Intervention de Éric Béranger

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er juin 2022 à 10h00
Audition de M. éric Béranger président-directeur général de mbda

Éric Béranger, président-directeur général de MBDA :

Le 24 février dernier, nous, Européens, avons basculé dans un autre monde. L'invasion de l'Ukraine par la Russie a provoqué une prise de conscience collective. Elle aura des conséquences - elle en a déjà -, en termes à la fois de souveraineté et d'appréciation des besoins capacitaires, auxquelles la BITD française doit pouvoir répondre.

MBDA affiche aujourd'hui un chiffre d'affaires d'un peu plus de 4 milliards d'euros et compte 14 000 collaborateurs, dont la moitié en France. L'entreprise fournit les trois armées, ce qui fait de nous le premier acteur européen en termes de munitions complexes et de systèmes de missiles.

Au-delà des chiffres, MBDA est avant tout un outil de souveraineté, dont la mission est parfaitement claire : fournir à nos armées les capacités en armement qui leur permettent d'obtenir la supériorité opérationnelle sur le terrain. Grâce à MBDA, nos trois armées ont aujourd'hui accès à toute la gamme de systèmes de missiles, qu'ils soient conventionnels, aériens, anti-aériens ou même de dissuasion. Aucun autre acteur occidental non américain ne fournit un tel spectre à ses armées, au meilleur niveau mondial.

Par ailleurs, MBDA présente la particularité d'associer cinq nations : la France, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Allemagne et l'Espagne. Cette caractéristique est fondamentale. Pour rester au meilleur niveau mondial et fournir à nos armées cette supériorité opérationnelle, nous devons maintenir une excellence technologique dans un très grand nombre de domaines. Or ces efforts de recherche et développement nécessitent beaucoup de ressources, humaines, financières, industrielles et technologiques, auxquelles aucune des nations parties prenantes ne saurait subvenir individuellement. C'est grâce à cette coopération, qui nous permet d'atteindre une masse critique, de mutualiser et d'amortir nos investissements que nous pouvons jouer dans la même cour que des Raytheon ou des Lockheed Martin.

Ainsi, le modèle de MBDA repose sur des programmes de coopération qui sont le ciment de la consolidation industrielle. Ils présentent l'avantage de donner accès à plusieurs plateformes, mais aussi de produire à plus grande échelle et donc, en définitive, de fournir à nos armées, à moindre coût, les solutions dont elles ont besoin.

MBDA est d'ailleurs né d'une coopération entre le Royaume-Uni et la France, pour l'élaboration du programme Scalp-EG/Storm Shadow (système de croisière conventionnel autonome à longue portée). Aussi nous réjouissons-nous de l'annonce, en février dernier par la Direction générale de l'armement (DGA), du lancement des travaux de préparation du futur missile de croisière et du futur missile antinavire qui confirme la pérennité de cette relation stratégique entre nos deux pays. En effet, ce programme FMAN/FMC (futur missile antinavire et de croisière) est absolument crucial, à la fois pour les forces françaises et britanniques. Il doit leur permettre de conserver leur aptitude souveraine à entrer en premier sur un théâtre d'opérations. D'autres coopérations européennes sont venues enrichir notre catalogue, si bien que, aujourd'hui, 40 % de nos commandes proviennent, sur les dix dernières années, de telles coopérations.

En résumé, MBDA a pour ADN la souveraineté et la coopération. Le groupe apporte la preuve qu'un pays comme la France peut garantir son autonomie stratégique, grâce à une politique industrielle et technologique de défense ambitieuse et accéder à des capacités au meilleur niveau mondial, y compris dans le cadre d'opérations européennes assumées.

Dans ce contexte, la première conséquence que nous pouvons tirer du conflit ukrainien est la prise de conscience collective - ou la redécouverte - de l'importance de la souveraineté pour garantir notre sécurité et, in fine, notre stabilité, notre façon de vivre et notre développement. Par souveraineté, j'entends la liberté d'appréciation d'une situation, la liberté de décision, y compris de choisir notre modèle de société, et la liberté d'action dans tous les domaines, y compris pour protéger notre modèle de société. En matière d'armements, la liberté d'action signifie, pour une nation, la liberté totale de les employer, de les emmener et de les céder sans contrainte à des nations amies ou partenaires.

