aussi face à des pratiques qu'ils ont à gérer au quotidien et qui sont souvent des catastrophes. Elles justifient selon nous d'être discutées de manière constructive et positive, afin de trouver la meilleure manière d'accompagner ces jeunes au regard de ces nouvelles conduites.

C'est ce que nous avons essayé de faire avec Ovidie dans le département de la Charente, où nous avons travaillé pendant dix-huit mois en lien avec la délégation départementale aux droits des femmes, qui nous a missionnés, à la fois pour voir les enfants, mais aussi les parents et l'ensemble des professionnels, dans le but d'ouvrir des espaces de discussion autour d'un sujet devenu complètement tabou dans l'enceinte des établissements scolaires. La réalité que vivent la plupart des adolescents en France, c'est que, par exemple, quand on parle d'homosexualité, neuf adultes sur dix tournent les talons et partent en courant. Des espaces de discussion apaisés au sein des établissements scolaires sont indispensables. On rencontre régulièrement des initiatives portées par des infirmières, des assistantes sociales, qui font souvent un travail formidable dont on ne parle que trop peu, et qui portent à bout de bras, souvent même contre l'avis de leur direction ou du rectorat, des espaces qu'elles créent au sein des établissements scolaires. Elles font un travail formidable pour aborder les questions de la sexualité de manière apaisée et dans une vraie logique de prévention.

Ce que l'on constate dans certaines conduites à risque dans les espaces numériques, c'est qu'il devient compliqué de faire la différence entre éducation aux médias et éducation à la sexualité. Il me semble que les deux sont désormais intimement liés. À l'heure où les influenceurs, les influenceuses, adoptent pour certains ou certaines des comportements hyper sexualisés dans ces espaces numériques qui échappent à tout contrôle, on voit bien les point de bascule qui s'opèrent chez certains jeunes, notamment l'émergence de nouvelles pratiques, et de nouvelles plateformes de type OnlyFans et Mym, notamment en France, qui sont très incitatives pour les jeunes en difficulté ou fragiles. La perméabilité entre le monde des influenceurs sur les réseaux sociaux et l'apparition de nouvelles plateformes largement centrées sur la vente de vidéos et de photos à caractère sexuel est vraiment très inquiétante et très problématique.

Au-delà de l'éducation aux médias, les sujets qui ne sont jamais abordés comme le rapport au corps, la remise en question de l'intimité et le respect de l'altérité doivent être au coeur de ces nouveaux combats éducatifs, c'est d'ailleurs ce que nous essayons de faire à l'Open. La semaine dernière, nous intervenions à Rodez à la demande d'une Udaf (Union départementale des associations familiales) où, dans le cadre du Printemps du numérique animé par cette Udaf, 300 jeunes étaient réunis face à nous pour essayer d'entamer un dialogue autour de ces questions. Après deux heures de débat avec 300 lycéens, vous voyez vraiment la différence entre les questions que se posent les filles et les questions, souvent très immatures, émanant des garçons. Les difficultés de compréhension et du dialogue autour de ces sujets entre filles et garçons prouvent bien la nécessité d'ouvrir des espaces de discussion apaisés. C'est ce que nous essayons modestement de faire.

Enfin, si le pire vient souvent d'Internet, les espaces numériques font aussi la place à des Ovni audiovisuels qu'il faut encourager quand ils promeuvent la création d'un contre-discours sur les réseaux sociaux. C'est ce que tentent d'entreprendre certaines jeunes femmes, d'ailleurs souvent à leurs dépens, je pense notamment à ces Instagrameuses qui animent des comptes formidables du type @tasjoui, qui sont souvent shadow-bannées comme on dit, par Instagram, c'est-à-dire que leurs comptes sont régulièrement bloqués.

Pourtant, encourager ce type de contre-discours peut aussi permettre de toucher les jeunes plus en profondeur parce que c'est aussi aller là où ils se trouvent et ne pas oublier qu'aujourd'hui, ils s'informent essentiellement par ces espaces numériques. On pourrait imaginer de faciliter l'accès aux ressources de qualité par une labellisation, par exemple. Un contre-discours associé à des contenus de qualité permettrait de déconstruire les stéréotypes véhiculés par la pornographie et de libérer la parole des jeunes, qui en sont particulièrement demandeurs.

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