Intervention de Simon Benard-Courbon

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 18 mai 2022 : 1ère réunion
Table ronde avec des acteurs institutionnels spécialisés dans la lutte contre la traite des êtres humains et la cybercriminalité

Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution et traite des êtres humains des mineurs à la division de la famille et de la jeunesse (Difaje) du tribunal judiciaire de Bobigny :

Substitut du procureur de la République au sein du parquet des mineurs du tribunal judiciaire de Bobigny, je traite au quotidien des affaires de délinquance mettant en cause des mineurs d'une part, et des infractions violentes ou sexuelles commises sur des victimes mineures d'autre part. Depuis bientôt quatre ans, je suis également référent, avec deux autres collègues magistrats, sur la prostitution et la traite des êtres humains dont les victimes sont mineures.

Je peux en témoigner, la prostitution des mineurs prend de l'ampleur, avec, en Seine-Saint-Denis, deux cas signalés par semaine, soit 120 situations nouvelles par an. Ce chiffre d'infractions signalées est très important, mais le chiffre réel l'est sans doute encore plus.

Première question : quels liens pouvons-nous faire entre la pornographie et la prostitution des mineurs ?

Les causes de l'entrée dans la prostitution sont multiples. La première cause est sans nul doute l'existence préalable de violences physiques, psychiques, sexuelles. Mais ce n'est pas la seule. Elle n'explique pas l'expansion du phénomène depuis 2010. La prostitution des mineurs n'est certes pas nouvelle ; elle existe depuis de très nombreuses années, avec des chiffres constants. Les mineurs sont souvent la cible des proxénètes dans les grandes gares, où aboutissent les fugues. Aujourd'hui, avec Internet, le phénomène évolue.

Une autre cause d'entrée dans la prostitution est liée à la banalisation de l'acte sexuel en lien avec l'essor de la pornographie en ligne et de la diffusion des smartphones chez les adultes, mais aussi chez les enfants et les adolescents. La pornographie en ligne a pris son envol à la même période que la prostitution des mineurs a pris son envol, pendant les années 2010. Presque tous les jeunes nés dans les années 2000 ont eu très tôt des portables leur donnant accès à des sites pornographiques - car les outils de contrôle parental sont très limités. Cela marque un décalage énorme avec les générations précédentes, comme la mienne, qui n'avait accès à la pornographie qu'à travers des revues, des livres, des VHS ou des cinémas spécialisés.

La banalisation de l'accès à la pornographie implique nécessairement un effet de banalisation de la sexualité. La fellation est ainsi devenue un acte tout à fait anodin pour la plupart des adolescents - mes collègues et moi le constatons régulièrement dans les affaires de violences sexuelles.

Autre exemple bien plus sordide : dans des échanges de SMS avec l'adolescente qu'il prostituait, un jeune proxénète annonçait avoir trouvé un client pour une prestation pour plusieurs milliers d'euros, car comprenant un aspect scatologique. Dans des échanges très crus, alors qu'elle refuse de s'y prêter, le jeune homme répond : « tu prendras une douche après ! ». Cela montre bien dans quelle mesure la pornographie a banalisé ce genre d'actes dégradants.

Autre facteur, la marchandisation des corps et des échanges sexuels dans la culture médiatique des adolescents, qui se manifeste tant dans les films pornographiques que dans les émissions de téléréalité.

S'agissant des films pornographiques, les travaux de Mme Sophie Jehel, notamment le chapitre sur « la marchandisation des corps et des échanges sexuels dans la culture médiatique des adolescents » dans l'ouvrage collectif dirigé par Mme Bénédicte Lavaud-Legendre, montrent bien à quel point, en plus de banaliser les actes de nature sexuelle, ils présentent de manière quasi systématique la femme comme un objet sexuel, à la disposition des hommes, très souvent violentée et soumise à ces derniers.

Cela correspond à la réalité que je connais, à partir de mes dossiers. Les jeunes garçons que je rencontre pensent que ces échanges sexuels sont la norme sexuelle. Les films pornographiques qu'ils regardent à un moment où ils sont en construction et se socialisent, vont influer sur leurs rapports aux femmes en général et dans leur vie sexuelle, et faciliter leur passage à l'acte en tant que client ou que proxénète.

Lors d'interventions dans des établissements scolaires, lorsque l'on parle de la prostitution avec les jeunes, très souvent les garçons n'ont aucune conscience de ce qu'est le consentement.

Dans les procédures que je traite, l'idée que la mineure exploitée n'est qu'un objet est une constante. Il arrive aux proxénètes de vendre les jeunes filles, pour quelques centaines d'euros, comme des objets, ou de les échanger lorsqu'ils les trouvent trop pénibles ou trop peu rentables financièrement. Ils les brutalisent physiquement souvent, parfois à l'extrême avec des risques de séquelles physiques irrémédiables. Elles ne sont pour eux qu'une marchandise interchangeable.

Ainsi, il y a à mon sens un lien certain entre la pornographie en ligne et l'essor du proxénétisme sur les mineures, avec des jeunes consommateurs qui peuvent devenir des clients ou des proxénètes.

Mais il faut aussi se pencher sur l'image de la femme véhiculée par les émissions de téléréalité comme les Anges de la téléréalité, l'Île de la tentation, Secret Story, le Bachelor gentleman célibataire, la Villa des coeurs brisés, les Marseillais vs le reste du monde... Dans son rapport publié en mars 2020, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes s'est en effet inquiété du sexisme véhiculé par ces émissions, comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel à plusieurs reprises.