Avec la diplomatie et les forces armées, la base industrielle et technologique de défense est un des trois piliers de cette souveraineté. À cet égard, nous devons absolument rester vigilants quant aux développements normatifs et réglementaires qui sont en cours, quand bien même ces derniers sont moins visibles en ce moment.

Depuis de nombreuses années, notre industrie fait en effet l'objet d'attaques de la part d'organisations non gouvernementales (ONG), qui tentent de stigmatiser nos activités comme étant non éthiques et, à ce titre, répréhensibles. Ces critiques ont recueilli un certain écho auprès d'organismes qui travaillent avec la Commission européenne, sur des textes de taxonomie ou de labellisation, mais aussi auprès des banques.

Au-delà de l'impact financier, dont on a beaucoup parlé, les conséquences en matière de ressources humaines ne doivent pas être négligées. Ce sont les ressources humaines qui font toute la valeur d'une industrie. Si l'on décourage les forces vives de la Nation de rejoindre notre industrie, nous finirons par rencontrer des problèmes.

Nous devons également veiller à protéger les capacités exportatrices de la Nation. Non seulement les exportations font partie de la politique étrangère de la France, mais elles sont également partie intégrante de notre modèle économique, puisqu'elles représentent 50 % de notre chiffre d'affaires.

Aujourd'hui, les organismes que j'évoquais n'ont pas été dissous. Ils continuent à travailler auprès de la Commission européenne, les ONG sont toujours présentes et le programme allemand de la coalition visant à donner un certain nombre de prérogatives à la Commission européenne en matière d'export est toujours à l'ordre du jour. Il convient donc de rester vigilant.

Concernant les enseignements à tirer de la guerre en Ukraine, il a été beaucoup question, sur le plan opérationnel, des moyens utilisés sur le champ de bataille - canons, missiles et munitions - et de la défense sol-air. J'observe qu'en la matière, la technologie et la masse ont joué un rôle important et, surtout, simultané. Je le répète, MBDA dispose des compétences nécessaires pour répondre à l'ensemble des besoins exprimés par les autorités françaises. Plus que sur les compétences, le véritable enjeu porte plutôt sur les objectifs et les moyens budgétaires qu'on leur consacre.

Face à une situation aussi inattendue que la crise ukrainienne, il est assez logique de vérifier si les hypothèses qui avaient été prises pour construire une LPM et, partant, ses conclusions, sont toujours valides. De ce point de vue, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017 constatait un affaiblissement du multilatéralisme, le retour des États-puissances, une augmentation des menaces contre l'ordre international et la généralisation de l'emploi des menaces hybrides.

À l'époque, pour se prémunir contre ces menaces et contre les surprises stratégiques potentielles, l'ambition était de maintenir un modèle d'armée complet. C'est pourquoi la loi de programmation militaire 2019-2025 prévoyait une augmentation du budget à hauteur de 2 % du PIB en 2025, qui devait permettre de régénérer le potentiel des armées, usées par des années d'opérations extérieures, et de combler certaines lacunes capacitaires. Après 2025, l'objectif était de poursuivre les efforts budgétaires pour atteindre, à l'horizon 2030, un « modèle d'armée complet, équilibré, apte à répondre à l'ensemble des menaces ». C'est donc au cours de cette deuxième période qu'était prévu le complètement des stocks d'armements visant à « être capable de répondre à l'ensemble des hypothèses d'emploi de nos armées, y compris l'hypothèse de la haute intensité ».

À l'occasion des travaux d'actualisation de la Revue stratégique, Mme Parly constatait, le 17 mars 2021, au Sénat, « un renforcement, voire une accélération des menaces ». Onze mois plus tard, l'invasion de l'Ukraine confirmait de façon éclatante, une fois de plus, que ce constat de la déstabilisation du monde, mais aussi et surtout de l'Europe, était fondé.

Ces bouleversements géopolitiques n'étaient pas prévus dans la Revue stratégique 2017 et, par conséquent, dans la LPM 2019-2025. Il ne me revient pas d'en tirer des conséquences budgétaires, mais en tant que PDG du groupe MBDA, mon devoir est de nous préparer au mieux aux conséquences qui pourraient en être tirées, par exemple l'accélération du complètement des stocks.

Pour nous y préparer, nous devons d'abord être capables d'accélérer la production de façon ponctuelle et limitée dans le temps. Il s'agit de construire des stocks de composants ou de sous-éléments qui permettent, le moment venu, de passer directement à l'étape de l'intégration. Nous avons testé cette situation avec succès lors de la période covid, pendant laquelle nous avons pu livrer nos clients en puisant dans des stocks que nous avions constitués au titre de certains contrats d'export.

L'augmentation de la cadence industrielle sur le long terme est une autre dimension, qui demande un travail approfondi sur l'ensemble de la chaîne de production : cela suppose que les fournisseurs soient capables de produire plus, plus vite, de façon à alimenter les intégrateurs que nous sommes. C'est aussi une affaire de choix, de planification et de ressources : sur quelles capacités souhaitons-nous des cadences supérieures et quels sont les moyens que nous y consacrons ? Ne faudrait-il pas, comme viennent de le faire les États-Unis, accorder la priorité à l'industrie de défense nationale pour la fourniture de certains composants ou matières premières ? Dans ce domaine, une concertation très intime avec la DGA et les armées est nécessaire. Nous prévoyons d'y travailler, pour bien qualifier les besoins et prioriser les ressources.

Soyons attentifs, à cet égard, à ne pas négliger l'évolution des menaces. On parle beaucoup d'hypersonique, de drones, de lutte antidrones ou d'essaims... Nous devons veiller, sous peine d'être vite déclassés, à ne pas concentrer tous nos efforts sur la production de systèmes bien connus. Il nous faut continuer de nous adapter au monde qui nous entoure.

J'en viens au dernier point : les coopérations européennes. La validation en mars dernier par le Conseil européen d'une « boussole stratégique » et la volonté, exprimée récemment, d'encourager les achats communs, sont des signaux positifs. Si MBDA a soutenu cette dynamique, il reste des points à travailler. Méfions-nous, d'abord, des effets « miroir aux alouettes » et « vases communicants » : les budgets annoncés doivent être de véritables budgets supplémentaires. Ensuite, il est très important de s'assurer que ces derniers - près de 200 milliards d'euros - ne serviront pas simplement à alimenter les industries américaine ou israélienne. Selon le rapport conjoint de la commission et de l'Agence européenne de défense (EDA), 60 % du budget européen consacré aux marchés publics de défense a ainsi été dépensé pour des importations de pays tiers entre 2007 et 2018. Il serait préférable que cet afflux de fonds vienne renforcer la BITD européenne...

Aujourd'hui, il est facile d'acheter des armements américains, soit directement aux Américains, au travers du dispositif de Foreign Military Sales (FMS), soit auprès de l'Agence de l'OTAN de soutien et d'acquisition (NSPA). Les Européens doivent se doter de mécanismes propres facilitant l'achat de matériel européen. Ces outils doivent par ailleurs être efficaces et facilement utilisables par l'industrie française. Ainsi, les règles de fonctionnement du Fonds européen de la défense (Fedef) demandent encore des clarifications pour être opérationnelles et adaptées à la conduite d'un programme d'armement. Je pense concrètement aux limites d'exportation, aux droits de propriété intellectuelle, aux questions de solidarité financière ou encore à la sécurité des informations.

Enfin, la recherche d'efficacité ne doit pas nous interdire d'utiliser des outils qui ont fait leurs preuves. C'est le cas par exemple de l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar), qui sait gérer des programmes de coopération à géométrie variable excluant ou incluant certains pays.

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