Les femmes y sont présentées souvent de manière très sexualisée, peu vêtues à tout moment de la journée, face à des hommes très virilisés et peu vêtus également, comme dans un film pornographique ou érotique. Dans leurs discussions, il va être très souvent question de leur vie sexuelle ou sentimentale, suggérée grâce à des caméras qui filment dans le noir...

Le lien entre l'essor de ces émissions et celui de la prostitution des mineurs au début de la décennie 2010 a été fait, notamment, par deux journalistes à l'origine du documentaire Le monde en face : jeunesse à vendre, diffusé en 2018 sur France 5.

Effectivement, il n'est pas rare que de jeunes victimes mineures de proxénétisme disent très clairement aux policiers qu'elles souhaitent devenir des stars de la téléréalité, avoir la même apparence physique que ces jeunes femmes et gagner beaucoup d'argent rapidement. Dans l'émission Zone interdite intitulée « À 15 ans, ma fille se prostitue » diffusée sur M6 en septembre 2020, une des jeunes filles interrogées le disait aussi très clairement devant la caméra. Les stars de la téléréalité sont aussi celles qu'elles suivent abondamment sur les réseaux sociaux - Instagram, Tiktok, Snapchat - autant de canaux permettant de diffuser la même image stéréotypée et sexualisée de la femme.

Madame la Présidente, vous vous demandez si la vente sur Internet d'un show sexuel s'apparente à de la prostitution.

Les liens entre industrie pornographique et activité prostitutionnelle sont anciens, mais l'usage d'Internet, des smartphones et des réseaux sociaux semble renouveler les liens entre ces deux univers. Le livre du journaliste Robin D'Angelo met en avant la grande porosité entre l'industrie pornographique actuelle et la prostitution de jeunes filles extrêmement vulnérables, parfois tout juste majeures.

La série télévisée américaine The Deuce - La 42e, en français - diffusée sur HBO entre 2017 et 2019 qui retrace la naissance de l'industrie pornographique à New York au début des années 1970 montre que dès l'origine, celle-ci se nourrissait de prostituées de rue.

Mais votre question présente de réels enjeux sur le plan juridique.

La définition de la prostitution par la Cour de cassation exige trois éléments : des contacts physiques, ayant un caractère vénal, dans le but de satisfaire les besoins sexuels d'autrui. L'absence d'un contact physique fait à mon sens échec à la caractérisation d'une infraction en matière de prostitution lorsqu'un mineur fait un show sexuel derrière une caméra. Au sens strict de la loi pénale - et celle-ci est d'interprétation stricte - il n'y a donc pas de prostitution en l'absence de contact.

Mais il peut y avoir débat car la définition n'est pas posée par la loi mais par la jurisprudence, qui peut toujours être renversée. Il pourrait y avoir un intérêt à ce que la question fût tranchée par le législateur. Cette jurisprudence est constante depuis trente ou quarante ans, mais la société a bien changé depuis.

Dans la pratique, je n'ai jamais eu affaire à ce type de phénomènes de prostitution virtuelle par des mineurs sur des plateformes spécialisées. Mais il n'est pas besoin de passer par des plateformes spécialisées : il suffit d'échanger par SMS, Whatsapp ou Facebook des images ou vidéos dénudées, avec une rémunération qui vient par la suite. En outre, ces activités sont cachées, elles se produisent dans le huis clos de la chambre ou de la salle de bain. A l'inverse de la prostitution classique, le mineur n'est pas en fugue ou à l'extérieur de son domicile. La prostitution virtuelle est invisible et est plus difficilement décelable par les proches.

Dans une affaire de l'an dernier, une adolescente de 16 ans se confie à un membre du personnel éducatif ; elle se dit victime de harcèlement scolaire de la part d'élèves qui prétendent qu'elle se livre à des actes sexuels. Elle explique qu'elle correspond avec des hommes qu'elle ne connaît pas à qui elle envoie des photos dénudées, en échange de quoi elle reçoit divers cadeaux : abonnements à des chaînes payantes, livres et vêtements. Lorsque les policiers l'entendent, elle précise qu'elle n'a jamais réalisé de prestations sexuelles physiques et qu'elle a arrêté cette activité depuis qu'elle a un petit ami - elle avait d'ailleurs tout effacé de son téléphone et nous n'avons pas pu poursuivre d'éventuels mis en cause. Sa mère explique qu'elle ne pensait pas sa fille si naïve et inconsciente, qu'elle avait seulement remarqué que sa fille voulait porter des vêtements qu'elle jugeait « trop sexy » pour son âge.

C'est l'une des seules affaires que j'ai eu à traiter. Pour autant, j'ai le sentiment, selon certains échos que j'ai eus, que le phénomène de prostitution virtuelle existe, notamment pour des garçons - sachant que la prostitution masculine des adolescents est un tabou très fort. C'est une réalité mais c'est très peu signalé à la justice et aux différentes institutions qui sont en lien avec des mineurs.

Deux éléments de réflexion pour finir. Premièrement, le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs présidé par Mme Champrenault propose d'inscrire dans le code pénal une définition de la prostitution qui inclut les contacts virtuels. Deuxièmement, le délit de sextorsion de l'article 227-22-2 du code pénal, issu de la loi du 21 avril 2021, incrimine le fait pour un adulte d'inciter un mineur à se livrer à des pratiques sexuelles sur Internet, ce qui pourrait faire basculer l'activité sexuelle virtuelle rémunérée dans le champ des infractions en lien avec la prostitution et le proxénétisme. Cet article et les autres infractions pédopornographiques fournissent, en l'état actuel du droit, différents outils pour poursuivre l'exposition sexuelle de mineurs en ligne.

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